RAPPORT de la commission interalliée sur les violations des Conventions de La Haye et du Droit International en général,

commises de 1915-1918 par les bulgares en Serbie occupée

 

L. Stoyanovitch, A. Bonnassieux, P. Gavrilovitch, H.-B. Mayne, S. Yovanovitch

 

 

Imprimerie «Yougoslavia», 48, Rue Monsieur-le-Prince

Paris 1919

Source: velikirat.nb.rs

 

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  1. Violations du Réglement de la Convention IV. de La Haye dans le traitement des belligérants

  2. Le massacre de la population civile

  3. Tortures

  4. Viols

  5. Internements

  6. Impôts. Réquisitions et diverses contributions

  7. Pillages

  8. Corvées

  9. Destructions et incendies

10. La dénationalisation

11. Atteintes à la souveraineté de l’Etat serbe

12. Conclusions

 

 

Les pièces et documents qui ont servi de base à ce rapport sont actuellement à l’impression.

 

La Commission interalliée, spécialement désignée pour constater les violations des Conventions de la Haye et du Droit international en général, commises de 1915 à 1918 par les Bulgares en Serbie occupée, a fait une enquête préliminaire afin d’établir la nécessité des mesures de répression judiciaire et de rechercher et d’établir une base pour les demandes de réparations que le Gouvernement serbe aurait éventuellement à adresser au Gouvernement bulgare.

 

La Commission a été débordée par les plaintes et les dénonciations, venues de toutes les provinces occupées par les Bulgares. Il lui a été matériellement impossible de vérifier le bien fondé de toutes ces plaintes, parce que le délai assigné pour ses opérations était vraiment trop court et que la mauvaise saison et l’état des routes et communications ont rendu difficiles et parfois impossibles des constatations sur les lieux. Elle a dû, par conséquent, limiter sa tâche à l’établissement d’un aperçu sommaire des documents recueillis et à la constatation générale que de graves violations du droit des gens ont été commises. Elle a laissé le soin de constater les atteintes au droit international commises dans chaque cas particulier, à d’autres commissions internationales

 

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à constituer plus tard et qui auraient tous les pouvoirs nécessaires pour procéder à une enquête judiciaire complète.

 

Dans l’examen des documents recueillis, la Commission a pris en considération seulement les faits qui lui ont paru certains et irréfutables. Ce sont, en premier lieu, les ordonnances des autorités bulgares elles-mêmes, qui établissent nettement que ces autorités, dans leur administration de la Serbie occupée, se sont inspirées de principes contraires au Droit international; ce sont, ensuite, les traces matérielles des atrocités bulgares, par exemple les villes ou les maisons détruites ou incendiées, les églises pillées, les marques de tortures imprimées sur les corps des survivants, les fosses remplies de squelettes ou de cadavres, etc..., ce sont enfin, les dépositions des témoins oculaires dans les cas où le crime a été commis en présence de nombreuses personnes, ou lorsque les témoins n’étaient pas de nationalité serbe, ce qui donne à leur témoignage une garantie d’impartialité.

 

Quant aux plaintes des victimes elles-mêmes, la Commission ne les a accueillies qu’avec la plus grande prudence; mais elle n’a pu s’empêcher de constater une parfaite concordance entre des dépositions provenant de points différents d’une contrée très vaste et dont les auteurs ont été dans l’impossibilité absolue de communiquer et de se concerter. Les plaintes sont presque toutes pareilles; toutes signalent les mêmes genres de crimes, commis d’une façon presque identique. Aussi pour cette raison la Commission estime que ces dépositions

 

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des victimes, par leur unanimité et leur concordance, permettaient des conclusions générales sur le régime introduit par les Bulgares dans la Serbie occupée.

 

La Commission s’est bien gardée d’inculper le Gouvernement bulgare des crimes dont il ne peut être rendu responsable directement. Parmi les meurtres, viols, pillages, commis pendant l’occupation bulgare, un certain nombre ont été accomplis par des personnes n’ayant aucun caractère officiel. Leurs auteurs ont, sans aucun doute, été encouragés dans leurs desseins criminels par le régime d’extermination organisé ouvertement par les Autorités bulgares elles-mêmes contre les Serbes, mais il est impossible d’affirmer que ces personnes aient eu une relation quelconque avec ces Autorités. La Commission n’a mis sur le compte du Gouvernement bulgare que les crimes commis par ses propres représentants, par les Autorités civiles et militaires, par les comités révolutionnaires qui fonctionnaient parallèlement aux autorités et qui étaient tolérés par celles-ci dans la mesure la plus large et la plus bienveillante. En appliquant les principes élémentaires du Droit, on doit rendre le Gouvernement bulgare pleinement responsable de ces faits avec d’autant plus de raison, que ces organes ont agi dans l’esprit même des Instructions générales données par le Gouvernement.

 

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I. Violations du Réglement de la Convention IV. de La Haye dans le traitement des belligérants.

 

Pendant les opérations mêmes, les Bulgares ont commis diverses violations du droit international public. Le Gouvernement serbe a protesté contre ces violations, en temps et lieu, auprès des Gouvernements alliés et neutres, signataires du Réglement de la Haye.

 

1 ° — Les Bulgares ont massacré des prisonniers et des blessés serbes. Au début de la campagne de 1915, cette conduite était devenue presque la règle, les massacres des prisonniers étaient accompagnés de tortures et de mutilations; on a coupé le nez, les oreilles, on a mutilé le visage des victimes avant de les achever. Des groupes entiers de prisonniers ont été massacrés; on les attachait les uns aux autres et ensuite les soldats bulgares fonçaient sur eux et les sabraient. L’examen des cadavres nous impose du moins cette conclusion. Tous les prisonniers ont été dévalisés avant d’être massacrés, ils ont été laissés nus ou à peu près. D’après un registre de l’Hôpital militaire central de Chtip, qui a été conservé, 114 soldats blessés ou malades en traitement ont disparu de cet établissement

 

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sans qu’on ait pu découvrir leurs traces. Peu de temps après, un groupe de 150 à 200 prisonniers devait y être conduit, mais tous ces malheureux ont été égorgés ou tués en cours de route, à coups de couteau ou de baïonnette, près du village de Lioubotène, sur la route de Chtip-Radovichté. Ce sont des comitadjis et des soldats bulgares qui ont commis ces massacres sur l’ordre du Chef comitadji Jean Brlo. Des faits analogues se sont répétés pendant la campagne de 1916; tous les blessés serbes, et parmi eux, le lieutenant-colonel Dragoutine Markovitch, tombés aux mains des Bulgares, après la bataille du Kaimaktchalan, ont été mutilés et tués par les Bulgares.

 

2° — Les prisonniers de guerre qui ont échappé aux massacres ont été traités contrairement aux lois de la guerre; presque tous ont été dévalisés, soit pendant leur conduite aux camps d’internement, soit dans le camp même. Ils ont été employés à des travaux qui étaient en rapport direct avec les opérations de guerre et conduits sur le front même. Une circulaire du Ministre de la Guerre bulgare, rédigée contrairement à l’Article VI du Règlement de la Haye, ordonnait de faire travailler non seulement les soldats, mais aussi les officiers. Il n’a pas été tenu compte de la qualité des officiers prisonniers; ceux-ci ont été souvent frappés à coup de bâton. La tentative d’évasion par un prisonnier était punie de la peine de mort, quoique d’après l’Article VIII du Règlement de la Haye, cette tentative ne soit pas considérée comme un délit et ne puisse entraîner que des peines disciplinaires.

 

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3° — Le 27 février 1917, les aviateurs bulgares ont bombardé l’hôpital de Vertekop et ont tué deux infirmières. Une expertise faite par le docteur Reiss a permis d’établir que la Croix-Rouge se voyait nettement de la hauteur à laquelle se tenait l’aviateur bulgare, et que l’Article VI de la Convention de Genève a été, par conséquent, violé.

 

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II. Le massacre de la population civile.

 

Après l’entrée des troupes bulgares en Serbie en automne 1915, un grand nombre de meurtres ont été commis. Ils ont été exécutés par les officiers, les soldats et les comitadjis bulgares et, plus tard, par les autorités administratives bulgares. Ces meurtres, qui avaient commencé en certains endroits, comme à Vrania, dès l’entrée des troupes bulgares, ont continué avec des intervalles plus ou moins longs pendant toute l’occupation bulgare.

 

On a assassiné surtout les prêtres, les instituteurs, les maires, les notables influents. En Macédoine, il n’existe presque pas de ville ou de village où l’on n’ait pas tué un individu. Le prétexte invoqué par les Bulgares était qu’il était «partisan des Serbes», «serbomane». Plusieurs personnes ont été jetées en prison, mais leurs familles ne les ont jamais revues. D’autres ont été emmenées hors de la ville, sous prétexte de les conduire en Bulgarie pour y être internées, mais elles ont été tuées en cours de route. D’autres enfin ont été massacrées dans leur domicile. On a retrouvé parfois Ses cadavres des victimes, mais d’autres fois, les corps ont disparu. Les gens du pays supposent que dans

 

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beaucoup de cas les cadavres ont été brûlés ou jetés dans une rivière. Les cadavres qui ont été découverts portent tous des traces de coups de couteau ou de baïonnette.

 

Parmi les Serbes assassinés, les prêtres tiennent la première place, le nombre des victimes est supérieur à 150. Il y a des exemples où ils ont été tués par groupe de plus de 20, puis jetés dans une fosse pêle-mêle. Les cadavres exhumés portent des plaies faites à coups de baïonnette. Sut un cadavre, 74 coups de couteau ont été relevés. Le métropolite Vincent, de Skoplié, se trouve en tête de la liste des prêtres massacrés. Il a été arrêté à Prizrend, où il s’était réfugié devant l’avance de l’armée bulgare. De Prizrend il a été reconduit dans la direction de Skoplié, mais en cours de route il a disparu. Nous possédons la preuve qu’il est parti de cette ville sous une escorte militaire bulgare; plusieurs témoignages l’établissent, notamment celui du métropolite catholique de Prizrend, Mgr Myedia, qui a obtenu du Gouvernement bulgare que l’archevêque Vincent ne soit pas emmené à pied, mais en voiture. Les gens du pays déclarent que son cadavre a été brûlé. Une lettre récente du chef du Gouvernement bulgare, M. Théodoroff, reconnaît le meurtre de l’évêque Vincent, tué dans le défilé de Katchanik. Une information judiciaire est ouverte contre le lieutenant Popoff, inculpé de ce meurtre.

 

La plupart des meurtres ont un caractère politique. En tuant les hommes influents et les chefs, les Bulgares ont voulu laisser le peuple serbe sans direction

 

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et le priver de son élite. D’autres assassinats ont pour motif le pillage, d’autres encore ont été commis simplement par caprice mais ils sont peu nombreux.

 

Les assassinats politiques n’ont pas été commis sur les hommes seulement. Dans un très grand nombre de cas, les femmes, les enfants et, parfois même, les parents présents dans la maison, ont suivi le chef de famille dans la mort. Il y a des familles qui ont perdu 15 personnes et qui sont presque anéanties. On n’a même pas épargné les nouveau-nés. Un comitadji bulgare, nommé Rista Andonovitch, surnommé le Loup, qui fait l’objet d’une instruction judiciaire, pour l’assassinat de 2 hommes, de 1 femme et d’un enfant, a reconnu ces crimes, y compris l’assassinat de l’enfant qui n’avait pas plus de 12 mois. 11 les a commis sur l’ordre exprès du chef de comitadjis, Ovtcharof.

 

Dans les villages, des massacres en masse ont eu lieu. En Macédoine, les villages qui ont le plus souffert sont ceux qui, grâce au caractère comptact de leur population serbe, ont toujours résisté à la propagande bulgare, par exemple les villages des environs de Velès de Prilep, de l’arrondissement de Poretch. Les Bulgares allaient de maison en maison et égorgeaient tous ceux qui s’y trouvaient. Aux alentours de Velès, les gens se sont enfui; ils ont été pourchassés et massacrés dans les refuges où ils ont été découverts. Rares ont été ceux qui ont réussi à sauver leur vie en se tenant constamment cachés pendant ces massacres.

 

Il faut noter que dans ces massacres, on a tué beaucoup plus de femmes et d’enfants que d’hommes.

 

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Les meurtres ont été commis non seulement par les comitadjis bulgares, mais aussi par les soldats de l’armée régulière. Dans les villages des environs de Prilep, les Bulgares ont incité la population turque à les aider dans le carnage. Les cadavres ont été ou brûlés ou laissés en pâture aux chiens ou aux cochons. Le nombre des victimes est très élevé. A Dolgayetz seulement, village des environs de Prilep, environ 190 personnes ont été égorgées.

 

En Serbie orientale, on a procédé à des massacres en masse : dans le département de Pojarevatz, où des groupes de 150 personnes ont été abattus par des feux de salve; dans le département de Vrania, où les hommes, liés entre eux par les poignets, ont été enfermés dans des granges auxquelles on a mis le feu; ils ont été brûlés. C’est surtout dans le département de Toplitza que ces exécutions en masse ont eu lieu et presque dans toutes les communes. Elles ont commencé même avant l’insurrection de 1917, qui a servi ensuite de prétexte aux Bulgares pour exterminer la population du département. Le nombre total des victimes dans le département de Toplitza est évalué à 20.000.

 

Le massacre de la population civile a été dirigé par les chefs des comitadjis qui avaient des listes toutes préparées, avant même l'entrée des troupes bulgares en Macédoine. Parmi ces chefs de comitadjis, il faut citer: Milan Tchourlik dans la contrée de Prilep, Pierre Lessof dans la contrée de Velès, Simon dans la contrée de Kotchani, Dontché dans la contrée de Kratovo, Krsta et Tchaoulef dans la contrée de Krouchevo,

 

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Gavrilo Stoiloff et Rista Tchaouche dans le département de Toplitza. Des officiers de l’armée régulière rivalisaient avec les chefs des comitadjis dans les massacres de la population civile, par exemple le sous-lieutenant Tchavdaref, du 32° régiment dans le département de Pojarevatz, qui tuait lui-même dix à quinze personnes à la fois; le lieutenant Ivan Boyadjief du 51° régiment, commandant la place de Petrovatz, qui s’est vanté d’avoir tué plus de trois cents personnes, le commandant Ilkof à Vrania, que le préfet bulgare de Vrania a accusé officiellement d’avoir commis des meurtres nombreux, le sous-lieutenant Petkof, du 22° bataillon complémentaire, au sujet duquel le lieutenant Inglisof a déclaré dans un rapport, « que ces actes sont «intolérables» parce qu’il a pendu et brûlé vives de nombreuses personnes, le colonel Jekof, commandant le 20° régiment, le lieutenant-colonel Alexandre Boyadjief dans la contrée de Prilep, le général Ribof, le lieutenant-colonel Bochniakof, dans la contrée de Prizrend, que les gens du pays accusent d’avoir donné des ordres directs pour les meurtres et les massacres. A Skoplié, enfin, et dans les environs, l’opinion s’est accréditée que l’instigateur des assassinats des prêtres serbes est le métropolite bulgare de Skoplié, Neophitos, en personne.

 

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III. Tortures.

 

On peut dire, sans crainte de démenti, qu’il n’y a pas eu de meurtre qui n’ait été précédé de tortures. Un comitadji bulgare, qui a participé à un massacre aux environs de Velès, a déclaré qu'il était rare de voir une victime tomber au premier coup de fusil ou de couteau ; on prolongeait l’agonie des victimes, qui mouraient dans des souffrances horribles. Il existe des victimes coupées en morceaux ou affreusement mutilées; on arrachait les yeux, on coupait le nez, les oreilles aux hommes, on coupait les seins aux femmes. Des témoins oculaires racontent que certaines personnes avant d’être tuées par les Bulgares, ont été battues et suspendues; elles étaient ensuite pendues ou brûlées vives; d’autres ont été enterrées vivantes ou jetées vivantes dans des puits ou des fosses d’aisance. Ces tortures s’expliquent, non seulement par la haine intense et féroce des Bulgares envers les Serbes et leur instinct criminel, mais encore par leur cupidité, car les Bulgares ont cherché à extorquer de leurs victimes le plus d’argent possible. Pour y arriver, ils les faisaient souffrir cruellement.

 

On torturait même les gens qu’on ne voulait pas assassiner. Des Serbes ont été torturés, soit, pour les

 

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punir de la façon la plus terrible parce qu’ils osaient rester Serbes, soit pour les obliger à avouer qu’ils avaient caché des livres serbes ou des armes, soit pour savoir s’ils n’étaient pas en relations avec des comitadjis serbes, soit pour leur extorquer de l’argent, soit tout simplement pour satisfaire un caprice. Les tortures étaient devenues pour les Bulgares une sorte de plaisir sadique.

 

Dans la plupart des cas, les tortures étaient un châtiment pour avoir manifesté des sentiments serbes, ou un moyen d’extorsion d’argent, ou les deux à la fois. En Macédoine, presque tous les notables Serbes, dont le sentiment national était accentué ont été torturés parce qu’ils étaient Serbes et aussi pour obtenir de l’argent.

 

Ces tortures ont été exercées, soit secrètement dans les prisons ou dans les bureaux militaires, soit publiquement en présence de tous les habitants. Elles étaient ordonnées aussi bien parles comitadjis que par les autorités civiles et militaires; il existe de nombreux cas dans lesquels les chefs de police et les commandants militaires ont torturé les gens de leurs propres mains ou ont surveillé personnellement les exécutions.

 

La bastonnade a été le plus usité de tous les moyens de tortures; les coups étaient infligés de la façon la plus barbare en se servant de grosses matraques, appelées par les Bulgares « fusils blancs ». On frappait les victimes non seulement sur les fesses, mais aussi sur la tête, sur le dos, et même sur le ventre.

 

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Le minimum des coups était de 25. le maximum n’était pas déterminé. On frappait tant que la victime n’avait pas perdu connaissance, alors on la ranimait avec des aspersions d’eau froide, puis on recommençait à frapper. Sous le bâton bulgare, la peau se déchirait, des lambeaux de chair se détachaient, les corps devenaient noirs, boursouflés. Les victimes étaient obligées de s’envelopper de peaux de moutons. Un grand nombre d’entre elles sont restées infirmes ou malades pour toute leur vie. Nous pouvons citer le cas d’un vieux paysan qui a été battu à un tel point que ses côtes se sont déplacées de la colonne vertébrale et ont crevé la poitrine, projetant le coeur et le foie au dehors. Naturellement il a succombé.

 

On s’est servi de tous autres moyens de tortures. Des hommes ont été suspendus par les pieds, la tête en bas; pendus au-dessus d'un brasier, on leur a mis des poids très lourds aux pieds, on leur a arraché la chair avec des tenailles, enfoncé des clous sous les ongles etc.... Dans le département de Toplitza, qui a tant souffert des Bulgares sous tous les rapports, les tortures ont dépassé toute mesure. A Jitni Potok, les soldats du 25° régiment ont écorché vive la mère de Pierre Stamenkovitch et l’ont pendue ensuite. Dans le village de Gregoure, les mêmes soldats, exécutant l’ordre de leur commandant, ont placé un chaudron plein d'eau sur le feu, ils y ont jeté le nommé Abram Todorovitch et pendant qu'il cuisait dans l’eau bouillante, ils l ont transpercé de coups de baïonnette. Quatre autres paysans ont été tués par le même procédé.

 

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Dans le village de Donia Beyachnitza, le chef des comitadjis, Gavrilo Stoilof, a dévêtu complètement Dorika veuve de Marko Nechovitch, et l’a clouée au sol en lui faisant passer par la bouche un pieu effilé, qui est sorti par le cou. A Totchani, le chef Gave, a battu Joseph Philippovich, jusqu’à ce que l’écume lui sorte par la bouche et après l’avoir pendu à un arbre, la tête en bas, il a fixé sur sa poitrine une botte de paille à laquelle il a mis le feu. Pendant qu’il brûlait, les soldats bulgares le frappaient sur la tête, en disant qu’ils voulaient le nettoyer de la fumée.

 

Les femmes ont été semblablement maltraitées et torturées. Elles ont été battues non seulement dans les villages mais aussi dans les villes. Dans la ville de Koumanovo, on a battu plus de 30 femmes, c’étaient des femmes de prêtres et de maîtres d’écoles. A Vrania, on a battu la Présidente de la Société des dames de cette ville. On a battu même des femmes enceintes. Rien ne semble démontrer que les Bulgares aient fait une différence quelconque entre hommes et femmes, au point de vue du nombre et de la rigueur des coups. Les femmes étaient battues habituellement sur le ventre, mis à nu, plusieurs ont avorté par suite des coups reçus. D’autres ont perdu leurs dents; sur d’autres, des lambeaux de chair se sont détachés et ont commencé à se putréfier. Une femme de Koumanovo a été folle pendant un certain temps, par suite des coups reçus. Presque régulièrement ces tortures de femmes étaient accompagnées d’outrages publics à la pudeur, les femmes étaient mises à nu pour la torture.

 

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Il y a des exemples où les femmes ont été frappées sur les parties sexuelles.

 

Les Bulgares ont fait aussi subir à la population des tortures morales. Lorsqu’ils pendaient ou fusillaient leurs victimes, ils obligeaient les familles à assister à l’exécution.

 

A Sourdoulitza, des femmes en deuil ont été obligées à danser le kolo à l’endroit même où des Serbes massacrés étaient enterrés. Les personnes placées sous une surveillance de police étaient convoquées au commissariat, presque tous les jours, et soumises à un interrogatoire qui se prolongeait parfois pendant plusieurs heures: elles étaient ainsi maintenues dans une anxiété constante et c’est avec méthode qu’on agissait sur leurs nerfs. La plus grande cruauté a été atteinte dans le cas de la femme de l’officier serbe, Jean Babunski. Elle a été conduite trois fois au poteau d’exécution, deux fois elle s’est vue sur le point d’être pendue, la troisième fois, elle allait être fusillée, et après avoir attendu des heures entières dans une angoisse mortelle son dernier moment, elle a été ramenée à la prison, incertaine du lendemain.

 

Il faut classer aussi parmi les tortures morales, différents procédés qui touchent à la bestialité. Des notables éminents ont été astreints à balayer les rues, à nettoyer des cabinets, d’autres à porter des fardeaux très lourds; d’autres encore ont été attelés comme du bétail, etc.

 

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A Prokouplié, le préfet convoquait de temps en temps toutes les femmes sur la place du marché, les alignait, les insultait et leur crachait au visage. Le préfet de Pojarevatz, Kiramidjieff, a invité, en février 1916, les dames les plus distinguées de la ville, puis il les a insultées en les accusant de mener une vie de débauche.

 

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IV. Viols.

 

Les viols ont été les crimes les plus difficiles à constater parce que les femmes violées ont honte d’avouer le fait. Mais le grand nombre de femmes malades, des enfants naturels, ou nés pendant l’absence du mari, prouve nettement que les viols ont pris de très grandes proportions. Dans chaque département, il y a des villages entiers dont les habitants déclarent que pas une femme au-dessus de 12 ans n’a été épargnée. On comprend aisément que les soldats et comitadjis bulgares, auxquels on permettait le massacre et le pillage des Serbes, n’aient pas été non plus empêchés par leurs supérieurs de violer les femmes. L’évêque bulgare, Melentié, a même prêché dans l’église que «les femmes ne doivent pas éviter les soldats bulgares et que, même, si elles restent enceintes, il n’y a pas de mal à cela».

 

Dans les villes, les officiers et les agents de police ont profité de leur autorité pour commettre des viols. Ils convoquaient les femmes dans leurs bureaux, sous un prétexte quelconque et là ils les violaient. Les perquisitions de nuit, dans les maisons, et les internements servaient aux mêmes buts;

 

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on faisait savoir aux femmes qu’elles seraient internées dans le cas où elles ne voudraient pas s’abandonner et souvent pour se saisir d’elles et en abuser plus facilement leurs maris étaient internés. Autant qu’on a pu l’établir par les aveux et les dépositions des témoins, en plusieurs circonstances, ces viols ont été caractérisés par beaucoup de sadisme. La mère a été violée en présence de la fille, la fille en présence de la mère; il arrivait très souvent que les femmes étaient torturées, soit avant soit après le viol. Dans les postes de police bulgares, les femmes étaient d’abord battues et ensuite violées. Les soldats bulgares tuaient à coups de couteau ou de baïonnette, des jeunes filles, après les avoir violées. Même des officiers bulgares ont tué leurs .victimes après le viol accompli. Il faut signaler deux cas horribles dans le département de Pojarevatz. Le sous-lieutenant Tchavdaref a ordonné à des soldats atteints de maladies vénériennes de violer des jeunes filles, et un certain Miour Ferdinand a livré une femme à son chien.

 

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V. Internements.

 

Les internements de la population civile ont commencé, dés l’entrée des Bulgares en Serbie. Ils ont pris de grandes proportions, surtout en Macédoine, où les Bulgares espéraient désagréger par ce moyen toutes les agglomérations importantes de la population serbe. Dans certains villages, toute la population mâle a été déportée et internée. Les déportations ont encombré à tel point les routes qui mènent de la Macédoine en Bulgarie, que les Allemands se sont heurtés aux plus grands obstacles pour le passage de leurs troupes et qu’ils ont demandé de suspendre les internements, au moins pendant un certain temps, en se fondant sur les raisons militaires.

 

Une mesure telle que l’internement de la population civile ne trouve aucune excuse. D’après les principes du droit international, la population civile jouit du droit de liberté individuelle et ne peut pas être emmenée dans des camps de prisonniers. Comme mesure de police, l’internement ne peut être appliqué qu’à des personnes déterminées et pour des faits déterminés. Les Bulgares, au contraire, ont procédé à l’internement en masse, étendant ce procédé même aux petits enfants

 

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qu’on ne pouvait sûrement pas inculper d’un fait déterminé. Enfin les internements auxquels il a été procédé à la fin des opérations ne peuvent pas s’expliquer par des raisons militaires. Ils manquent d’un fondement quelconque et doivent être considérés comme une privation arbitraire de liberté.

 

Ces internements, si arbitraires, ont été ordonnés par le Gouvernement bulgare lui-même. Il existe des documents qui démontrent clairement que le Gouvernement bulgare a ordonné des déportations de tous les prêtres, instituteurs, députés, officiers, et, «autres personnes suspectes». Le fait même que les camps étaient tout prêts en Bulgarie, pour recevoir les déportés, prouve que le Gouvernement bulgare, loin de s’opposer à l’internement en masse, l’avait prévu et organisé.

 

On a procédé à l’internement sans aucun égard et avec un arbitraire absolu. On a interné des hommes, des femmes, des jeunes gens, des vieillards, etc... Le préfet de Vrania, Dimitrof, a protesté contre ces mesures et, dans un rapport, il affirme que l’on internait même des vieillards de plus de 80 ans, des invalides, des hommes à moitié aveugles, des malades à peine convalescents, etc...

 

En principe, on ne disait jamais à l’interné pourquoi on l’internait, l’on se bornait à lui dire qu’il était interné parce qu’il était Serbe. Les autorités locales qui composaient les listes, après s’être concertées avec les organisations des comitadjis, obéissaient parfois à des motifs personnels très bas. Le préfet Dimitrof, déjà cité, accuse le commandant Ilkof d’avoir fait interner

 

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un médecin de Vrania, uniquement parce que la femme de ce dernier ne lui plaisait que trop.

 

Les autorités ne laissaient pas aux internés le temps de se préparer pour le voyage. Ils étaient conduits dans l’état dans lequel ils avaient été trouvés et les soldats bulgares les pressaient, en les frappant à coups de crosse et en les injuriant. Les déportés voyageaient soit à pied, soit dans des wagons à bestiaux; lorsqu’ils arrivaient dans une ville pour y passer la nuit, ils étaient entassés dans des caves ou dans des cachots. Pour nourriture, ils recevaient un peu de pain et encore ne leur était-il pas distribué régulièrement. La règle était, au contraire, que chacun se nourrît à ses frais. De nombreux déportés sont morts en chemin ou bien sont arrivés au camp d’internement dans un tel état d’épuisement qu’ils n’ont pas tardé à y succomber.

 

Toutes les tortures que nous avons déjà citées ont été appliquées également à l’occasion du transport des déportés; des femmes ont été violées, des internés ont été dévalisés, battus et même massacrés. Il existait des stations dans lesquelles le massacre s’exécutait selon un plan déterminé. La plus importante de ces étapes est Sourdoulitza. Il existait dans cette petite ville, un comité qui accueillait chaque convoi de déportés et auquel le chef du convoi remettait une liste des personnes qui devaient être massacrées, liste composée par le comité révolutionnaire du lieu de provenance de ce convoi. Le comité de Sourdoulitza s’appliquait à compléter lui-même cette liste. Tous ceux dont les

 

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noms se trouvaient sur les listes étaient fouillés et dépouillés, dès leur arrivée. Ensuite, pendant la nuit, ils étaient conduits hors de Sourdoulitza et tués par un moyen ou par un autre. Au commencement, les malheureux étaient fusillés, mais comme ce procédé s’était montré peu pratique à cause du bruit des détonations, on a renoncé aux fusillades. On a tué les victimes en leur donnant 10 ou 15 coups de baïonnette dans le dos, après les avoir liées les unes aux autres. Comme il arrivait cependant que des hommes respirassent encore quoique transpercés de coups, on les achevait en les frappant avec une matraque.

 

Les coups étaient assénés sur la nuque avec une telle force que la mort survenait souvent instantanément.

 

Les meurtres étaient exécutés par les soldats de la 10° compagnie du 42° régiment et de la 5° compagnie d’étapes. On a massacré surtout les professeurs, instituteurs, prêtres, juges, avocats et commerçants. Des personnalités, très connues en Serbie, ont été ainsi tuées à Sourdoulitza: Toma Zafirovitch, député, Toma Djourdjevitch, président du Tribunal de Smederevo, Toma Mikitch, juge au Tribunal de Vrania. Selon les évaluations des habitants, 3.000 personnes environ ont été massacrées en ce lieu.

 

Les conditions dans lesquelles les internés se trouvaient dans les camps de prisonniers étaient telles que nous devons croire qu’on désirait leur extermination. Les logements étaient mauvais; dans certains camps, une partie des internés vivait sans abri, à la belle étoile.

 

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Ceux qui avaient trouvé de la place dans des baraques, des cabines ou des tentes, dormaient sur le plancher ou sur le sol, on ne leur donnait pas de paille. Les baraques étaient très souvent mal construites et laissaient pénétrer la pluie. Dans les camps importants, elles étaient bondées et c’est ainsi que des baraques qui ne devaient contenir que 20 personnes en recevaient plus de 100. Les internés étaient laissés sans vêtements, sans linges, sans chaussures. Lorsque les vêtements qu’ils portaient sur eux étaient usés, ils restaient en haillons, sans chemise, nu-pieds. On ne procédait à aucune désinfection, il n’existait pas de bains. Dans le camp de Dioumourtchani, il n’y avait ni fontaine, ni puits. Presque tous les internés souffraient de la vermine.

 

La nourriture n’était que trop faible. Dans les camps importants, on ne donnait que du pain et une soupe sans viande, assaisonnée de piment, on distribuait de 200 à 600 grammes de pain.

 

Le Service de Santé n’a existé que très rarement. Ce n’est qu’exceptionnellement que des médecins et des pharmaciens bulgares ont soigné les internés. Dans la plupart des cas, les malades n’étaient pas transportés dans les hôpitaux, ils restaient dans leurs baraques. En cas d’épidémie, le traitement était identique. Lorsque le typhus exanthématique s’est déclaré dans le camp de Sliven, on y a amené des internés d’autres camps, et on les a mêlés aux malades. Les internés ont été employés aux travaux les plus pénibles, tels que: construction de routes, travaux dans les mines, transports de bois, etc...

 

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Ils étaient obligés de travailler nupieds et légèrement vêtus, même par les plus grands froids. Dans les camps, les mauvais traitements étaient quotidiens. Un appel était fait tous les jours et tous les internés devaient obligatoirement s’y rendre et attendre, pendant des heures entières, même par les temps les plus mauvais, le chef qui devait y procéder. Les bastonnades y ont sévi presque sans discontinuer, sous un prétexte futile ou même sans prétexte. Les Bulgares eux-mêmes ont déclaré à des prisonniers anglais qu’ils battaient les Serbes tout simplement parce qu’ils étaient Serbes. Les internés étaient frappés devant le camp assemblé et le commandant qui surveillait la torture fouettait souvent lui-même la victime, avec sa cravache, ou lui donnait des coups de bottes. Il n’était tenu aucun compte du rang social des victimes, et, parmi elles, nous pouvons citer un officier supérieur, un président de Cour d’appel et deux députés, Ilia Andjelkovitch et Dimitrié Machitch. Le premier de ces députés a reçu des coups de bâton pour avoir dit « Bonne nuit » en serbe au lieu de le dire en bulgare. Parfois les bastonnades ont été si violentes que les victimes ont succombé sous les coups. Les femmes ont été pareillement traitées.

 

Pendant la nuit, souvent les prisonniers ont été fouillés et dépouillés des objets ayant quelque valeur qu’ils possédaient. Les meurtres n’ont pas été rares; ceux qui sortaient la nuit des baraques pour satisfaire à un besoin naturel, risquaient d’être fusillés par les sentinelles ou abattus à coups de crosse.

 

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L’autorité déclarait ensuite qu’ils avaient tenté de s’évader et leurs cadavres étaient laissés le lendemain en spectacle aux autres internés.

 

Les internés ont été torturés moralement par l’interdiction de toute correspondance avec leur famille.

 

Le nombre des personnes mortes dans les camps d’internement par suite des privations, des épidémies et des tortures subies, est très élevé. D’après les données que nous possédons en ce moment, sur 100.000 internés, il n’est revenu que 50.000 personnes environ. En général, ceux qui sont rentrés en Serbie ont leur santé très ébranlée.

 

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VI. Impôts. Réquisitions et diverses contributions.

 

Dans toute la Serbie occupée, les Bulgares ont procédé à une exploitation économique si intense que la population devait être fatalement acculée à la misère. Contrairement à l’article 48 du Règlement de La Haye, ils ont substitué aux impôts directs les impôts bulgares. Ces impôts diffèrent des impôts serbes par leur assiette, c’est notamment le cas pour les impôts sur les vergers, les impôts sur certaines catégories de terre, l’impôt sur le revenu du capital et du travail, etc... Ils ont même introduit des impôts nouveaux comme, par exemple, l’impôt sur le bétail appelé le «Beglouk». On ne possède pas encore les statistiques pour tous les départements sur le mode de répartition de ces impôts, mais d’après les documents en notre possession, on peut dire que dans certaines contrées, la répartition a été faite sans aucun égard pour la capacité économique des contribuables. Les paysans du département de Krouchevatz, par exemple, affirment qu’une famille qui, sous le régime serbe ne payait que 100 francs d’impôts était obligée, sous la domination bulgare, de verser de 1.000 à 2.000 levas.

 

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La capitation était payée par chaque homme au-dessus de 20 ans et il importait peu qu’il résidât encore dans le village, ou qu’il fût interné en Bulgarie. Outre les impôts, les Bulgares ont introduit un bon nombre de taxes nouvelles que les maires avaient pleine liberté pour créer. Ainsi, on payait des taxes pour faire de la musique, pour chanter, pour passer d’une localité dans une autre et même pour aller visiter sa propriété si elle se trouvait en dehors du village. La taxe était d’un lev dans ce dernier cas.

 

La monnaie serbe a été dépréciée artificiellement par voie d’autorité. La population a été invitée à échanger chez les fonctionnaires des finances de l’arrondissement toute la monnaie serbe contre des billets de banque bulgares et le cours officiel a été de 2 dinars pour un lev. Dans le commerce libre, cependant, un dinar serbe valait jusqu’à 80 centimes bulgares. Après un certain temps, le billet de banque serbe a fini par être déclaré sans valeur.

 

Des contributions ont été encore exigées. Dans la contrée de la Morava, elles ont eu nettement le caractère d’une amende. Sous un vague prétexte, l’Autorité imposait une contribution de 30 à 50.000 levas. Les contributions levées en Macédoine revêtaient la forme de dons volontaires. Dans certaines villes, des sommes importantes ont été recueillies pour la Croix-Rouge bulgare. Koumanovo a donné plus de 20.000 levas, Prizrend 4.500 levas, Ochrida plus de 2.000, etc... Dans cette même ville d'Ochrida, il régnait à cette époque une telle misère que le métropolite de la ville a sollicité des secours en Bulgarie.

 

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Cet appel démontre au mieux le caractère forcé de ces dons. A Prizrend aussi, une affreuse misère sévissait et, d’après les estimations de l’évêque catholique de cette ville, 1.000 personnes environ sont mortes de faim, en 1917 seulement.

 

L’appauvrissement de la population a donc été surtout la conséquence du système des réquisitions bulgares qui se sont fait sentir plus lourdement en Macédoine qu’ailleurs, c’est-à-dire dans la zone militaire. Le Gouvernement bulgare a exigé que les réquisitions soient poussées jusqu’à l’extrême limite et ses organes ont commis toutes sortes d’abus. Dans certaines contrées, ses agents ne donnaient aucun reçu, dans d’autres endroits, ils en délivraient aux personnes qui leur plaisaient. La somme indiquée sur ces reçus a été souvent inférieure à celle effectivement perçue, et il est même arrivé assez souvent que les autorités, par ruse ou par menace, ont repris les reçus délivrés par elles.

 

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VII. Pillages.

 

Le pillage a été sous le régime bulgare une pratique constante des autorités, aussi bien militaires que civiles. Il s’est produit en toute occasion et se trouve étroitement lié aux réquisitions. Lorsqu’un officier ou un soldat réquisitionnait un logement dans une maison, il ne manquait jamais de piller son hôte. Les soldats se contentaient de prendre l’argent monnayé, les vêtements et le linge. Les officiers emballaient les meubles et les expédiaient en Bulgarie. Les paysans aisés étaient les plus à plaindre; lorsqu’ils étaient obligés de recevoir chez eux un groupe de soldats, ceux-ci se conduisaient comme les maîtres absolus du lieu et emmenaient tout le bétail à leur départ.

 

Le pillage se faisait aussi à l’occasion des perquisitions, ordonnées très souvent sous le prétexte de chercher des livres serbes ou des armes. Les maisons étaient alors envahies par de nombreux hommes en armes, agents de police, comitadjis, etc...

 

Pendant que les uns montaient la garde, les autres créaient la confusion parmi les gens de la maison, en les injuriant ou en les maltraitant, et un troisième groupe pillait et emportait les meubles.

 

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Les internements et les arrestations ont été des occasions particulièrement propices pour le pillage. Dès qu’une personne était internée ou arrêtée, les agents de police, soldats ou comitadjis bulgares, se rendaient dans sa maison et la pillaient de fond en comble. On ne permettait jamais à un interné d’emporter beaucoup d’effets sur lui, il fallait qu’il laissât tout dans sa maison : le pillage donnait ainsi un meilleur rendement.

 

Les Bulgares ont dévalisé tous ceux qu’ils ont tués. L’insécurité, inhérente à l’Ancien régime turc en Macédoine, avait donné à la population l’habitude de thésauriser. Les soldats et les comitadjis bulgares qui le savaient, ont tué les gens ayant la réputation de posséder quelque fortune, uniquement pour s’approprier leur argent. Les familles des victimes se plaignent toutes qu’on leur a pris 10, 20, 50 «louis» ou «napoléons», et même plus.

 

En évacuant le territoire, les Bulgares ont procédé au pillage en grand; ils ont ordonné souvent l’évacuation de certaines localités dans la zone du front, en invoquant pour cela des raisons militaires. Ils ont laissé à la population un délai très court pour émigrer, en exposant qu’il ne fallait emporter que le moins de choses possible, parce que le retour serait autorisé sous peu. Dès que la population s’était éloignée, les autorités civiles et militaires commençaient le pillage de toutes les maisons privées, brûlant les objets qu’ils ne voulaient pas ou qu’ils ne pouvaient pas emporter. Entre autres, Doiran et Valandovo ont été pillées de cette manière.

 

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Il est caractéristique que le Gouvernement bulgare lui-même ait pratiqué le pillage. Ses ordonnances sur les biens sans maître qu’il a qualifiés de «res nullius» ne sont que du pillage pur et simple. Tous les biens-meubles de l’État serbe et toutes les propriétés des sujets serbes qui s’étaient retirés avec l’armée, ont été déclarés par le Gouvernement bulgare comme des biens n’ayant plus de propriétaire et ont fait l’objet de ventes publiques au profit du trésor de l’Etat. Le Gouvernement bulgare s’est si peu gêné dans ses procédés de pillage que les journaux bulgares publiaient sans discontinuer des annonces de ventes de biens sans maître.

 

Ne se contentant pas de piller, les Bulgares ont eu aussi recours au chantage. Ils demandaient de l’argent aux gens pour ne pas les tuer, les arrêter ou les interner. D’habitude, le paiement de la somme réclamée ne préservait la victime, ni du meurtre, ni de l’assassinat et de l’internement. D’après des exemples recueillis en Macédoine, les Bulgares ont demandé à des familles des victimes une somme d’argent, même après l’exécution des meurtres, en promettant de laisser la vie sauve aux personnes intéressées et en persuadant aux familles que leurs parents étaient encore vivants. Les sommes obtenues par ce chantage étaient parfois très élevées. Dans la commune de Grabovitza (département de Toplitza), le chef des comitadjis, Rista Tchaouche, s’est fait remettre 8.000 dinars par un paysan et 18.000 par un autre.

 

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VIII. Corvées.

 

Les corvées ont été ordonnées pour transporter les munitions et les approvisionnements sur le front, pour creuser les tranchées, pour élever des travaux de défense, pour construire des routes et des lignes de chemins de fer, etc... Elles étaient supportées très difficilement par le peuple parce qu’elles étaient appliquées sans aucun égard. Leur durée n’était pas limitée: les gens restaient en service des semaines et des mois et étaient emmenés à des distances très grandes. Pendant toute la corvée, ils devaient se nourrir à leurs frais et pourvoir à la nourriture de leur bétail. Toute la population devait supporter la corvée, même les vieillards, les femmes, les filles, les enfants. La corvée a servi parfois de punition pour les patriotes serbes, et alors elle n’était qu’une longue torture. De même que les déportés dans les camps d’internement, les hommes en corvée étaient battus, tués, laissés sans abri, sans chauffage et sans nourriture. C’est, pour ces raisons, que la mortalité a été énorme, notamment parmi les gens employés pour construire les routes de Kitchevo; 20 à 30 personnes mouraient chaque jour, et pendant les froids, le chiffre s’élevait même à 50.

 

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IX. Destructions et incendies.

 

C’est en prétextant des raisons militaires ou la répression de l’insurrection, ou parfois sans prétexte, et uniquement par haine, que les Bulgares ont détruit et incendié impitoyablement des maisons et des villages serbes. Pour citer des exemples, le village d’Alexandrovatz, dans le département de Toplitza, a été incendié presque en entier, et dans la commune de Grgouré, la plus riche du département, il n’est resté que deux maisons sur 320. Les communes de Bania, Ratcha, Dobrodol, Ivankoula, Loukovo n’existent, pour ainsi dire, plus. Le nombre des immeubles incendiés dans ces communes dépasse 5.000. Dans l’arrondissement de Doiran, il ne reste que des murailles, à Doiran et à Valandovo. Dans six autres villages, le nombre des maisons a diminué de deux tiers; l’arrondissement qui contenait au total, avant la guerre, 30.000 habitants, n’en possède plus que 5.000. Dans les villages des environs de Vèles, on a incendié les maisons de tous les Serbes influents. Le bombardement de Monastir qui a détruit des rues entières, sans aucune raison militaire, est aussi une preuve de la rage bulgare de détruire tout ce qui est serbe.

 

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Les dommages matériels causés par les impôts, les pillages, le chantage, les destructions bulgares, etc... sont énormes. Si l’on veut se représenter approximativement leur montant, il faut tenir compte que les Bulgares ont pillé tous les biens meubles de l’État serbe, tous les biens des Serbes qui s’étaient retirés avec l'Armée, tous les biens des personnes qu’ils ont internées eux-mêmes; qu’ils ont, sous prétexte de réquisitions, pris aux paysans tous les approvisionnements et tout le bétail, qu’ils ont incendié des villages entiers et qu’ils ont détruit les maisons de nombreuses familles. Ces dommages occasionnés pendant des mois ne peuvent être établis que par des Commissions spéciales, établies à cet effet. Nous pouvons dire toutefois qu’il est vraisemblable que ces dommages se chiffrent par plusieurs milliards.

 

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X. La dénationalisation.

 

Les Bulgares ont tenté constamment pendant l’occupation d’imposer par la force de leur autorité leurs traits nationaux à toute la population. Ils ont pris pour point de départ de leur raisonnement qu’une population purement bulgare habite tout le territoire occupé. Ils en ont déduit le droit pour les autorités de poursuivre tous ceux qui ne se conduiraient pas en vrais Bulgares et de détruire tout ce qui pouvait servir de preuve matérielle que le territoire occupé était serbe et non bulgare.

 

Ils ont commencé par interdire la langue serbe. Les autorités communiquaient seulement en bulgare, elles ont prévenu le public que toute plainte, toute demande écrite en serbe, ne serait pas prise en considération. La langue serbe n’était pas seulement interdite dans les rapports officiels, mais aussi dans les rapports privés. Nous possédons un arrêté du préfet bulgare de Skoplié, dans lequel il défend d’écrire et même d’écouter ceux qui parlent le serbe. Les gens recevaient des coups de bâton rien que pour avoir dit « bonjour » en serbe au lieu de le dire en bulgare, quoique toute la différence du mot serbe et du mot bulgare consiste en une seule syllabe.

 

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Tous les habitants ont été obligés de donner à leur nom une forme bulgare, en remplaçant la terminaison «itch» par «off». Si un enfant avait un nom inconnu en Bulgarie, il recevait un autre nom, lorsqu’il s’inscrivait à l’école et ce nom était purement bulgare.

 

De même que la langue, les livres serbes étaient proscrits. Les autorités ont perquisitionné dans toutes les librairies, saisi et détruit tous les livres serbes. Habituellement, ils ont été brûlés ou jetés dans les rivières; ils étaient recherchés même dans les maisons privées. Leur remise était exigée aussi sévèrement que la remise des armes. Un grand nombre d’hommes et de femmes ont subi la bastonnade uniquement parce qu’ils étaient soupçonnés de cacher des livres serbes. Les livres n’ont pas seuls été détruits, les manuscrits serbes ont subi le même sort. Le but était de faire disparaître tout ce qui était écrit en serbe. Les archives des églises, des tribunaux ont été entièrement anéanties. On n’a conservé dans les archives des églises que les registres des naissances, afin d’avoir une base pour le recrutement.

 

Les écoles et les églises serbes ont été fermées, les prêtres et instituteurs tués ou internés. En certains endroits, les Bulgares ont dévasté les édifices, écoles et églises, et emporté certains objets de valeur et détruit les autres. Il y a des exemples de destruction complète des écoles et des monastères. La haine des Bulgares contre l’Église serbe a pris un caractère de sauvagerie bestiale. Ils ont souillé les autels, mis à nu les religieuses, outragé les prêtres et les moines; ils leur crachaient sur la barbe;

 

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les enfermaient dans des cachots infects et, en cas d’internement, les emmenaient à pied, sans vêtements, sans chaussures, en les frappant à coups de crosse. Dans les camps d’internement, les prêtres étaient obligés de laver les planchers, de sortir les ordures, de nettoyer les cabinets. Leur détresse était telle, qu’un d’eux est mort de la vermine. Les mauvais traitements ont fait perdre la raison à plusieurs et d’autres se sont suicidés, quoique la religion le défendît expressément.

 

Les monuments historiques serbes ont été détruits. Dans les églises de Macédoine, toutes les anciennes inscriptions serbes ont été effacées ainsi que les portraits des souverains et des saints serbes. On leur a substitué les portraits des souverains et des saints bulgares. Il ne fallait pas laisser de traces de la domination serbe en Macédoine au moyen âge.

 

Les Bulgares ont détruit encore toutes les traces matérielles du passage serbe en Macédoine, de 1912 en 1914. Tous les jardins publics, toutes les fontaines, tous les monuments funéraires élevés par les Serbes, ont été anéantis. Les cimetières des soldats serbes ont été nivelés.

 

L’imposition de force de la nationalité bulgare allait de pair avec la proscription de la nationalité serbe. Les Bulgares ont ouvert des écoles et des églises à la place des écoles et des églises serbes fermées. Les écoles bulgares devaient servir de moyens de propagande. Elles étaient rigoureusement obligatoires et les parents qui n’y menaient pas leurs enfants risquaient

 

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de perdre leurs droits aux approvisionnements dans les magasins de l’Etat. Dans les écoles, les maîtres surveillaient surtout l’instruction de la langue bulgare et s’appliquaient à ce que les enfants prennent l’accent bulgare le plus pur. Un chauvinisme effréné a inspiré les sermons dans les églises. L’évêque bulgare de Velès, Melantie, conseillait aux familles de se désolidariser d’avec tous leurs parents qui avaient émigré avec l’Armée serbe et le jour, disait-il, où leurs familles reviendraient, ils devaient les chasser en leur déclarant : «Éloignez-vous de ce seuil, nous sommes Bulgares et vous, vous êtes des Serbes.»

 

La population a été obligée de prendre part à toutes les manifestations du patriotisme bulgare. La police avait fixé pour chaque commune, la somme qu’elle devait offrir, selon le chiffre de sa population, à la CroixRouge bulgare. Cette somme était ensuite répartie par la commune entre ses membres. Si quelqu’un sollicitait la libération d’un parent interné, il devait offrir, à titre de rachat, un don à l’Institution des orphelins de guerre bulgares. Les Bulgares punissaient tous ceux qui ne prenaient pas part à leurs fêtes nationales ou religieuses et aux travaux de leurs associations nationales. Un littérateur bulgare, Arnaoudov, a professé dans toute la Morava que la population de cette contrée était bulgare depuis l’antiquité. Après chaque conférence, on extorquait aux auditeurs des aveux écrits où ils disaient qu’ils étaient bulgares de sentiments. Les Bulgares sont allés si loin dans la nationalisation bulgare, qu’ils défendaient à la population tous rapports

 

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avec leurs parents les plus proches lorsque ceux-ci étaient partis avec le Gouvernement ou avec l’Armée serbe. Tous les moyens ont été employés pour rendre impossible la correspondance entre eux. Une personne a été giflée au poste de police parce qu’un parent émigré lui avait envoyé de l’argent.

 

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XI. Atteintes à la souveraineté de l’Etat serbe.

 

De même qu’ils n’ont pas respecté les droits des personnes et de la nation serbe, de même les Bulgares n’ont eu aucun égard pour l’État serbe lui-même et sa souveraineté.

 

Dès l’entrée de leurs tropues sur le territoire serbe, ils ont proclamé que l’État serbe n’existait plus, que le territoire serbe occupé était devenu une terre bulgare, sans attendre les formalités d’une annexion régulière. Ils ont introduit partout, d’abord leur administration, puis leurs tribunaux. Seuls, quelques fonctionnaires subalternes des Autorités serbes ont été maintenus dans des communes, et sous la condition expresse qu’ils apprendraient la langue bulgare, dans le plus bref délai possible; et c’est ainsi que des fonctionnaires, des juges ont été amenés de la Bulgarie, et même, des maires, dans la Serbie orientale.

 

Les lois serbes ont été remplacées par les lois bulgares. Les impôts ont été perçus, d’après le régime fiscal bulgare.

 

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Au bout d’un certain temps, le billet de banque serbe a cessé d’avoir cours, et le dinar a été primitivement réduit de la moitié de sa valeur, puis, finalement, sa circulation a été complètement interdite, sous menace de sanctions sévères contre ceux qui tenteraient de la reprendre.

 

Le patrimoine public de l’État a été enlevé ou anéanti, sans aucune formalité, sans envisager, si, conformément aux principes du Droit international, il pouvait, d’après sa nature, faire l’objet d’une prise de guerre. Tout ce qui a été trouvé dans les bureaux de l’État a été emporté à Sofia. Au mépris de l’article 56 du Règlement de La Haye, les livres eux-mêmes, et les manuscrits de la Bibliothèque Nationale, ainsi que ceux de l’Université, ont été déclarés prise de guerre. Le commandement de la place de Sofia a été installé à l’Hôtel de la Légation de Serbie à Sofia; les meubles qui s’y trouvaient ont été vendus, et les archives confisquées. Le secrétaire, qui y était resté en qualité de gardien, a été envoyé au camp de prisonniers à Hascovo. Pour justifier leur conduite, les Bulgares ont déclaré que l’Etat serbe avait cessé d’exister et que l’on devait considérer comme res nullius tout ce qui lui avait appartenu.

 

Un exemple saisissant peut montrer cette détermination des Bulgares de considérer l’État serbe comme inexistant; le bureau des renseignements de la Croix-Rouge bulgare a constamment, et dès le premier jour, déclaré qu’il ne reconnaissait pas le même bureau de la Croix-Rouge serbe. Quant au Gouvernement bulgare,

 

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il a continuellement entravé les envois de la Croix-Rouge serbe pour la Serbie occupée, et, à un moment donné, les a formellement interdits.

 

L’usurpation du pouvoir souverain, en Serbie occupée, a atteint son plus haut degré lorsque le Gouvernement bulgare, contrairement à l’article 23 du Règlement de La Haye, a ordonné le recrutement des soldats, forçant ainsi les sujets serbes à combattre contre leur roi et leurs propres frères. L’appel lancé par les commissaires de recrutement n’a obtenu qu’un très faible succès, en sorte que le Gouvernement a dû recourir à des mesures draconiennes telles que de menacer de fusiller tous les hommes en âge et en état de porter les armes, qui ne répondraient pas aux décisions de ces commissions, et la menace a été souvent exécutée. Ces mesures elles-mêmes ont été inefficaces, et le Gouvernement bulgare a décidé de rendre responsables de l’insoumission des recrues leurs familles et leurs villages. Ces représailles ont été mises à exécution en Serbie orientale, mais non en Macédoine, parce qu’il craignait de provoquer une insurrection dans cette province si proche du front de Salonique.

 

En Serbie orientale, ces mesures ont provoqué dans la population une résistance énergique, qui d’ellemême, et sans excitation venue d’ailleurs, a dégénéré en une véritable révolte que le Gouvernement n’a réussi à étouffer qu’au prix des plus grands efforts.

 

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XII. Conclusions.

 

On peut délibérément affirmer qu’il n’existe pas une clause du règlement de La Haye et pas un principe du Droit international que les Bulgares n’aient violés au cours de leur occupation en Serbie. Ces violations sont non seulement nombreuses, mais constituent aussi une série d’actes qui se rattachent étroitement entre eux. Toute l’administration bulgare en Serbie occupée s’est inspirée d’une idée fondamentale qui est en contradiction formelle avec le Droit International et c’est d’elle que sont sorties fatalement toutes les violations du Droit qu’ils ont commises.

 

En effet, les Bulgares sont partis de cette idée qu’ils étaient devenus, non seulement de fait mais aussi de droit, maîtres de la Serbie occupée, que toute cette contrée était devenue un pays purement bulgare et dans lequel, d’après les principes ethnographiques, tous les droits du possesseur légitime leur appartenaient. Ce n’est pas le lieu ici de discuter ces principes ethnographiques. On peut seulement faire remarquer, à cette occasion, que ces principes se sont montrés suffisamment élastiques pour justifier l’appropriation par les Bulgares de toutes les contrées tombées sous leur domination,

 

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grâce au hasard de la guerre. De ces régions, il s’en est trouvé plusieurs que les chauvins bulgares les plus ardents n’avaient jusqu’alors jamais proclamées comme bulgares. D’ailleurs, il est hors de doute que d’après le Droit international, il n’existe pas de principe ethnographique qui eût permis aux Bulgares de fonder en Serbie, en se basant sur l’occupation militaire, un régime politique qui en eût fait une province bulgare.

 

En considérant que toute la Serbie occupée est un pays purement bulgare, les Bulgares ont été outrés quand ils ont découvert, aussi bien dans la Morava que dans la Macédoine, une façon de sentir et de penser qui n’était pas bulgare. Ils ont essayé de l’expliquer par une «serbomanie», qui, imposée par l’Autorité officielle serbe ou par la propagande serbe, avait abouti à ce résultat qu’une population purement bulgare avait perdu la conscience de sa vraie nationalité. C’est pourquoi ils ont décidé d’anéantir, à tout prix et le plus vite possible, cette serbomanie. Celle-ci eut trop démenti leur évocation de ces principes ethnographiques qui devaient justifier leur régime en Serbie. De cette sorte, ils se sont trouvés enfermés dans un cercle vicieux. Pour donner une base légale à l’exercice du plein pouvoir souverain en Serbie, ils ont été forcés d’affirmer que la population était purement bulgare ; et pour pouvoir encore maintenir en vigueur cette affirmation, ils se sont attribués un pouvoir beaucoup plus fort que celui d’un occupant militaire, parce que celui-ci ne pouvait pas suffire pour dénationaliser la Serbie occupée.

 

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Cette dénationalisation, telle que les Bulgares l’ont conçue était une chose impossible; les Bulgares se sont imaginés que les hommes qui se sont formés sous le Gouvernement serbe ou qui ont été pendant des siècles élevés dans l’esprit national serbe, allaient brusquement oublier leur nationalité serbe et se considérer désormais comme d’aussi bons bulgares que les habitants du royaume de Bulgarie eux-mêmes. Des changements aussi brusques dans le domaine des convictions et des sentiments ne sont pas réalisables. Au lieu de s’en rendre compte, les Bulgares, excités par les difficultés qui se sont dressées sur leur chemin, se sont mis à augmenter constamment leur pression sur la population jusqu’au point de la faire dégénérer en une tyrannie sans exemple. Des gens ont été forcés d’abandonner leur culte, leur langue, même leur nom propre; en un mot, ils auraient perdu le droit à leur libre individualité spirituelle. Si l’on ajoute que cette tyrannie avait à son service tous les moyens d’une torture physique et morale, qu’elle pouvait même recourir au meurtre, il en ressort que les Bulgares ont exercé dans la Serbie occupée non seulement un pouvoir qui n’appartient pas aux conquérants militaires, mais une tyrannie qui, dans les temps modernes, n’est permise à aucun État, même à l’égard de ses propres sujets. Si de nos jours, un Gouvernement, quel qu’il soit, persécutait dans son pays, un groupement national de la manière dont les Bulgares ont traité les Serbes pendant leur occupation militaire, il est hors de doute que le monde civilisé eût protesté et condamné des procédés pareils.

 

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Comme tout régime de violence, le régime bulgare en Serbie s’est transformé rapidement d’un régime de persécution en un régime de corruption. Les agents du Gouvernement, dès qu’ils se sont aperçus qu’on leur laissait toute liberté pour aboutir à l’extermination des Serbes, se sont servis de ce pouvoir illimité pour leur propre enrichissement. Après avoir assassiné, battu, interné sous le prétexte de réaliser l’idée nationale bulgare, ils ont pillé et extorqué l’argent pour leur compte personnel. Habitués au pillage et à l’extorsion, ils n’ont plus fait aucune différence entre «serbomanes»; et «non-serbomanes». Si au début les gens ont été pillés parce que serbomanes, plus tard, d’autres ont été taxés de serbomanes afin de pouvoir être également dévalisés. C’est ainsi que, en Macédoine, plusieurs Turcs riches se sont vus proclamés grands patriotes serbes. Le pillage était devenu à un tel point inséparable du régime bulgare que toute différence entre le pillage et la réquisition a disparu. La réquisition n’était qu’un terme pour désigner le pillage en grand qui s’étendait sur des villes et des villages entiers et les ruinait. Les Bulgares ont dévalisé la Morava et la Macédoine avec le même manque de scrupule et la même cruauté que les Allemands ont montrée en Belgique et en France, et si l’on juge d’après la misère économique dans laquelle ils ont plongé la population, il est vraiment impossible de penser qu’ils aient, à un moment donné, considéré cette population comme faisant partie intégrale de leur nation.

 

Les méfaits bulgares dépassent le cadre des infractions ordinaires du Droit international.

 

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Ce sont des crimes de droit commun, assassinats, meurtres, coups et blessures, violences, viols, atteinte à la liberté individuelle, pillages, extorsions de fonds, incendies, etc... Tout le régime bulgare porte cette marque criminelle.

 

La responsabilité en doit retomber sur le Gouvernement bulgare et le Quartier général bulgare. Ces deux facteurs ne peuvent pas la rejeter sur les autorités locales et surtout sur les organisations des comitadjis. Il est vrai que ces organisations des comitadjis ont été les principaux exécuteurs des crimes, mais elles n’auraient pas pu donner plein essort à leurs instincts criminels si le Gouvernement lui-même ne leur avait pas laissé les mains libres.

 

Que le Gouvernement bulgare ait été satisfait de leur œuvre, cela est visible par le fait que leur chef, Protogueroff, a été promu général, après tous les crimes que les organisations des comitadjis. ont consommés dans la Serbie occupée.

 

Toute une série d’ordres officiels confirme que l’impulsion donnée pour la bulgarisation de la Serbie occupée par tous moyens, licites ou illicites, venait des autorités suprêmes bulgares, tant civiles que militaires. L’inspection militaire de la province de la Morava a lancé, le 29 mai 1918, une ordonnance confidentielle, rédigée en plusieurs pages d’impression, exposant toutes les manières propres à bulgariser le pays. D’après cette ordonnance, les citoyens sont divisés en cinq groupes : 1° Ceux qui ne sont pas sûrs et qu’on doit persécuter;

 

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2° ceux qui ne sont pas sûrs et qu’on doit étudier; 3° les neutres; 4° les sûrs; 5° les tout à fait sûrs, qui méritent d’être favorisés. Les gens pas sûrs qu’on devait persécuter sont aussi nommés les «serbomanes» ; les tout à fait sûrs qui méritent d’être favorisés, sont les personnes qui ont réussi à convaincre les autorités bulgares de leur bulgarisme.

 

Dans cette ordonnance, il est dit expressément : «Envers les citoyens et les paysans qui se disent Serbes, nous devons manquer de bienveillance et de mansuétude, aussi longtemps qu’ils n’auront pas complètement avoué leur origine bulgare...» La langue serbe est sévèrement interdite par cette même ordonnance; il est même défendu de se servir de n’importe quel mot serbe. Dans une annexe, il existe une liste de mots serbes qui se sont introduits subrepticement dans le langage courant et qu’on devait à l’avenir proscrire rigoureusement. Les autorités ne devaient prendre en considération aucune demande orale ou écrite, formulée en langue serbe. La correspondance privée en serbe n’était pas permise, les nouveau-nés ne pouvaient pas être baptisés de noms serbes et les épitaphes des tombeaux ne devaient pas davantage être rédigés en serbe. Cette ordonnance a été éditée après le meurtre ou l’internement des prêtres, car ceux-ci ont toujours été désignés comme les représentants les plus autorisés des idées nationales. Aussi, les pouvoirs publics recommandent vivement de rechercher si quelque prêtre n’a pas, par hasard, échappé à la mort ou à l’internement. Après les prêtres, ce sont les femmes qui

 

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sont considérées comme un obstacle particulièrement redoutable pour la bulgarisation. C’est pourquoi il est prescrit aux autorités de ne rendre aucun service aux femmes, de quelque nature que ce soit, même au point de vue alimentaire, jusqu’à ce qu’elles se déclarent publiquement bulgares. Tous les monuments serbes doivent être détruits, et à leur place des monuments bulgares seront élevés. Enfin, toute la population doit prendre part aux réjouissances, fêtes et associations culturelles bulgares. Ceux qui ne voudront pas y participer seront poursuivis.

 

Cette ordonnance, édictée pour toute la Morava par le chef de l’inspection, le général Nerezoff, prouve que la bulgarisation de la Serbie n’a pas été l’œuvre de quelques représentants des pouvoirs publics, mais qu’elle constituait un véritable système de gouvernement, parfaitement conçu et dûment exécuté. Elle est également caractéristique au point de vue suivant : Puisque les Bulgares ont persécuté dans la Morava, où leurs prétentions ne se sont fait jour qu’au cours de cette guerre, avec tant de violence et si systématiquement tout ce qui était serbe, on peut conclure facilement, avec quelle cruauté ils se sont comportés envers les Serbes en Macédoine, où leurs prétentions sont d'une date beaucoup plus ancienne.

 

D’ailleurs, cette ordonnance n’est pas unique; il en existe d’autres qui démontrent indubitablement que les persécutions contre les Serbes proviennent des sommités du Gouvernement militaire et civil.

 

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La proscription de la langue serbe a été ordonnée par une dépêche confidentielle du Ministre de l’Intérieur du 12 février 1916. La saisie et la confiscation des livres serbes dans les librairies ainsi que dans les maisons privées ont été ordonnées par le Quartier général lui-même. (Rescrit de l’état-major de l’armée en campagne du 3 mai 1916.)

 

Il est fait mention de l'internement des prêtres et des instituteurs dans l’acte du Ministre de la Guerre du 15 décembre 1915. Dans un document officiel en date du 26 février 1916, le sous-préfet de l’arrondissement de Vrania rend compte au préfet du département que, le 24 février, sept prêtres de Guillanhe ont été fusillés par un peloton commandé par le sous-lieutenant Kohen, ce qui veut dire que l’assassinat des prêtres serbes n’a pas été l’œuvre de quelques comitadjis barbares, mais qu’il a été exécuté sur le commandement des autorités militaires, avec l’agrément des autorités civiles.

 

La peine de mort édictée pour les prisonniers et internés qui tenteraient de s’enfuir a été édictée par l’ordonnance du Ministre de la Guerre du 20 mai 1917.

 

Enfin, toutes les horreurs qui se sont passées dans les camps de prisonniers doivent être mises sur le compte du Gouvernement bulgare. Ces camps se trouvaient en Bulgarie et non en Serbie occupée, à portée de son contrôle, et cependant, dans tous ces camps, les Serbes ont été traités de la même manière inhumaine et cruelle. Les faits qui s’y sont passés ne peuvent pas être attribués au caprice de quelque commandant de camp.

 

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C’est le gouvernement bulgare qui, avec eux, doit être rendu responsable de l’extermination de la nation serbe qui s’y est pratiquée systématiquement.

 

La politique antiserbe du Gouvernement bulgare a été poursuivie par ses agents subalternes avec une brutalité bestiale et avec une sauvagerie raffinée, proche du sadisme.

 

Toutes les horreurs des plus terribles périodes de l'histoire humaine, qu’on croyait à jamais disparues, ont de nouveau fait leur apparition dans cette partie de la Serbie que les Bulgares ont traversée; là, non seulement les hommes ont été tués, les femmes violées, mais toutes les espèces de tortures y ont été exercées et toutes les formes de sadisme pratiquées, à ne citer que le supplice du pal, imaginé par les Turcs, la mise à mort à petit feu inventée par les cannibales, le viol des mères en présence des filles, des filles en présence des mères, les femmes livrées à la luxure des chiens, la mutilation des organes génitaux, etc...

 

Il est essentiel de relever que ces actes ne sont pas isolés. Les atrocités n’ont pas été commises seulement par les comitadjis bulgares, mais aussi par les officiers bulgares, mais encore par la police bulgare. Ces faits prouvent qu’il existe chez les Bulgares une haine invétérée, inextinguible envers les Serbes particulièrement, ainsi qu’une capacité de haine sans exemple dans le monde. Le monde civilisé ne peut rester indifférent devant une telle situation.

 

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Un peuple capable de haïr à ce point, si aveugle et si acharné dans l’expression de sa haine, représente un danger pour tous ses voisins et une honte pour l’époque dans laquelle nous vivons. Il mérite une punition exemplaire, la plus sévère, parce qu’elle seule pourra le faire revenir à la raison et lui faire comprendre que de nos jours, les crimes et les atrocités ne méritent aucune pitié et sont des entreprises qui ne rapportent plus aucun profit.

 

 

President de la Commission interalliée, L. Stoyanovitch.

Membres :

A. Bonnassieux, Délégué français.

P. Gavrilovitch, Ministre plénipotentiaire.

H.-B. Mayne, Lt-Col. K. E. A. British Delegate.

Slobodan Yovanovitch, professeur à l'Université de Belgrade.

 

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