Македонски Прегледъ
Година I, книга 5-6, София, 1925

 

4. La Macedoine au temps des turcs

 

Par le Colonel Leon Lamouche.

Ancien membre de la mission de réorganisation de la Gendarmerie Ottomane en Macédoine.

 

 

On a, surtout depuis une trentaine d'années, tant parlé de la Macédoine, que personne ne peut ignorer l'importance de cette région dans les questions orientales.

 

On peut dire, en effet, quelle est le cœur de la Péninsule Balkanique; elle en est le centre géographique et la quintessence ethnographique, puisque, dans un espace restreint, elle en réunit toutes les races. Pourtant, les rédacteurs des traités qui mirent fin à la grande guerre, semblent l'avoir ignorée. En tout cas, ils n'ont rien fait pour résoudre le grave problème qui tint si longtemps l'Europe dans l'inquiétude, qui amena l'écroulement de l'Empire Ottoman et qui, aujourd'hui, menace encore de troubler la paix si précaire du Proche-Orient.

 

Je n'ai pas l'intention de traiter la question de Macédoine telle qu'elle se pose actuellement, ni d'en rechercher la solution; je veux seulement apporter à son étude une contribution rétrospective. Plus qu'aucune autre, cette question est un héritage du passé; il est donc utile de savoir sous quel aspect elle se présentait avant les événements qui ont transformé cette partie de l'Europe, c'est-à-dire au temps où la Macédoine, ou suivant la dénomination officielle d'alors, les Trois-Vilayets de Roumélie, était une province ottomane.

 

Ayant séjourné dans cette région pendant une période particulièrement agitée, de 1904 à 1909, entre la grande insurrection d'Ilin Den (1903) et la révolution jeune-turque (1908), je puis apporter un témoignage direct, d'autant mieux informé que mes fonctions d'instructeur de la Gendarmerie Ottomane me permettaient de savoir exactement ce qui se passait. Bien que membre de la section française de la Mission Militaire internationale, chargée, à la suite des accords de Mürzsteg, de

 

 

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éorganiser la Gendarmerie en Macédoine, et après avoir, en cette qualité, résidé pendant près d'un an à Serrés, j'avais, dès le commencement de 1905, été appelé à Salonique par le général italien De Giorgis, chef de la Réorganisation, pour faire partie de son état-major, ce qui me procura de nouvelles facilités d'information et la possibilité de voir l'ensemble du pays, dont je connaissais déjà certains points par un voyage antérieur.

 

La Macédoine, en effet, n'était pas, pour moi, une terre inconnue. Initié, dès ma jeunesse, aux choses slaves par notre grand slavisté, le regretté Louis Léger, dont, en 1881 et 82, étant élève à l'Ecole Polytechnique, je suivais les cours à l'Ecole des Langues Oriantales, je m'étais passionné pour ces questions et la connaissance que j'avais déjà pu acquérir des diverses langues du Proche-Orient, me valut, quelques années plus tard, la faveur d'être attaché, au 2° Bureau de l'Etat-Major de l'Armée, chargé de l'étude des armées étrangères. Cet emploi me procura l'occasion de visiter deux fois les pays balkaniques en 1892 et en 1896.

 

Si l'on juint à ces antécédents quelques ouvrages publiés, des diplômes acquis à l'Ecole des Langues Orientales, on comprendra que j'étais naturellement désigné pour faire partie de la mission envoyée en Macédoine dans le but, non seulement de concourir à la réorganisation de la gendarmerie ottomane, mais aussi d'établir dans cette région tragique, un état de choses supportable pour ses habitents de toutes races.

 

Lors de notre arrivée en Macédoine, la population était encore sous l'impréssion de la grande insurrection d'Ilin Den (St-Elie), qui, commencée le 2 août 1903, dans la région de Monastir, avait, pendant près de trois mois, tenu le pays en était de guerre. A Salonique, on montrait les effets de la terrible explosion du 29 avril, qui avait détruit la Banque Ottomane et plusieurs immeubles du Quartier Franc.

 

Avec leur nombreuse armée composée en partie de bataillons de rédif (armée de réserve) venus d'Anatolie, les Turcs devaient nécessairement avoir raison de cette révolte, mais la répression causa plus de dommages encore que l'insurrection elle-même. Bien des villages et même de petites villes comme Krouchévo, non loin de Monastir, furent détruits en tout ou en partie. Comme il arrivait toujours en pareil cas, un grand nombre d'habitants des deux sexes s'étaient réfugiés en Bulgarie.

 

 

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Les autorités turques avaient été effrayées de la puissance, de la cohésion, de la constitution intelligente, de l'organisation révolutionnaire, dite Organisation intérieure. Quoique le caractère national de cette dernière fut nettement bulgare, son but était la réalisation d'une administration macédonienne autonome, et sa devise „La Macédoine aux Macédoniens" (Makédonia za Makédonsitê). Et de fait, des éléments non bulgares, des Valaques, comme à Krouchévo, ainsi que des Bulgares patriarchistes, conséquemment grécophiles, prirent part à l'insurrection d'Ilin Den avec les exarchistes. Donc, pour les Turcs, le Bulgare était l'ennemi et un ennemi dangereux qu'il fallait combattre par tous les moyens.

 

Mes rapports avec la population chrétienne me conduisirent à cette conclusion qu'elle était très fatiguée par cette longue période de troubles et ne demandait que la paix et la possibilité de travailler tranquillement. On sait que les Bulgares de Macédoine, comme ceux de la Bulgarie indépendante, sont essentiellement des laboureurs, avec cette différence cependant, qui explique en partie les mécontentements, que les paysans de la Bulgarie sont propriétaires de la terre qu'ils cultivent, tandis que les Macédoniens étaient exclusivement des métayers, travaillant sur les grands domaines (tchiftliks) des beys turcs.

 

Si Hilmi Pacha, l'inspecteur général des Trois Vilayets, avait sincèrement voulu la pacification de son ressort, avec l'aide de ses conseillers, les agents civils russe et autrichien, des officiers européens de la Gendarmerie et plus tard des conseillers financiers, il aurait pu y parvenir assez facilement.

 

Mais ce digne serviteur d'Abdul Hamid, d'ailleurs intelligent et fin, ne pouvait songer à rétablir la paix par la justice et la liberté. La maxime „Diviser pour régner" était bien faite pour plaire à l'esprit astucieux des Vieux-Turcs. Hilmi Pacha y recourut, et pour avoir plus facilement raison des Bulgares, il encouragea les Grecs. L'hostilité entre ces deux nationalités remonte au Moyen-Age, aux guerres des tsars bulgares contre les empereurs byzantins. La conquête turque ne l'a apaisée que momentanément, car les Grecs ont profité des importants privilèges donnés par les Sultans à leurs Patriarches et à leur clergé pour essayer d'helléniser tous les chrétiens orthodoxes de l'Empire. Aussi le réveil de la nationalité bulgare au commencement du XIX-е siècle, devait il entraîner une reprise de

 

 

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la lutte contre l'hellénisme, lutte qui aura son dénouement en 1870 par l'érection de l'Exarchat bulgare. On sait que le mouvement qui amena la création d'une église bulgare autonome, que les Grecs déclarèrent schismatique, n'avait rien de religieux; aucune différence dogmatique ne sépare les exarchistes des patriarchistes ; mais la constitution thèoeratique de l'Empire Ottoman qui faisait des patriarches et des évêques les chefs civils des chrétiens sujets turcs, ne permettait à une nationalité d'être reconnue officiellement comme nation (millet) distincte, qu'à condition de former une église séparée.

 

Dans la lutte pour l'autonomie religieuse et intellectuelle, particulièrement vive à partir de 1830, les Bulgares de Macédoine n'avaient pas montré moins d'activité que leurs frères de Mésie ou de Thrace. Dès 1830, les diocésains d'Uskub réclamaients un évêque bulgare et c'est dans la région de Koukouch, au Nord de Salonique, que commença en 1859, le mouvement tendant à la constitution d'une église bulgare de rite oriental unie à Rome. La première circonsouption de l'Exarchat, d'après ie firman de 1870, renfermait le diocèse macédonien de Vélès (Keuprulu), et aussitôt après, deux autres diocèses, ceux d'Uskub et d'Ohrida, demandaient à y être incorporés et obtenaient satisfaction en 1872, après qu'une enquête officielle eut constaté que plus des deux tiers des habitants chrétient de ces diocèses étaient bulgares. La création de l'Exarchat qui donnait une existence officielle à la nation bulgare (Βolghar milleti) facilita naturellement le développement de ses institutions religieuses et scolaires, mais ces institutions existaient antérieurement et leur développement répondait aux sentiments et aux désirs de la population; il est tout à fait faux de prétendre que c'est la propagande exarchiste qui a rendu Bulgares les Slaves de Macédoine.

 

Ainsi, lorsque les agents civils et les missions militaires arrivèrent en Macédoine au printemps de 1904, alors que s'apaisaient les derniers soubresauts de la grande insurrection, la lutte se continuait bien plus entre les Grecs et les Bulgares, qu'entre ces derniers et les Turcs. Les autorité ottomanes soutenaient ouvertement les Grecs et facilitaient leurs propagande. Les premières réclamations que je reçus en arrivans à Serrés, chef-lieu du secteur confié aux officiers français, émanaient de villageois auxquels les autorités avaient enlevé leurs livre

 

 

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d'église slavons pour les remettre à l'évêché grec qui voulait leur Substituer des livres grecs. Dans beaucoup de villages, sous des prétextes divers, on avait fermé les églises et les écoles bulgares. Dans un gros bourg exclusivement bulgare, que j'ai visité peu après, Gorno Brodi, au nord, de Serrés, on avait été plus loin. On avait livré, non pas aux Grecs, car il n'y en avait pas dans cette localité, mais aux Bulgares patriarchistes, grècophiles, la belle église et la vaste maison d'école, construites par les Exarchistes. Privés d'école bulgare, certains habitants avaient envoyé leurs enfants aux écoles grecques, mais les directeurs de celles-ci m'avouèrement que, dès qu'une organisation de fortune eut permis de rouvrir les écoles bulgares, les élèves forcés des écoles grecques, y étaient accourus en foule.

 

Les événements de 1903, les accords de Mürzsteg, l'envoi des missions européennes, avaient mis de nouveau la question macédonienne à l'ordre du jour, et nombreux étaient les ouvrages, les articles de journaux ou de revues qui s'en occupaient. Si l'on met à part les écrits d'auteurs serbes, toutes les polémiques portaient sur la question de savoir si l'élément dominant, en Macédoine, était grec ou bulgare.

 

Les autorités turques ne voyaient aussi, parmi les chrétiens indigènes, pour les combattre ou les favoriser, que des Grecs et des Bulgares. Plus tard, quand les premiers abusèrent de la bienveillance turque et deviendront dangereux, on leur opposera les Valaques longtemps acquis à l'hellénisme, mais parmi lesquels commençait à se manifester un mouvement d'émancipation, encouragé par la Roumanie, et, en général, marchant d'accord avec le mouvement bulgare. Les Valaques, en effet, faisaient souvent cause commune avec les Bulgares, dans la lutte contre l'hellénisme. J'ai connu, à Ohrida, notamment, des prêtres et des paroisses valaques qui s'étaient placés sous la juridication spirituelle de l'Exarchat bulgare.

 

Personne alors ne songeait aux Serbes. Les gens bien informés savaient qu'il existait une certaine propagande serbe dans les kazas (arrondissements) voisins du royaume ou de la Vieille Serbie, que, dans ces régions, des bandes serbes entraient parfois en conflit avec des bandes bulgares, mais on n'y attachait pas grande importance. Les fonctionnaires civils et militaires turcs, les officiers italiens chargés de la réorganisation

 

 

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de la gendarmerie, les consuls des puissances occidentales eussent été bien étonnés si on leur avait dit qu'il existait des populations serées à Monastir ou à Ohrida, voire même à Vélès ou à Přilep, considérés avec raison comme des foyers de bulgarisme.

 

Chaque fois que la population chrétienne se croyait menacée, elle s'enfuyait en Bulgarie, même celle des districts voisins des frontières serbes. Ce phénomène s'était déjà produit souvent antérieurement. Il prit une intensité particulière après l'insurréction d'Ilin Den, et le grand nombre de réfugiés, qui constituait une gêne serieuse pour la Bulgarie, donna lieu à des négociations et à un accord entre les gouvernements turc et bulgare, en vue de faciliter leur retour. On observera le même phenomène à chaque cause de panique, par exemple lors des massacres de Chtip et de Kotchana (décembre 1911 et août 1912).

 

En dehors de ces exodes accidentels et temporaires, un mouvement d'émigration à titre définitif s'était établi depuis longtemps, plus particulièrement depuis 1878, de la Macédoine vers la Bulgarie. L'accroissement rapide de la population de Sofia est dû en grande partie aux Macédoniens. Parmi ces émigrés se trouvait un grand nombre d'hommes intelligents et instruits dont l'activité, dans leur pays, était gênée par la concurrence grecque et l'hostilité turque. Ils conquirent très vite, dans l'Etat bulgare en formation, des situations importantes dans la politique, l'enseignement, l'armée, les professions libérales. Cette circonstance explique les relations qui existaient entre les révolutionnaires macédoniens et des éléments habitants en Bulgarie, mais, eux aussi, d'origine macédonienne.

 

La distinction entre les populations grecques et bulgares était facile au point de vue ethnographique et linguistique, mais des considérations religieuses et culturelles, économiques aussi parfois, intervenaient pour compliquer la question. Un certain nombre de Bulgares étaient restés attachés au Patriarcat, fréquentaient ses églises et envoyaient leurs enfants aux écoles grecques. Bien qu'ils ne parlassent, à leur foyer, que le bulgare et souvent ignorassent complètement la langue hellénique, les Grecs, et aussi les autorités turques, les tenaient pour Grecs. Naturellement leurs compatriotes exarchistes les voyaient de mauvais œil, les considéraient comme traîtres et étaient parfois conduits

 

 

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à des représailles à leur égard. Les Grecs en tiraient argument pour prétendre que les bandes bulgares essayaient, par la force, de changer le caractère ethnique du pays, ce qui était absolument faux. Si les komitadjis ont, effectivement, exercé des violences sur des individus isolés ou des villages grecs, c'éta t à titre de vengeance ou de menace, mais jamais il n'est venu à l'idée d'aucun d'entre eux d'obliger un véritable Grec à se dire Bulgare. Au contraire, l'activité essentielle des bandes d'andartes (komitadjis grecs), était consacrée à contraindre des villages bulgares ou valaques à se déclarer grecs, ou à empêcher les Bulgares patriarchistes de se joindre à leurs frères de race et de langue.

 

D'une manière générale, les villages chrétiens de l'intérieur du pays étaient bulgares, quelquefois valaques, notamment dans les environs de Monastir ; les Grecs se trouvaient, comme partout, dans la région littorale. Dans les villes principales, la population avait pris, en grande partie, le caractère grec, ce qui s'explique facilement par la prédominance religieuse, intellectuelle et économique de l'hellénisme. Les bourgeois, Grecs ou hellénisés, obligeaient les domestiques, les ouvriers, qui dépendaient d'eux, à s'helléniser aussi. Ce travail de dénationalisation était très facile à obsérver à Serrés, ville importante où j'ai vécu près d'un an. Néanmoins, un grand faubourg populaire restait complètement bulgare.

 

A Salonique, ville en grande majorité israélite, mais où la population chrétienne était principalement grecque et constituait un ardent foyer d'hellénisme, j'ai pu, au contraire, constater en cinq ans, un développement très important de l'élément bulgare.

 

Ainsi, malgré un certain calme extérieur, la lutte continuait entre les nationalités chrétiennes, avec la complicité des autorités turques, dont les troupes coopéraient parfois avec les bandes grecques contre les bandes bulgares. Cette lutte se manifestait par des attentats commis même à l'intérieur des villes, comme ceux dont j'ai été témoin, à Serrés, sur un libraire bulgare, à Salonique sur un notable commerçant bulgare, sur un inspecteur des écoles roumaines, etc..

 

L'Organisation intérieure, moins active en apparence, conservait toute sa puissance. Sa formation, dont les bandes étaient l'élément le plus visible, mais non le plus important, était remarquable.

 

 

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Elle couvrait tout le pays d'un réseau serré de commandements, d'émissaires, de courriers, de dépôts; ses milices étaient dissimulées sous les dehors de paysans pacifiques, mais prêts à prendre les armes. Elle avait ses tribunaux, auxquels les villageois, dédaignant les juges turcs, soumettaient leurs litiges. Elle avait même organisé des cours du soir et du dimanche pour développer l'instruction des paysans.

 

Ses bandes, ordinairement bien armées et bien équipées, étaient d'une bravoure et d'une audace extraordinaire. Souvent, quelques hommes, retranchés dans un bâtiment, tinrent tête à plusieurs compagnies et plus d'une fois les troupes durent employer l'artillerie. Rarement les komitadjis étaient faits prisonniers; le plus souvent, ils réussissaient à s'échapper, car les soldats qui craignaient les bombes, n'osaient pas trop s'approcher; sinon, ils se défendaient jusqu'à la mort, ou même, le cas s'est présenté, se tuaient les uns les autres au moment de tirer leurs dernières cartouches.

 

En lisant, au cours de ces récentes années, le récit des derniers épisodes de l'insurrection irlandaise, j'ai souvent été frappé de l'analogie des procédés des Sinn-Feiners avec ceux de l'Organisation révolutionnaire macédonienne; mais moins heureux que leurs émules d'Irlande, les komitadjis macédoniens n'ont pas réussi à donner la liberté à leur pays.

 

Notons ici un fait à l'honneur des Turcs. Malgré toutes les difficultés qu'ils éprouvaient de la part des Chrétiens, et des Bulgares en particulier, ils ne se sont jamais complètement départis de leur tolérance en matière religieuse et nationale ; les faits contraires ne furent que des incidents isolés. Non seulement les autorités ottomanes n'ont jamais, à notre époque, essayé de convertir des Chrétiens à l'Islam, mais elles ne les ont jamais empêchés de se dire Grecs, Bulgares, Serbes, Valaques, etc., de parler leurs langues et de les enseigner dans les écoles. Aussi, les établissements scolaires avaient-ils pris un grand développement en Macédoine; Grecs et Bulgares rivalisaient sur ce terrain ; presque tous les villages étaient arrivés à avoir leur école, beaucoup en avaient deux, une grecque et une bulgare. Bien que la population slave y fut relativement peu nombreuse, Salonique, avec ses deux lycées, de garçons et de filles, et son école de commerce, remarquablement organisés, ses deux imprimeries, ses librairies, était un centre important de culture bulgare.

 

 

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En 1912, il existait en Macédoine 1141 écoles bulgares avec 1884 maîtres ou maîtresses et 65.474 élèves, sans compter les institutions bulgares catholiques, de Monastir, Koukouch, Salonique (séminaire tenu par les Lazaristes), et les écoles protestantes. Des gymnases, des écoles normales, des écoles professionnelles, existaient dans plusieurs villes notamment à Monastir, Uskub, Přilep, Vélès etc. A la même époque, le clergé exarchiste comprenait en Macédoine 7 évêques, 7 vicaires épiscopaux, et 1132 prêtres desservant 1293 églises ou chapelles.

 

Les diverses nationalités pouvaient librement célébrer leurs fêtes religieuses ou scolaires. Les autorités civiles et militaires ottomanes assistaient, dans les écoles, aux distributions des prix, ou plutôt aux solennités qui en tenaient lieu. J'ai vu, à Serrés, le 1-er mai, une fête des écoles grecques, où toutes les fillettes parurent en toilettes blanches ornées d'écharpes bleues, vivantes bannières de l'hellénisme. Du reste l'exhibition du drapeau grec, l'exécution de l'hymne national hellénique par les fanfares, étaient largement tolérées. Les Bulgares étaient plus discrets et pour cause. Ils pouvaient cependant .célébrer aussi leurs fêtes et j'ai vu, au jardin public de Salonique, une séance de gymnastique fort réussie donné à l'occesion de la fête des S-ts Cyrille et Méthode, les apôtres des Slaves, saints nationaux des Bulgares. J'anticiperai sur les années ultérieures, pour rapporter un fait très caractéristique dont j'ai été témoin à Constantinople. C'était deux ans après la révolution jeune-turque. On avait commencé à incorporer les Chrétiens dans l'armée et beaucoup de Bulgares de Macédoine avaient été affectés à la garnison de Constantinople. Le jour des S-ts Cyrille et Méthode, ils furent conduits en détachements à l'église bulgare, sur les bords de la Corne d'Or, et autorisés ensuite à prendre part aux réjouissances champêtres, organisées par la colonie bulgare de la capitale, près des Eaux-Douces d'Europe. Les officiers et gradés turcs qui avaient conduit les détachements furent invités à y assister et acceptèrent l'invitation.

 

Où pourrait-on, aujourd'hui, dans la Macédoine serbe ou grecque, fêter de cette façon S-ts Cyrille et Méthode?

 

Les événements de Macédoine eurent certainement une influence directe ou indirecte sur la révolution de juillet 1908, mais ces considérations ne rentrent pas dans mon sujet. Je me bornerai à rappeler que cette révolution mit fin, comme par un

 

 

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coup de baguette magique, à toutes les luttes nationales et politiques. Les chefs de bandes descendirent des montagnes et vinrent à Salonique fraterniser avec les officiers qui, la veille encore, les poursuivaient et les combattaient.

 

Fidèles à leur dévise „La Macédoine aux Macédoniens", les chefs de l'Organisation intérieure étaient tout prêts à coopérer avec l'Union et Progrès en vue de l'établissement d'un régime administratif libéral, basé sur l'égalité de toutes les nationalités. Les comités révolutionnaires se transformèrent en clubs constitutionnels bulgares. Quand, à la suite du coup d'etat réactionnaire d'avril 1909, Mahmoud Chevket décida de marcher sur Constantinople pour renverser Abdul Hamid et sauver la Constitution, les anciens komitadjis et nombre d'autres volontaires formèrent une légion bulgare, commandée par les célèbres voïvodes Sandanski et Tchernopéïev, qui entra à Constantinople avec le corps d'armée de Salonique.

 

Malheureusement, l'esprit étroit, le nationalisme excessif des Jeunes-Turcs, ne leur permirent pas d'utiliser ces bonnes volontés. Toute une série de mesures maladroites, le désarmement brutal de la population, l'interdiction des associations politiques, se rattachant à une nationalité, — ce qui entraînait la dissolution des clubs constitutionnels bulgares — et surtout la tentative d'établir en Macédoine, dans le but avoué d'y créer une majorité musulmane, des immigrés (mohadjirs) venant de Bosnie et d'Herzégovine, dissipèrent bientôt les illusions qu'avaient pu concevoir les populations macédoniennes et leur montrèrent qu'elles n'avaient rien gagné au changement de régime. Au contraire, à l'administration négligente et souvent dédaigneuse, mais cependant tolérante, des Vieux-Turcs, succédait une politique d'intolérance et d'ottomanisation. Les Chrétiens n'étaient d'ailleurs pas seuls à en souffrir; les Arabes et les Albanais musulmans, ménagés jadis par Abdul Hamid, ressentirent aussi les effets de la manie assimilatrice des adeptes de l'Union et Progrès. Ce furent ces mécontentements accumulés qui causèrent les révoltes successives des Albanais, facilitèrent la réconciliation des Grecs et des Bulgares, et amenèrent la catastrophe de l'Empire Ottoman et le démembrement de la Turquie d'Europe.

 

Après un moment d'accalmie, qui suivit la révolution de 1908 et la chute ďAbdul Hamid en 1909, la situation redevint

 

 

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à peu près la même qu'auparavant, si ce n'est que les différentes nationalités chrétiennes se rapprochèrent devant le danger commun et cessèrent de se combattre.

 

Je quittai d'ailleurs la Macédoine en Juillet 1909 et n'eus plus de relations aussi directes avec ses habitants, bien que mes rapports avec les quatre députés et le sénateur, qui représentaient les Bulgares macédoniens au Parlement ottoman me permissent de me tenir au courant de la situation. A propos des députés bulgares. Je rappellerai que l'un d'eux, Pantchè Dorev, représentant du sandjak de Monastir, fut le seul membre du Parlement qui, le 15 avril 1909, osa protéster contre la violence faite à la représentation nationale et demanda à ses collègues de reppousser la démission imposée au président de la Chambre par les troupes révoltées, à l'instigation d'Abdul Hamid.

 

Puis, arriva la guerre balkanique de 1912, résultat naturel des fautes des Jeunes-Turcs. L'accord secret du 29 février entre la Bulgarie et la Serbie, avait reconnu le caractère principalement bulgare de la plus grande partie de la Macédoine, puisque le gouvernement serbe s'engageait à renoncer à toute revendication sur un territoire qui comprenait Vélès, Přilep, Monastir, Ohrida, tandis que, dans la zone que, depuis, on a appelé „contestée", où se trouvaient Koumanovo, Uskup, Kalkaldélen, Kitchévo, la délimitation définitive devait à défaut d'entente entre les parties intéressées, être remise à l'arbitrage de l'Empereur de Russie.

 

Les sentiments des Macédoniens se manifestèrent par la part qu'ils prirent à la guerre. Seize mille volontaires accoururent sous les drapeaux bulgares et formèrent une division dite de Milice macédonienne (Makédonsko Opltchénié) comprenant 15 bataillons d'infanterie plus quelques unités auxiliaires. Un certain nombre de ces volontaires étaient déjà établis en Bulgarie, mais non naturalisés, d'autres venaient de l'étranger (dont 275 d'Amérique), ou de Thrace (1.215), mais 12.400 s'étaient enfuis de la Macédoine turque; les kazas (arrondissements) de Monastir, Vélès, Dibra, Kostoria, Koukouch, Ohrida, Přilep, Chtip, fournirent les plus gros contingents.

 

Cette milice macédonienne prit une part utile aux opérations militaires, notamment en novembre 1912, dans les Rodopes, où fut fait prisonnier le corps de Javer Pacha, devant Boulaïr, en novembre et décembre, et à Charkeuy où, à la fin

 

 

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de janvier 1913, elle fit échouer la tentative de descente d'Enver Bey.

 

11 est impossible de ne pas reconnaître, dans tous ces faits, les preuves d'un sentiment national nettement caractérisé. Lorsqu'on a vécu au milieu de ces populations, quand on a vu l'ardeur de leurs luttes, quand on a été témoin de leurs efforts vers le progrès social et le développement intellectuel, on ne peut pas souscrire aux affirmations de certains auteurs contemporains qui prétendent ne voir dans les Slaves macédoniens qu'une masse amorphe, une pâte molle susceptible de prendre l'empreinte qu'un conquérant leur donnera.

 

Si les Bulgares de Macédoine ont su résister à l'action, si puissante pourtant, de l'hellénisme, appuyée sur une incontestable supériorité culturelle et économique, sur la force de l'Eglise et bien souvent aussi sur l'autorité de l'Etat turc, s'ils ont réussi, malgré tous les obstacles, à reconstituer leur nationalité, à donner à leur œuvre scolaire le développement dont j'ai été témoin, c'est qu'ils avaient conscience de l'idéal pour lequel ils travaillaient, combattaient, souffraient et mouraient quand il le fallait.

 

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