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XII. Grecs d’Italie du Sud et de Sicile au Moyen Age: Les moines [*] par André Guillou Secrétaire Général de l’École
First published in: Mélanges d’Archéologie et d’Histoire 75, Paris 1963 Republished in: André Guillou. Studies on Byzantine Italy with a preface by Raffaello Morghen. Variorum Reprints London 1970, XII, 791-110
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I. - Annales 80
a) Les origines: VIIe-VIIIe siècles 81
b) Naissances et renaissances: IXe-XIIe siècle 83
c) Extinction: XIIIe-XVe siècle 87
II. - Le fait monastique dans l’économie et dans la société 88
A) Βίος πρακτικός, ou monachisme grec et économie en Italie du Sud et en Sicile 88
B) Βίος θεωρητικός, ou société monastique et spiritualité grecques en Italie du Sud et en Sicile 97
Images de couvents — Portraits de moines
2) L’idéal du moine grec: cénobitisme et hésychasme 104
«Κοινωνία γὰρ βίος τελεωτάτη ..., κοινὰ δὲ τὰ σύμπαντα ... — Ἐρημία καὶ ἡσυχία: solitude et paix contemplatives
Conclusion 110
L’Italie méridionale et la Sicile médiévales sont de ces régions privilégiées pour l’historien de la civilisation, où se rencontrent, s’affrontent et cohabitent des populations de races diverses, et sous des régimes politiques successifs; ce sont ici les Latins, les Arabes et les Grecs. Mais qui dit cohabitation dit points de contacts et de cohérence et points d’opposition et de séparation; saisir et expliquer ceux-ci, déterminer la part de chacun dans la vie de l’ensemble constitue une tâche passionnante, mais combien délicate. C’est ainsi que l’histoire politique de l’Italie sous le régime byzantin du VIe au VIIIe siècle pour l’Italie de l’Exarchat de Ravenne, et du IXe au milieu du XIe siècle pour le Sud, raconte l’histoire du régime byzantin appliqué à ces régions, mais nous laisse ignorer l’histoire des Byzantins et des Grecs d’Italie qui s’étend bien au-delà du rembarquement des troupes byzantines à Bari en 1071. Les historiens de l’art sont venus, certes, colorer et animer ces descriptions et ces récits; il n’en reste pas moins que, profitant des tendances de l’histoire moderne, il nous faut repenser ces images dans le cadre d’une histoire de la civilisation grecque; maints faits humains, en outre, qui sont documentés ici, ne le sont pas dans les terres demeurées plus longtemps byzantines et sont restées là indéchiffrables. C’est donc à des enquêtes successives que l’historien doit se livrer, mais, en faisant halte de loin en loin pour
*. Une première rédaction de ces quelques pages a été présentée en langue italienne sous forme de rapport à la deuxième semaine d’études organisée par l’institut d’Histoire Médiévale de l’Université Catholique de Milan à Passo della Mendola (Trento) en septembre 1962 sur le thème: «L’eremitismo in Occidente nei secoli XI e ΧIΙ».
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faire le point et retoucher le tableau d’ensemble, avant de se remettre en route. D’après les sources éditées et inédites que j’ai pu exploiter jusqu’à présent, il m’a ainsi paru nécessaire de me préciser le point d’avancement de mes recherches dans un domaine de cette histoire des populations grecques d’Italie du Sud et de Sicile au Moyen Age, celui du monachisme et des moines grecs: j’ai été ainsi amené à constater que les cadres événementiels devaient être interprétés et qu’à l’intérieur de ceux-ci je pouvais tenter d’opérer quelque classement en examinant le fait monastique dans l’économie et dans la société. C’est donc d’une esquisse partielle qu’il s’agit [1].
I. - Annales
Les travaux scientifiques qui se sont intéressé à l’histoire du monachisme grec en Italie du Sud et en Sicile ne sont pas, jusqu’à présent, parvenus à imposer une vue claire du cadre événementiel de cette histoire [2]. Je l’ébaucherais de la façon suivante.
1. J’ignore ici à dessein le monachisme grec de l’exarchat de Ravenne proprement dit, celui de Rome et celui de Naples.
2.
- P. P. Rodota, Dell’origine, progresso, e stato presente del rito greco in Italia osservato dai Greci, monaci basiliani, e Albanesi. Libri tre, II, Rome, 1760, in-4°, 275 p.;
- P. Batiffol, L’abbaye de Rossano. Contribution à l’histoire de la Vaticane, Paris, 1891, p. iv-xxxix;
- J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin depuis l’avènement de Basile Ier jusqu’à la prise de Bari par les Normands (867-1071) (Bibliothèque des Ecoles Françaises d’Athènes et de Rome, 90), Paris, 1904, p. 254-286, 376-386;
- K. Lake, The Greek Monasteries in South Italy, The Journal of Theological Studies, 4, 1903, p. 345-368, 517-542; 5, 1904, p. 22-41, 189-202;
- F. Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, t. II, Paris, 1907, p. 584-593;
- L. T. White, Latin monasticism in Norman Sicily (The Mediaeval Academy of America. Publication n. 31. Monograph n° 13), Cambridge, Mass., 1938, p. 16-52;
- M. Scaduto, Il monachismo basiliano nella Sicilia medievale. Rinascita e decadenza, sec. XI-XIV, Rome, 1947, in-8°, lx-367 p.;
- L.-R. Ménager, La «Byzantinisation» religieuse de l’Italie méridionale (IXe-XIIe siècles) et la politique monastique des Normands d’Italie, Revue d’Histoire Ecclésiastique, 53, 1958, p. 747-774; 54, 1959, p. 5-40;
- H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur im Byzantinischen Reich (Handbuch der Altertumswissenschaft. . ., Iv. von Müller, 12. Abt., 2. Teil, Bd. 1, Byzantinisches Handbuch, 2. Teil., Bd. 2), Munich, 1960, p. 227-229.
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a) Les origines: VIIe-VIIIe siècles.
Procope de Césarée, dans une description peu claire des régions et des populations qui occupent l’ancienne «Grande Grèce» sur le littoral de la mer Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, au moment du débarquement des troupes byzantines, au VIe siècle, cite les Καλαβροί, les Βρίττοι, les Λευκανοί, les Καμπανοί, les Ἀπούλιοι et les Σαμνῖται, et note que les premiers Grecs (Ἕλληνες) n’apparaissent qu’en Epire [1]; il semble considérer que l’Italie du Sud était alors habitée par des Latins; les dernières recherches des linguistes sur l’origine des dialectes néo-grecs de ces régions paraissent prouver que les Grecs n’ont jamais disparu de la péninsule [2]. Information lacuneuse de Procope? Question de nuances? L’historien manque de sources décisives pour trancher. L’existence d’une importante population grecque en Sicile, et surtout en Sicile orientale, est, par contre, sûrement attestée par le grand nombre des inscriptions funéraires grecques du IVe et du Ve siècle [3]. Mais il manque encore ici la convergence des preuves. Ce qui peut être considéré comme une hypothèse pour la période précédente, qui reste, — et cela est indiscutable —, muette sur la présence de moines grecs en Italie du Sud et en Sicile, fait place à la certitude pour le VIIe siècle; si on écarte, en effet, à cause de son caractère légendaire la Vie de s. Jean Damascène qui ferait venir d’Italie (ἐξ Ἰταλίας ὁρμώμενος = Italie du Sud ou Sicile) le moine érudit Kosmas, qui fut le maître du grand docteur byzantin [4],
1. De bello gothico, I, 15 (éd. G. Dindorf, Bonn., 1833, p. 78-80).
2. C’est la position (convaincante) de St. C. Caratzas, L’origine des dialectes néo-grecs de l’Italie méridionale, Paris, 1938, qui (p. 17-77) a clairement résumé les diverses opinions des linguistes; mais tout le problème n’est pas là.
3. V. Strazzulla, Museum epigraphicum seu inscriptionum christianarum quae in Syracusanis catacumbis repertae sunt corpusculum, Palerme, 1897. Les opinions contraires sont rappelées par S. L. Agnello, Silloge di iscrizioni paleocristiane della Sicilia, Rome, 1953, p. 8-12. La question est seulement posée. Pour l’existence d’une population grecque à Syracuse au VIe siècle, on notera que Procope au moment du débarquement retrouve un ami d’enfance, installé dans le port sicilien pour ses affaires (De bello vandalico, I, 14, éd. G. Dindorf, Bonn, 1833, p. 371).
4. Acta SS., Maii, II, Paris-Rome, 1866, p. 112 (trad. lat.), p. II (texte grec); sur cette vie écrite par Jean de Jérusalem au Xe siècle, voir M. Jugie, Dict. Théol. Cath., Paris, 1924, s. v°, p. 696, et H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur, . . ., Munich, 1959, p. 567 (= F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca (Subsidia hagiographica, n° 8a), Bruxelles, 1957, n° 884).
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on conserve la longue lettre théologique de Maxime le Confesseur adressée, entre 616 et 648 «à tous les higoumènes, moines et populations orthodoxes de Sicile» [1]; ce n’est pas dans le terme «orthodoxe», qui à l’époque couvre tout le monde chrétien, que l’on cherchera argument, mais dans le fait que la lettre est écrite en grec. Il y avait donc au milieu du VIIe siècle un certain nombre d’higoumènes et donc de monastères grecs en Sicile; on connaît seulement, il est vrai, pour l’époque le nom de quatre d’entre eux, S. Lucia, près de Syracuse [2], S. Pietro ad Baïas, S. Nicolas et la Capitulana, mais de nombreuses grottes et de nombreux ermitages restent anonymes [3], et il me paraît sûr que le pays de Sicile choisi par l’empereur Constant II en 663 pour y installer la nouvelle capitale de l’Empire constituait alors une province de population grecque prospère [4].
1. Migne, P. G., t. 91, col. 112: Τοῖς κατὰ τήνδε τὴν Σικελῶν φιλόχριστόν νῆσον παροικοῦσιν ἁγίοις πατράσιν ἡγουμένοις τε καὶ μονάζουσι καὶ ὀρθοδόξοις λαοῖς... Et il paraît certain qu’une partie de ces populations venaient de Syrie, de Palestine, et, peut-être, d’Egypte, fuyant la migration arabe, et aussi du Péloponnèse, chassées par la progression slave. Je reviendrai bientôt sur cet important problème démographique. Pour la date et le sens de la lettre de Maxime le Confesseur, voir P. Sherwood, An Annotated date-list of the Works of Maximus the Confessor (Studia Anselmiana ..., 30), Rome, 1952, p. 55.
2. Vie de s. Zosime, évêque de Syracuse, Acta SS., Mart., III, p. 836.
3. Liber Pontificalis, éd. L. Duchesne, I, Paris, 1955 (éd. anastatique), p. 354; l’aspect archéologique du problème a été exposé, dans l’état très fragmentaire où demeure la recherche, par G. Agnello, L’architettura bizantina in Sicilia (Collezione meridionale diretta da U. Zanotti-Bianco. Ser. III: Il Mezzogiorno Artistico), Florence, 1952, p. 14, 61-68, 81-88, etc.
4. L’archéologie est ici une source précieuse de documentation; contentons-nous de signaler les pièces les plus connues: un anneau d’or nuptial inscrit (VIIe s.) trouvé à Syracuse (Palerme, Musée national, cat. n° 31), un autre, peut-être un peu plus ancien (VIe-VIIe s.), acheté à Paterno (Syracuse, Musée archéologique national, inv. n° 35261), un collier d’or (VIIe s.) trouvé à Campobello di Mazzara (Palerme, Musée national, cat. n° 825). Les derniers sondages archéologiques effectués par D. Adamesteanu à Sofiana (voir le compte-rendu à paraître dans le prochain fascicule du Bollettino d’Arte) ont apporté au jour un certain nombre de bijoux de la fin du VIe ou, plus probablement, du VIIe siècle. Devant ces découvertes occasionnelles, faites par les archéologues de l’Antiquité, on se demande quand l’archéologie byzantine ne sera plus considérée comme une parente pauvre de l’archéologie classique: pour l’histoire de la Sicile du VIe au XIe siècle, la documentation la plus sûre et quelquefois la seule est archéologique et elle est encore à rechercher; on peut bien penser qu’il n’est pas encore question d’une future carte archéologique byzantine de la région. Pour la Calabre et les Pouilles, le problème est le même; il faudrait en premier lieu au moins dater les grottes monastiques et distinguer celles-là des autres, car on en connaît certaines qui peuvent remonter au VIIe siècle et avoir été occupées par des moines de Syrie ou de Palestine (R. Jurlaro, Sulle precedenze cultuali paleocristiane di alcune grotte greche eremitiche del Salento, Bollettino Bad. Gr. Grottaferrata, n. s., 16, 1962, p. 25-32); on peut aussi citer les objets d’art découverts in situ, comme les deux très belles boucles d’oreilles (VIe-VIIe s.) qui proviennent d’une tombe des environs d’Otrante (Tarente, Musée national, inv. n° 22617-22618), etc. Voir les dépouillements partiels édités par P. Orsi, Sicilia Bizantina, vol. I (Collezione meridionale diretta da U. Zanotti-Bianco. Ser. III: Il Mezzogiorno Artistico), Rome, 1942, in-4°, 249 p., et G·. Agnello, Le arti figurative nella Sicilia bizantina (Istituto siciliano di studi bizantini e neoellenici. Testi e monumenti pubblicati da B. Lavagnini. . . Monumenti, 1), Palerme, 1962, in-4°, 374 p.
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En confisquant les biens de l’Eglise de Rome en Sicile et en Calabre, Léon III, en 731, arrachera pour longtemps ces régions à l’autorité du pontife romain, en donnant aux populations grecques une nouvelle raison de s’épanouir [1].
b) Naissances et renaissances: IXe-XIIe siècle.
On ignorera toujours, faute de sources, la nature et l’extension du monachisme grec (et même peut-être de la population grecque) en Sicile jusqu’au XIe siècle [2]; en particulier on ne connaît du sort fait à celui-ci par les Arabes que ce qu’en disent quelques hagiographes, qui ont fait des raids arabes le thème de l’exode et l’origine de migrations vers le Nord (en particulier vers la Calabre) [3].
1. F. Dölger, Regesten (Corpus der Griechischen Urkunden. . ., Reihe A, Abt. 1, 1. Teil), Munich, 1924, n° 301.
2. Les iconodules, en tout cas, ne sont pas venus grossir en masse la population grecque de Calabre ou de Sicile, car ils auraient retrouvé dans ces régions les lois impériales, qui les avaient amenés à s’exiler; les victimes de l’iconoclasme se sont réfugiées dans les territoires de l’Italie qui ne faisaient pas partie de l’Empire byzantin, à Rome, à Naples et dans les environs (voir Vie de s. Stéphane le Jeune, Migne, P.G., t. 100, col. 1117, 1120). Si des moines iconodules ont pris le chemin de Lipari, comme le signale Théodore du Stoudiou dans l’une de ses lettres, c’est sous bonne garde et pour y vivre sous surveillance: Ὑπὲρ τίνος ἐν Λιπάρει τῇ ὑπερέκεινα Σικελίας ἀδελφοὶ ἡμῶν φυλακῇ τηρούμενοι; (Migne, P.G.,t. 99, col. 1071). Il ne peut s’agir, ici, de mouvement démographique d’une valeur sensible.
3. Une semblable légende voudrait que le moine Théodore eût été chassé de son monastère de l’Olympe en Bithynie par un raid arabe, qui serait donc à l’origine de la fondation du monastère du Stoudiou. Pour l’Italie, lire les vies de s. Elias de Enna, de Léon-Luc de Corleone, de s. Elias le Spélaiôtès, de s. Luc de Demenna (F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca ..., Bruxelles, 1957, nos 580, 581; Bibliotheca Hagiographica Latina, Bruxelles, 1900-1901, nos 4842, 4978.)
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Il est attesté, certes, qu’un certain nombre de moines furent tués à la chute de Syracuse (878) [1] qu’il y ait eu des assassinats et des déportations, le fait est certain, mais il n’y eut pas de persécution; s’il y eut des départs de colonies monastiques siciliennes vers le continent et une progression de celles-ci vers le nord de la Calabre et la Lucanie, ils furent provoqués plus par l’insécurité économique et le goût de certains moines pour les retraites éloignées que par les sévices du nouvel occupant [2]. Au reste, plus d’un monastère grec poursuivit sous le régime arabe en Sicile sa paisible existence: S. Maria di Vicari dans le Val di Mazzara, S. Angelo di Brolo, S. Filippo e S. Barbaro dans le Val di Demenna, etc. [3]. Les dévastations et les pillages des cavaliers arabes doivent être ramenés à leur juste mesure; les récits des contemporains eux-mêmes nous y invitent: une troupe arabe parcourtelle la région du Merkourion (haute vallée du Lao), les moines quittent leurs couvents et leurs ermitages pour se réfugier dans la montagne ou dans le καστέλλιον proche sous la protection de la troupe; la bourrasque passée, ils regagnent leurs cellules, pour constater que leurs pauvres affaires leur ont été dérobées [4]; et la vie reprend. S. Sabas fonde-t-il un monastère sur la rive du Sinni, non seulement il choisit le voisinage d’un καστέλλιον mais il assure, en outre, la première défense de son couvent en protégeant les abords par un rempart (προτείχισμα) [5]; et, face aux attaques ennemies, il ne faudrait pas penser que les moines grecs fuyaient toujours ou cherchaient toujours le martyre:
1. Voir M. Scaduto, Il monachismo basiliano . . ., Rome, 1947, p. xxvi.
2. Je me suis élevé récemment contre cette construction soutenue encore par L.-R. Ménager, La «Byzantinisation» religieuse de l’Italie méridionale. . ., Revue d’Histoire Ecclésiastique, 53, 1958, p. 747-774, dans l’Introduction à mon volume, Les actes grecs de S. Maria di Messina. Enquête sur les populations grecques d’Italie du Sud et de Sicile (Istituto siciliano di studi bizantini e neoellenici. Testi e monumenti pubblicati da B. Lavagnini . . . Testi, 8), Palerme, 1963, p. 19-29, et dans un article récent, Inchiesta sulla popolazione Greca della Sicilia e della Calabria nel Medioevo, Rivista Storica Italiana, Ί5, 1, 1963, p. 53-68. Je crois pouvoir nier énergiquement les migrations massives des populations grecques imaginées par l’auteur.
3. M. Scaduto, Il monachismo basiliano . . ., Rome, 1947, p. 69.
4. Vie de s. Elias le Spélaiôtès, Acta SS., Sept., III, § 69, p. 876; vie de s. Nil de Calabre, Acta SS., Sept., VII, 1867, § 30, p. 280.
5. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii juniorum e Sicilia, Rome, 1893, § 9, p. 17-18.
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s. Luc de Demenna, quand une troupe arabe est en vue, choisit les moines les plus courageux et les plus robustes du couvent et, tel un chef de guerre, enfourche son cheval et marche à l’ennemi; le texte qui raconte le fait ajoute que les Arabes, terrifiés par l’aspect de la monture du saint, qui leur apparaissait environnée de flammes, prirent la fuite [1]; on peut penser que l’allure décidée des compagnons de s. Luc et les armes qu’ils portaient auraient suffi à faire rebrousser chemin à l’ennemi. L’insécurité politique a donc eu pour conséquence la construction de monastères fortifiés et c’est la pénurie économique qui, dans ces régions d’équilibre vital précaire, a pu causer des déplacements sensibles de population [2]; un exemple, la région d’Agira, au sud de l’Etna, qui vient d’être parcourue par des bandes arabes, au milieu du Xe siècle, est victime d’une famine si totale que, si j’en crois un hagiographe, les parents mangèrent leurs enfants et les enfants leurs parents; on comprend la fuite des moines du couvent S. Filippo, situé au centre du fléau, vers les côtes calabraises [3]. Dans une autre région, et au milieu du XIe siècle, Drogo et sa bande normande, ravagent toute la région du Latinianon; le monastère S. Nicolas de Trypa, mis à sac, fut abandonné par son higoumène, Hilarion: les années passèrent, les désordres et l’insécurité ne diminuèrent pas, le monastère et ses terres retournèrent à la friche [4]. Telle est donc l’ambiance; mais je laisse dans l’ombre un problème démographique plus général qu’il faudra poser.
Peut-on localiser sur le terrain les principales institutions grecques pendant la grande période du monachisme’? Ou, au moins, leur aire d’extension? Question d’importance, car, en relisant les sources hagiographiques, on reste convaincu que le monastère constitue un élément essentiel de fixation pour la population (lieu de pèlerinage ou point d’exploitation rurale et centre d’échanges). En Sicile, autour de Syracuse, de Taormine [5],
1. Vie de s. Luc de Demenna, Acta SS., Oct., VI, p. 340.
2. Voir A. Guillou, Inchiesta sulla popolazione Greca . . ., Rivista Storica Italiana, 75, 1, 1963, p. 63.
3. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, § VI, p. 13.
4. Gertrude Robinson, History and Cartulary of the Greek Monastery of St. Elias and St. Anastasius of Carbone, II, 1, Cartulary (Orientalia Christiana, XV, 2), Rome, 1929, n° VIII-57, p. 172-175. La date du document reste à établir, l’auteur ne s’est pas rendu compte que les éléments de celle-ci, 6589 et indiction 9, ne concordent pas.
5. M. Scaduto, Il monachismo basiliano ..., Rome, 1947, p. xxv-xxvi.
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Agira [1], le val de Mazzara, le val de Demenna, toute la région de Rainetta, Troina, et, naturellement, Messine [2]; en Calabre et Lucanie, les centres sont Reggio, Armo, Penditattilo, «Les Salines» (Melicuccà, Sinopoli, Seminara, Tauriana, S. Cristina) [3], la région de Mesiano [4], celle du Mont Mula près de Cassano [5], la région du Merkourion, sur les pentes occidentales du Mont Pollino [6], le Latinianon, sur le cours moyen du Sinni, avec Carbone, Teana, Chiaromonte, Noepoli (au Moyen Age Noa), et Kyr-Zosimo [7], toute la vallée du Cilento, jusqu’aux portes de Salerne [8], la région du Vulture [9], celle de Tricarico, avec la Théotokos del Rifugio [10]; dans les Pouilles, les recherches archéologiques ont permis de reconnaître habitats monastiques ou lieux de culte entre Otranto et le cap S. Maria di Leuca, entre Brindisi, Monopoli et Andria, enfin autour de Gravina, Matera et peut-être Massafra [11]; on connaît également l’existence de nombreux monastères grecs à Bari [12]. Aucune de ces fondations n’est datée, on s’en doute; les plus récentes ont choisi, parfois, des lieux de culte ou des centres monastiques abandonnés [13]. Mais cette préhistoire est difficile à saisir.
1. Acta SS., Mart., I, p. 99.
2. M. Scaduto, Il monachisme basiliano . . Rome 1947, p. xxvi-xxxii.
3. Voir, par exemple, vie de s. Elias de Enna (éd. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia il Giovane (Istituto siciliano di studi bizantini e neoellenici. Testi e monumenti pubblicati da B. Lavagnini. . ., Testi, 7, Vite dei santi siciliani, III), Palerme, 1962, ligne 595, p. 44, 205-206, et la carte hors-texte.
4. Ibidem, ligne 784, p. 58.
5. Vie de s. Léon-Luc de Corleone, Acta SS., Mart., 1, p. 100.
6. Voir, par exemple, vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, § 7, p. 14.
7. Ibidem, § 9, p. 17-18.
8. B. Cappelli, I Basiliani nel Cilento Superiore, Bollettino Bad. Gr. Grottaferrata, n.s., 16, 1962, p. 9-21.
9. J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin ..., Paris, 1904, p. 267.
10. A. Guillou-W. Holtzmann, Zwei Katepansurkunden aus Tricarico, Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken, 41, 1961, p. 19, 1. 43 et p. 27-28.
11. Alba Medea, Gli affreschi delle cripte eremitiche pugliesi (Collezione meridionale dir. da U. Zanotti-Bianco. Ser. III, Il Mezzogiorno artistico), Rome, 1939, p. 21; E. Jacovelli, Gli affreschi bizantini di Massafra, Massafra, 1960, in-fol., 45 pages.
12. Gertrude Robinson, op. cit., p. 138, η. 1.
13. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes ..., Rome, 1893, § 3, p. 8; vie de s. Lue de Demenna, Acta SS., Oct., VI, p. 340.
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Et ici s’achève ce que j’appellerais l’époque byzantine du monachisme grec d’Italie du Sud et de Sicile; retenons qu’il déborde les «frontières», assez imprécises d’ailleurs, entre les thèmes byzantins et les principautés lombardes, et qu’il se maintient dans la Sicile arabe.
Avec l’arrivée des princes normands en Italie du Sud, on assiste à la création ou à la restauration de grands centres monastiques, ce qui n’est pas contraire aux traditions monastiques grecques, comme on le verra plus bas, mais ce qui manifeste de la part du pouvoir un désir de centralisation; les anciennes institutions sont ainsi placées sous l’autorité de ces centres: S. Elias de Carbone, pour la Basilicata, S. Jean le Moissonneur à Stilo pour l’Aspromonte, S. Maria del Patir à Possano pour la Sila, S. Nicolas de Casole près d’Otranto pour la Lucanie et les Pouilles, S. Salvatore di Messina pour la Sicile [1]; concentration nécessitée par l’état de décadence de nombreux couvents, ou voulue par la structure du nouveau royaume? J’ai cru pouvoir établir, après une enquête particulière dans quelques dossiers d’archives que le niveau démographique et culturel des populations grecques de Calabre s’était maintenu jusqu’à la fin du XIIe siècle; si je ne me trompe, on peut donc admettre la volonté des princes normands de contrôler les nombreuses institutions monastiques grecques par la fondation de couvents importants et richement dotés, tout en tolérant la fondation ou la restauration de couvents grecs dans les régions de population grecque majoritaire.
c) Extinction: XIIIe-XVe siècle.
Le monachisme grec, comme la population grecque en général, est entré dans le vêtement normand qui l’étouffera: coupé, désormais, des grands foyers orientaux de spiritualité et de culture, au milieu d’une population latine de plus en plus largement majoritaire, bientôt même, sous les Angevins et les Aragonnais, dans un climat d’insécurité ou de guerre permanente, quelquefois d’hostilité marquée de la part du pouvoir, il s’étiole peu à peu; le recrutement devient impossible, la discipline est mal consentie, la culture, pour les meilleurs, a été abandonnée pour l’ascèse la plus extravagante [2]. Les papes tenteront de réformer «l’Ordre de s. Basile» comme disait la Curie romaine; mais la commende avait achevé sur le plan matériel ce qui demeurait encore debout.
1. K. Lake, The Greek Monasteries in South Italy, The Journal of Theological Studies, 5, 1904, p. 24-27.
2. Vie de s. Philarétos, Acta SS., April., I, p. 607. 608, 609, etc.
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Bessarion, malgré tout son zèle, travaillera en vain à relever les institutions mortes; les deux visiteurs qu’il enverra en inspection dans les monastères de Calabre, Athanase Chalkéopoulos et Macaire, lui rapportent en 1457-1458 un long procès-verbal qui constitue le dernier jalon historique de cette histoire de huit siècles: beaucoup de monastères sont en ruines, les moines sont tous latins, les biens qui ne sont pas en friche sont exploités par des gens avides et sans scrupules [1]. L’histoire du monachisme grec en Italie du Sud et en Sicile doit être close ici.
Telles sont les annales commentées de ce monachisme, dont je voudrais essayer maintenant de comprendre le rôle dans l’histoire de la civilisation de ces régions.
II. - Le fait monastique dans l’économie et dans la société
Pour Basile de Césarée, maître incontesté des moines orientaux, l’idéal du moine était de découvrir la mesure entre le Βίος πρακτικός et le Βίος θεωρητικός, — traduisons la vie active et la vie contemplative —, pour atteindre Dieu et assurer ainsi le salut de son âme [2].
A) Βίος πρακτικός, ou monachisme grec et économie en Italie du Sud et en Sicile.
«Il convient que le moine se livre à des travaux appropriés à son état, de ceux qui ne comportent aucun trafic ou de trop grands tracas ou des gains scandaleux, de ceux qui peuvent être exécutés aussi à l’intérieur du monastère, où nous nous trouvons le plus souvent, afin que, d’une part, le travail soit fait et que, d’autre part, l’ἡσυχία soit conservée. . .»,
dit l’auteur des Διατάξεις [3], qui conclut, ailleurs, que ce sont les travaux des champs qui lui paraissent le mieux convenir à l’état monastique [1];
1. M.-H. Laurent – A. Guillou, Le «Liber Visitationis» d’Athanase Chalkéopoulos (1457-1458). Contribution à l’histoire du monachisme grec en Italie méridionale (Studi e testi, 206), Cité du Vatican, 1960, p. xxiv-xlv.
2. Migne, P.G., t. 31, col. 881: Ὁ ἀσκητικὸς βίος ἕνα σκοπὸν ἔχει, τὴν τῆς ψυχῆς σιοτηρίαν.
3. Migne, P.G., t. 31, col. 1360; la nécessité du travail manuel est maintes fois soulignée par le père du monachisme byzantin, voir encore col. 772, 876, 1009-1018, 1349.
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mêmes prescriptions chez Dorothée de Gaza au VIe siècle [2] et chez Théodore de Stoudiou, le réformateur du monachisme grec, au IXe siècle [3]; il ne manque plus aucun jalon jusqu’à nos moines défricheurs d’Italie du Sud et de Sicile [4].
C’est bien là, en effet, l’activité la plus impressionnante des moines grecs en Sicile, en Calabre, en Lucanie et jusque dans les Pouilles au Xe siècle; ils transforment la forêt ou la lande en terres de culture (χωράφια dans les textes grecs); s. Elias le Spélaiôtès au début du siècle fait couper des arbres immenses à ses disciples [5], le père de s. Sabas le Jeune près d’Agira, en Sicile, au milieu du siècle doit gagner sur la nature à la force de ses bras l’espace où il élèvera oratoire et skite [6], à la même époque Jônas, moine de la Théotokos del Rifugio au sud de Tricarico, défriche un large espace de terres voisines de son couvent [7], Sabas et Macaire défrichent dans la région du Merkourion, dans la haute vallée du Lao [8], puis au nord-est du mont Pollino, dans la vallée moyenne du Sinni, dans cette région appelée Latinianon [9]. Les Vies de Saints affirment donc que les moines grecs défrichaient au Xe siècle et certaines nous laissent déduire qu’au siècle précédent il en fut autant:
1. Migne, P.G., t. 31, col. 1016-1017.
2. Migne, P.G., t. 88, col. 1649, 1652. La bibliographie sur l’abbé Dorothée se trouve dans H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur. . ., Munich, 1959, p. 396.
3. Grande Catéchèse, éd. J. Cozza-Luzi, Novae Patrum bibliothecae ab Aug. card. Maio collectae tomi noni pars II, Rome, 1888, p. 48; Petite Catéchèse, éd. E. Auvray, Theodori Studitis praepositi, Parva Catechesis, Paris, 1891, p. 208: Τοῖς ἐργοχείροις ἡμῶν προσέχοντες, ταῖς ψαλμωδίαις, ταῖς στιχολογίαις, ταῖς ἀγνώσεσιν ...., et ρ. 298; voir J. Leroy, La réforme studite, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 191-192. Sur Théodore, on trouvera la bibliographie dans H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur ..., Munich, 1959, p. 491-495.
4. On verra plus bas l’influence exercée par le réformateur constantinopolitain sur les monastères grecs de l’Italie du Sud et de la Sicile.
5. Acta SS., Sept., III, § 68, p. 875: Ὡς γὰρ προετρέπετο τοὺς οἰκείους μαθητὰς δένδρα παμμεγεθῆ ἐκκόπειν. . .
6. Ed. J. Cozza-Luzi, Ηistoria et laudes . . ., Rome, 1893, § 3, p. 8: Τὴν ὕλην διακαθάρας . . .
7. A. Guillou – W. Holtzmann, Zwei Katepansurkunden aus Tricarico, Quellen und Forschungen . . ., 41, 1961, p. 26 et 27, 1. 19-20: Ὁ Ἰωνᾶς ἐκεῖνος, ὁ τὸν τόπον αὐτὸν ὑλοκοπήσας καὶ ἐκκαθάρας μοναχὸς ὢν τῆς τοιαύτης μονῆς . . .
8. Ed. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, § 7, p. 15.
9. Ed. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, § 9, p. 17: Καὶ δὴ τὴν μὲν ὕλην ἀμφιλαφῆ οὗσαν ἀνακαθαίρει . . .
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Jônas, près de Tricarico ne fait que poursuivre l’œuvre commencée par ses prédécesseurs [1], de même Sabas au Merkourion [2] et Elias aux Salines et ici le pionnier a dû être Elias de Enna cinquante ans plus tôt [3], etc.; le grand moment des défrichements en Italie du Sud fut-il le Xe siècle ou même plus précisément la première moitiée du Xe siècle? J’en ai l’impression, et aucun texte n’y contredit.
Qui dit défrichements dit accroissement de la demande en biens de consommation, même si, ici, ils sont très modestes. Cet accroissement peut-être dû à une montée de la démographie, dont l’origine la plus simple serait à rechercher dans l’Empire byzantin (le Xe siècle est aussi l’époque des défrichements monastiques au Mont-Athos [4] et au Latros [5]), si on admet que les migrations locales ne sont pas importantes en volume. C’est une hypothèse de recherche.
Qui dit défrichements dit mise en exploitation de nouvelles terres, le plus souvent après écobuage; Sabas et Macaire trouvent-ils dans le Merkourion un site qui leur semble propice pour un établissement monastique, ils détruisent arbres et buissons par le feu, assainissant ainsi la terre qui se trouve prête pour une culture de dix à quinze ans [6].
Qui dit défrichements dit, enfin, fixation au sol d’une population rurale; les premiers bénéficiaires en sont, naturellement, les moines. Dans leur fuite les moines parviennent en un lieu désert près de la mer, ils découvrent un oratoire :
1. Le monastère de la Théotokos del Rifugio auquel appartient Jônas menait, avant même la donation que lui fit Jônas, une existence normale: il avait conquis son existence sur la forêt; voir A. Guillou-W. Holtzmann, Zwei Katepansurkunden aus Tricarico, Quellen und Forschungen. . ., 41, 1961, p. 27.
2. Il trouve à son arrivée une véritable cité monastique, élevée avant lui aux dépens de la forêt; voir éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, § 7, p. 14.
3. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia . . ., Palerme, 1962, ligne 595, p. 44.
4. Ph. Meyer, Die Haupturkunden fur die Geschichte der Athosklöster, Leipzig, 1894, p. 105 (Typikon d’Athanase).
5. H. Delehaye, Vita s. Pauli junioris in monte Latro cum interpretatione Latina Jacobi Sirmondi S. J., Analecta Bollandiana, 11, 1892, p. 14-15.
6. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes. . ., Rome, 1893, § 9, p. 17-18. C’est l’écobuage; sur les ressources, maigres mais diverses, de ces sols voir A. Guillou, Les actes grecs de S. Maria di Messina . . ., Palerme, 1963, p. 26-29, et id., Inchiesta sulla popolazione Greca. . ., Rivista Storica Italiana. 75, I. 1963, p. 61-63.
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ils voient là le dessein de Dieu; ils défrichent donc l’emplacement nécessaire à leur installation, construisent un nouveau sanctuaire, réunissent un grand nombre de disciples et fondent ainsi un très célèbre couvent, où ils rivalisent dans l’action et la contemplation. Ceci est un exemple type: celui de la naissance du monastère Saint-Laurent dans le Latinianon [1]. On se doute bien que les bâtiments conventuels ne suffisent pas pour constituer la cellule économique qui se forme; les textes nous permettent d’y ajouter seulement le moulin à grain, et, une fois, une saline [2]. Il faut suppléer le silence des sources et nantir le nouvel établissement des installations et de l’équipement requis par toute exploitation agricole. Les moines, dit, en effet, l’un des plus brillants des fondateurs calabrais, s. Nil, qui doivent se suffire à euxmêmes, font donc tous les travaux des champs [3]. C’était aussi les consignes laissées par Théodore de Stoudiou à ses moines de Constantinople [4].
Les moines ne suffisent bientôt plus à l’exploitation des terrains qu’ils gagnent sur la friche, ils font alors appel à la main d’œuvre civile et prennent ainsi place, sous le régime byzantin, dans la classe enviée des propriétaires terriens. C’est ainsi que le monastère de la Théotokos del Rifugio, près de Tricarico, fondé peut-être au début du Xe siècle, reçoit de l’un de ses moines, à sa mort, une belle étendue de terrains proches du couvent; l’higoumène, Kosmas, appelle des ἐλεύθεροι, paysans dégagés d’obligations vis-à-vis du fisc, pour exploiter le nouveau domaine; quinze années suffisent pour que la nouvelle exploitation soit organisée et assez prospère pour intéresser le cadastre et le fisc impériaux: le représentant de l’administration impériale, à cette date, en effet, reconnaît par un document solennel au monastère la propriété du nouveau chôrion (χωρίον),
1. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, § 9, p. 17-18.
2. Vie de s. Elias le Spélaiôtès, Acta SS., Sept., III, § 43, p. 86: . . . ἐργασάμενος τήν τε ἁλικὴν εἰς χρείαν τῆς μονῆς καὶ μικρὸν ἐργαστήριον εἰς τὸ τὸν σῖτον ἀλήθειν . . .
3. Vie de s. Nil, Acta SS., Sept., VII, § 31, p. 280: Ὄντος δὲ αὐτοῦ ἐν τῷ μοναστηρίῳ τὸ πρὶν διὰ τὸν θερισμὸν . . .
4. Pour Théodore le monastère est une cité économiquement autonome, comme l’a vu J. Leroy, La réforme studite, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 191-192.
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mot qui désigne la circonscription fiscale dans la langue administrative grecque [1].
Dans le monde religieux de la vie byzantine, il va de soi que la nouvelle circonscription fiscale était dégrevée de toute charge vis-à-vis de l’État [2]. Les revenus de l’exploitation pouvaient donc être consacrés à son entretien et à son extension. Mais les produits du sol ne constituaient pas toujours l’unique ressource du monastère. Non contents d’abandonner aux institutions monastiques les taxes qu’ils étaient en droit de percevoir sur les propriétés, le gouvernement byzantin, l’Empereur, les grands personnages de l’Empire, assuraient leur salut éternel en dotant richement les couvents qui étaient, à leurs yeux, les intermédiaires efficaces entre la terre et le ciel: le monastère des Salines, fondé par Elias de Enna, reçoit ainsi de l’empereur Léon VI un grand nombre de biensfonds (κτήματα) et une quantité importante de revenus (πρόσοδοι) [3]. C’est un exemple.
La puissance économique de cette population rurale, groupée autour du propriétaire gros ou petit, le monastère, fut certainement un élément important de la vie agricole (sinon commerciale) de ces régions, par son unité et par sa stabilité. Le monastère est une cité économique autonome et hiérarchisée, ici, comme ailleurs dans l’Empire. L’image juridique de ce fait économique se trouve encore dans Théodore de Stoudiou [4].
L’higoumène devient donc, sinon propriétaire [5], du moins gérant responsable des domaines qui lui sont confiés.
1. Voir A. Guillou – W. Holtzmann, Zwei Katepansurkunden aus Tricarico, Quellen und Forschungen, . . ., 41, 1961, p. 26-28.
2. Ibidem.
3. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia..., Palerme, 1962, ligne 1632, p. 120.
4. Voir par exemple, la Grande Catéchèse, éd. J. Cozza-Luzi,
p. 13: Μὴ διαιρούμενοι ταῖς γνώμαις, μηδὲ ἐθελοθρησκοῦντες ταῖς ἐπιθυμίαις, μηδὲ μεριζόμενοι ταῖς σαρκικαῖς σχέσεσι, μηδὲ κατατεμνόμενοι ταῖς ἰδιοκτημοσύναις, ἀλλ’ ἐν ὁ ὶ (?) καὶ τῷ αὐτῷ πνεύματι συμβιβαζόμενοι καὶ συναριθμούμενοι, καὶ πρὸς μίαν ἔφεσιν, δουλεύειν καὶ εὐαρεστεῖν Κυρίῳ, ὡς ἐν ταύτῃ τῇ ἀγγελικῇ καὶ κοινοβιακῇ ζωῇ·
et p. 38,
Ἵνα ἕκαστος καθὼς διετάχθη ἐν τῇ διακονίᾳ αὐτοῦ παραμένων χρησιμεύση, ῥυθμίζων ἑαυτόν ἐν πάση ἀγαθῇ πράξει·
et p. 202,
πρὸς τὸ κοινῇ γὰρ σύμφερον ἅπαντες ἀποσκοποῦμεν . . . (voir Petite Catéchèse, éd. A. Auvray, p. 151, 437).
5. On sait que d’après le droit canon byzantin les moines ne peuvent être propriétaires (Photius, Syntagma Canonum, P.G., t. 104, col. 836: Οἱ μοναχοὶ οὐδὲν ἴδιον ὀφείλουσιν ἔχειν); le sujet est à traiter.
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Le taxiarque Kalôn, père du spatharokandidat Jean, avait donné - tout qui lui appartenait, terrains, vignes, arbres fruitiers, moulin, situés sur le territoire du château-fort qu’il avait construit, au moine Gérasimos, pour qu’il y élevât un sanctuaire et un monastère, avec cette clause que, si Gérasimos ne veillait pas à la prospérité de la propriété (εἰς αὔξησιν τοῦ τοπίου), celle-ci serait confiée à un autre moine. Le donateur mort, le spatharokandidat Jean constate l’incurie de l’higoumène; il se met d’accord avec son frère pour congédier Gérasimos et confie l’exploitation et le monastère S. Nicolas au moine Hilarion. Les déprédations commises par les Normands, la chute du régime byzantin en Lucanie et en Calabre, sont accompagnées ou suivies dans la région de troubles économiques parfois déterminants: le moine Hilarion, quant à lui, renonce et abandonne son couvent, après avoir restitué au propriétaire la convention écrite qui lui en donnait la responsabilité spirituelle et temporelle. Quelques années après, le spatharokandidat confie le domaine et le couvent à l’important monastère voisin de S. Anastasios de Carbone [1].
Un siècle plus tard, en Sicile normande, Oulô, fille de Jean Grapheus, un grand officier de l’administration royale, et son mari Roger, un haut fonctionnaire de Messine, fondent et dotent deux monastères grecs, l’un de femmes à Messine même, l’autre d’hommes sur la rivière Bordonaro, au sud de la ville. On a conservé le texte de la convention écrite (ἔγγραφος συμφωνία) passée entre la donatrice (car elle cède son bien) et l’higoumène Arsénios pour le second monastère: celui-ci s’engage à célébrer chaque année un office en l’honneur de la donatrice et un autre en l’honneur de son époux, et à prendre soin, avec une égale attention, des intérêts spirituels et temporels du couvent. Oulô conserve, sa vie durant, la propriété de ses biens qui, à sa mort, passeront à la communauté [2]. Jusqu’ici je ne vois rien de changé dans le régime de gestion des monastères entre l’époque normande et l’époque byzantine. Ce n’est qu’une apparence. Lisons, en effet, plus attentivement. Le nouvel higoumène est choisi en 1189 par Oulô, qui, en principe pourtant, a donné son bien au monastère,
1. Gertrude Robinson, op. cit., n° VIII-57, p. 173-174.
2. Une copie du document, faite en 1731, par Joseph Vinci, prôtopapas des Grecs de Messine, est conservée à la Bibliothèque Communale de Palerme (Ms. QQ. H. 237, fol. 15-19v°) avec une traduction latine de l’auteur (fol. 417-419 v°). Elle est éditée et commentée dans mon ouvrage, Les actes grecs de S. Maria di Messina . . ., Palerme, 1963, Appendice II, p. 197-214.
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et avec l’accord des boni homines (χρήσιμοὶ ἄνδρες), représentants de la juridiction gracieuse qui assistent le propriétaire; les mêmes peines spirituelles et financières (très lourdes) sanctionnent l’higoumène qui négligerait ses devoirs de chef religieux et celui qui négligerait ses devoirs de chef d’exploitation; d’autre part, la redevance annuelle, fort élevée, qui grève la donation et qui est destinée, d’après les termes du contrat, à payer les frais du culte consacré à la mémoire des deux époux donateurs, est un cens, le terme même employé (κατετούσιον) ne laisse aucune place au doute: enfin, le «seigneur» du couvent, c’est-à-dire la donatrice et sa famille, y auront toujours droit au gîte, au couvert et aux honneurs traditionnels: la scène se passe en terre féodale normande, la propriétaire grecque loue son bien (monastère et exploitation agricole) à l’higoumène et renonce à celui-ci seulement à sa mort en faveur du monastère [1]. L’higoumène (προεστώς) reçoit, temporairement, délégation d’autorité sur la cellule féodale que constitue le monastère (biens-fonds et personnes, en particuliers les deux serfs mentionnés dans le document), avant de devenir seigneur lui-même par élection en principe de la communauté [2].
C’est dans cette hiérarchisation des liens personnels et matériels, propre aux institutions féodales et ignorée des institutions grecques au Moyen Age, que je crois pouvoir trouver l’origine de la formation des grands centres monastiques grecs de l’époque normande, témoins heureux d’une politique intéressée peut-être, mais avisée. Je ne puis déterminer le sens de ces créations de la fin du XIe siècle et du XIIe siècle ou de telle ou telle naissance, avant de les avoir localisées géographiquement toutes, d’une part, et, d’autre part, avant d’avoir fixé la courbe économique de ces régions entre le début et la fin du XIe siècle.
Etendons le champ d’observation du problème. Lors de l’arrivée des Normands, S. Anastasios de Carbone est un monastère prospère: il possède le monastère de l’Archistratègos au nord-ouest de Chirico, celui de la Mère de Dieu, tous les deux dans le Latinianon, le métoque de S. Sofia à Bari, le monastère de la Théotokos de Casanite, l’église de S. Pancrace, et il a rassemblé sous son autorité (spirituelle et économique) les skites, lauree, couvents et autres ermitages de Noia et d’Armento,
1. Ibidem.
2. Ibidem.
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Tout ceci paraît avoir été l’œuvre du second Luc peu avant le milieu du XIe siècle. Les seigneurs normands de Carbone, les Chiaromonte, vingt-cinq ans plus tard par leurs donations accroissent considérablement les propriétés du monastère, leurs successeurs au XIIe siècle feront du monastère byzantin un redoutable concurrent des fondations bénédictines latines. Dès la fin du XIe siècle il a réuni sous son contrôle tous les petits monastères grecs de la région, et, plus tard, tous ceux compris à l’intérieur d’une ligne réunissant Salerne, Eboli, Gonza, Melfi, jusqu’au Bradano, suivant la côte ensuite jusqu’à Policoro et Cerchiara (moins Cassano, possession de l’évêque de Bari), longeant la vallée du Lao, rejoignant Belvedere au Sud pour suivre enfin de nouveau la côte jusqu’à Salerne [1]. La puissance de l’higoumène Hilarion, au milieu du XIIe siècle, lui permet de se défendre avec succès en justice contre les plus grands seigneurs; je pense au procès qu’il gagna contre Robert, katépan de la vallée du Sinni [2]. Premier exemple d’une baronnie monastique féodale née d’un centre monastique grec déjà prospère.
Observons maintenant une création: celle de Saint-Sauveur de Messine. Je dis tout de suite que l’image que l’on en connaît restera floue, tant que les problèmes posés par la reconstitution des archives du monastère n’auront pas été examinés et tant que l’édition commentée des textes enfin, acceptent une règle de communauté et livrent le combat connus n’aura pas été entreprise par un spécialiste. Je vois cette création, pour le moment, ainsi, d’après le texte organique signé par le roi Roger II en mai 1131: il est créé «a la pointe du phare» de Messine un grand monastère destiné à être la maison-mère de tous les monastères grecs qui sont soumis à sa juridiction, soit une quarantaine environ, divisés en monastères mineurs qui seront administrés par des économes envoyés par le Saint-Sauveur de Messine, et en monastères indépendants administrés par des higoumènes, choisis par leur communauté, avec approbation de l’archimandrite du Saint-Sauveur; car tel était le nom du chef de cette « congrégation » du genre bénédictin. L’archimandrite, élu par les moines du Saint-Sauveur, fait ratifier son élection par le roi, avant de recevoir la bénédiction: il ne dépend d’aucune autorité ecclésiastique,
1. Gertrude Robinson, History and Cartulary of the Greek Monastery of S. Elias and St. Anastasius of Carbone. I. History (Orientalia Christiana, XI, 5), Rome, 1928, p. 285-302.
2. Gertrude Robinson, op. cit., p. 298-299.
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ne relève que du roi, mais verse un cens à l’évêque de Messine [1]. On a reconnu l’exemple type de la grande seigneurie monastique médiévale d’Occident. L’archimandrite de Saint-Sauveur de Messine est, en effet, un des plus grands feudataires de Sicile, ses biens domaniaux sont exemptés de charges seigneuriales, ses biens allodiaux (donations, biens personnels des moines, biens achetés à des prix dérisoires) sont considérables; tous ne peuvent que s’accroître puisque la propriété monastique est inaliénable [2]. Et il semble bien que l’agent grec des grandes créations centrales normandes ait été, directement ou indirectement, le fondateur de S. Marie du Patir de Rossano, s. Barthélémy et il s’est inspiré, il le dit textuellement, des constitutions monastiques (τυπικά en grec) du Stoudiou, du Mont-Athos et de S. Sabas de Jérusalem.
L’histoire du temporel de S. Marie du Patir de Rossano et de S. Jean Théristès de Stilo, qui pourra être écrite, celle de S. Nicolas de Casole, qui ne pourra être qu’esquissée, faute de sources, étendra la description de ces nouvelles puissances économiques féodales; chacune mérite une monographie; elles sont nées de la volonté de ne pas laisser périr des institutions grecques byzantines alors en décadence économique, (comme le reste des autres classes paysannes en Italie sans doute, dans la deuxième moitié du XIe siècle) [3], mais aussi de la volonté de les inclure dans un cadre institutionnel, d’où les excluait leur nature première; substitution d’un lien juridique autoritaire à des liens simplement spirituels, qui rattachaient chacune des skites d’Italie au patriarche de Constantinople et à l’Empereur, par le lien de l’εὐταξία, qui est le bon ordre de la société humaine dans l’ordre de la Création.
1. Editions: 1) S. Cusa, I diplomi greci ed arabi di Sicilia, 1, 1, Palerme, 1868, p. 292-294 (d’après une copie faite par Antonino Amico au XVIIe siècle); 2) G. Spata, Diplomi greci inediti, Miscellanea di storia italiana, 9, 1870, p. 94-101 (d’après la même copie); une autre copie du XVIIe siècle est conservée à Rome, Bibl. vat., Cod. Vat. Lat., n° 8201, fol. 128-129. L’acte est relevé par E. Caspar, Roger II (1101-1154) und die Gründung der normannisch-sicilianischen Monarchie, Innsbruck, 1904, p. 507, n° 69; voir une analyse du document dans M. Scaduto, Il monachismo basiliano ..., Rome, 1947, p. 75-77.
2. La description touffue, mais convaincante de cette puissance est à lire dans le volume de M. Scaduto, Il monachismo basiliano . . ., Rome, 1947, p. 217-265.
3. M. Scaduto, Il monachismo basiliano..., Rome, 1947, p. 185.
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C’est le rôle des monastères grecs d’Italie du Sud et de Sicile dans l’histoire économique du Moyen Age que je me suis efforcé d’examiner et d’expliquer jusqu’à présent; si cette base peut être considérée comme suffisamment ferme, pénétrons à l’intérieur de ces couvents et immisçons nous quelque peu dans leur intimité.
B) Βίος θεωρητικός, ou société monastique et spiritualité grecques en Italie du Sud et en Sicile.
Avant d’essayer de comprendre les cadres spirituels de la vie monastique grecque, il me paraît nécessaire, en introduction, de faire connaissance avec les hommes et de les placer dans le cadre matériel de leur vie journalière.
1) Introduction
a) Images de couvents.
Suivons Christophe et son fils, Macaire, cheminant en Calabre à la recherche d’une retraite, au milieu du Xe siècle; ils arrivent au Merkourion, région montagneuse couverte de forêts et peuplée de moines disséminés ça et là: «Certains mènent la vie absolument érémitique», écrit l’hagiographe, «et passent toute leur vie sans autre interlocuteur que Dieu, d’autres habitent dans une quantité de laures, où ils pratiquent l’ἡσυχία, d’autres, enfin, suivant une règle mixte, acceptent le combat pour l’obéissance» [1]. Ce sont là, décrits en un langage un peu fruste, les trois modes de vie des moines grecs du Merkourion comme des autres centres monastiques du monde byzantin: l’ermitage inaccessible, le monastère composé d’un certain nombre de petites demeures séparées voisines de l’église conventuelle, et, enfin, la demeure à l’écart du moine qui a reçu de son higoumène l’autorisation de s’isoler pour un temps plus ou moins long. A ces trois modes de vie correspondent trois formes de résidences monastiques, dont il reste un assez grand nombre de vestiges
1. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historta et laudes. . . Rome, 1893, § 7, p. 14:
Ἔνθα ὅτι πλεῖστοι κατῴκουν μοναχοὶ πόνοις ἀσκήσεως εὐτόνως ἐγγυμναζόμενοι· οἱ μὲν τὸν ἐρημικὸν πάντη καὶ ἄμικτον μετερχόμενοι βίον καὶ τῷ Θεῷ προσλαλοῦντες μόνῳ, οἱ δὲ οἰκίσκοις ἡσυχίαν ἱκανοῖς παρέχειν ἐγκαταμείνοντες, ἕτεροι δὲ μιγάδι στοιχοῦντες κανόνι καὶ τὸν τῆς ὑποταγῆς ἆθλον ἀνύοντες.
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incomplètement inventoriés dans tout le sud de l’Italie et en Sicile [1]. J’ai employé le terme imprécis de «résidences», car, jusqu’à l’époque normande où les nouveaux centres furent pourvus de bâtiments importants, la diversité et la rusticité des établissements, allant de la grotte humblement aménagée aux constructions élaborées, et, pour parler en termes économiques, du gîte pastoral le plus élémentaire à l’exploitation rurale, sont l’image la plus vraisemblable, dans l’état actuel de nos connaissances. Il faudrait distinguer encore, bien sûr, entre les installations urbaines et les centres ruraux, puis déterminer les rapports, s’il y en eut, entre les deux: c’est ainsi que les monastères ruraux aidaient le monastère constantinopolitain du Stoudiou [2].
Mais je voudrais insister encore sur cette image descriptive des installations monastiques et ajouter, à l’intention de ceux qui s’occupent de l’histoire du monachisme occidental, que les trois formes citées du monachisme oriental cohabitent et ne sont pas, comme on l’a cru quelquefois, trois stades d’une évolution [3]; le moine d’un monastère cénobitique peut quitter le couvent et mener, non loin, la vie retirée de l’ascète pour rentrer ensuite dans le cadre cénobitique; celui qui, comme Sabas ou Macaire, gagne un centre monastique, peut se fixer dans une grotte ou une caverne, celle-ci sera, en général, située à proximité d’un monastère [4], dont l’anachorète dépendra plus ou moins.
1. Les professeurs Adriano Prandi, Agostino Pertusi et moi-même avons obtenu que les savants réunis à Passo della Mendola (Trento) au mois de septembre 1962, pour traiter de «L’eremitismo in Occidente nei secoli XI e XII», émettent le vœu que soit institué à l’Université de Bari un centre international (dit «Centro per lo studio delle sedi eremitiche e cenobitiche d’Italia») qui serait chargé de centraliser la documentation bibliographique et monumentale dispersée en Italie du Sud et en Sicile, en vue de la rédaction d’une carte archéologique et de la publication des monuments. On peut espérer la réalisation de ce projet.
2. J. Leroy, La réforme studite, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 206.
3. K. Lake, The Greek Monasteries in South Italy, The Journal of Theological Studies, 4, 1903, p. 364, imagine à tort, je crois, une évolution chronologique de chaque institution depuis l’ermitage jusqu’à la laure et au monastère; le texte cité ci-dessus (p. 97, n. 1) prouve le contraire. Une étude sémantique à faire des termes employés pour désigner les établissements monastiques écarterait aussi l’interprétation du savant anglais.
4. Dans le Merkourion, Nil remarque une grotte, qui était située à peu de distance des monastères, σπήλαιον δέ ἐστιν οὐ μακρὰν τῶν μοναστηρίων (Vie de s. Nil, Acta SS., Sept., VII, § 13, p. 270).
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Cet échange perpétuel entre la vie cénobitique et la vie érémitique, sans qu’il y ait, comme on le verra ensuite, à opposer les deux modes de vie, explique l’aspect hétéroclite et désordonné des sites monastiques grecs et l’originalité de ces groupements: la naissance de ces centres serait à chercher et dans des lieux de culte païens ou chrétiens (païens, puis chrétiens) antérieurs et dans des ermitages plus ou moins légendaires, celui de s. Luc pour le Latinianon, celui de s. Sabas pour le Merkourion, celui de s. Elias dans Les Salines et tant d’autres.
Le microcosme monastique formé d’un couvent organisé contrôlant et protégeant un certain nombre de skites et d’ermitages isolés a pu s’élargir en Italie, comme dans le reste du monde byzantin, en une véritable «confédération» de monastères placée sous l’autorité du centre le plus puissant. Je prends un exemple en Asie mineure, pour écarter certaines interprétations qui voulaient voir dans les associations de monastères grecs en Italie une création latine; celui de S. Paul sur le mont Latros (Besh-parmak) près de Palatia (l’ancienne Milet) en Asie Mineure: en septembre 1222, le patriarche Manuel Ier lui restitue l’archimandritat qui était passé au monastère τῶν Κελλιβάρων; l’higoumène de S. Paul est responsable désormais de la discipline dans les dix monastères patriarcaux fixés sur les flancs de la montagne [1]. Je citerai encore le monastère du Stoudiou à Constantinople qui contrôlait le Sakkoudion sur le mont Olympe en Bythinie, S. Christophore, Les Tripoliens, le monastère des Katharoi, etc. [2] à l’époque de Théodore, celui de S. Anastasios de Carbone, les groupes du Merkourion, du Latinianon et d’autres en Calabre et en Lucanie, plus tard le Mont-Athos en Grèce [3].
1. F. Miklosich – J. Müller, Acta et diplomata graeca medii aevi sacra et profana, IV, Acta et diplomata monasteriorum et ecclesiarum Orientis, Vienne, 1871, p. 296:
Τῷ ἐπισκέπτεσθαι τὰ πρὸς ὄνομα διαληφθησόμενα ἐνταυθοῖ μοναστήρια τὰ καὶ ὀφείλοντα εἶναι ὑπὸ τὴν αὐτοῦ διεξαγωγὴν καὶ κυβέρνησιν, ἤγουν . . . τὰ χρῄζοντα διορθώσεως διορθώσεται καὶ τὸ χωλεῦον ἰάσεται καὶ τὸ πλανώμενον ἐπιστρέψει . . .
On doit penser que la naissance de ces confédérations était nécessitée par l’état de décadence de certains monastères.
2. J. Leroy, La réforme studite, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 205-206: c’est l’higoumène du Stoudiou qui nomme aux higoumènats et aux diaconies.
3. Voir, par exemple, L. Bréhier, Les institutions de l’Empire byzantin (L’évolution de l’humanité, 32 bis, Le Monde byzantin, II), Paris, 1949, p. 560-561.
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Tous ceux-ci pendant la période byzantine. La création de l’archimandritat de Messine et des autres grands centres italiens (Casole, Carbone, Stilo, Rossano) par le pouvoir normand avait donc une solide tradition dans l’histoire monastique byzantine depuis l’archimandrite du Mont-Olympe [1] et les réformes disciplinaires du grand higoumène du Stoudiou [2]. L’innovation apportée par l’unification normande est qu’elle a été voulue et faite autour d’institutions (appuyées, certes, par des implantations grecques antérieures substantielles), tandis que les groupements byzantins se sont effectués progressivement autour de grands noms de religieux et de réformateurs et de leurs monastères. L’esprit est différent, l’aboutissement est le même: ce sont des puissances économiques et religieuses qui «protègent», comme l’on disait au siècle dernier, des groupes économiques plus faibles.
Mais l’aspect de ces couvents reste inachevé, si nous ne munissons pas ceux-ci des moyens de défense exigés par la situation d’insécurité dans laquelle ils sont nés: certains, je l’ai dit plus haut, sont proprement fortifiés, d’autres ont choisi de s’établir près d’ouvrages militaires tenus par la troupe, les moins nombreux sont exposés aux raids des pirates de toutes origines et devront se rapprocher, en cas de danger, de sites moins ouverts.
Passons la porte de l’une de ces pieuses demeures, pour apercevoir quelques uns de leurs habitants.
b) Portraits de moines.
Les moines, dont on peut connaître un peu de la physionomie, sont connus par les Vies de Saints. L’hagiographie grecque d’Italie du Sud et de Sicile inspire quelque confiance, car les auteurs sont tous à peu près contemporains des héros dont ils décrivent les exploits. Il n’en reste pas moins qu’ils obéissent à la loi du genre, qui est de plaire au lecteur médiéval en l’édifiant; il reste aussi que la vérité me paraît avoir eu un autre sens en grec et en latin. Ceci dit, regardons.
Voici, d’abord, un grand moine international, Elie de Enna (fin du IXe siècle); né en Sicile de parents illustres, il fait de très bonnes études, puis, après avoir été déporté par les Arabes en Afrique,
1. Ἀρχιμανδρίτης τοῦ Ὀλύμπου ὄρους, cité par J. Pargoire, dans Dict. Archéol. Chrét. Lit., art. Archimandrite, Paris, 1907, col. 2750.
2. J. Leroy, La réforme studite, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 192-195.
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il visite les grands sanctuaires et les monastères fameux de Palestine et d’Egypte (Alexandrie, Sinaï), il va jusqu’en Perse, revient en Afrique, rentre en Sicile, mais pour peu de temps, avant une nouvelle course dans le Péloponnèse, l’Epire, Corfou, Rome, pour se retirer enfin dans Les Salines, au nord-est de Reggio où il fonde l’un des plus célèbres monastères de la Calabre byzantine. Il mourra à Thessalonique, en route vers Constantinople, où l’appelait l’empereur Léon VI [1]. Voici un spélaiôtès, un moine qui vit dans une caverne (début du Xe siècle): il est né dans une famille riche de Reggio, où il a étudié longuement les Ecritures, s’est retiré ensuite sur une colline de Sicile, puis a rejoint un monastère voisin de Reggio avant de s’installer dans une tour près de Patras où il vivra huit ans avec son disciple Arsénios, fuyant l’avance arabe, pour revenir ensuite à son monastère de S. Eustratios près de Reggio, puis aux Salines, et se retirer, enfin, dans une caverne à Melicuccà (25 km. N.-E. Reggio) que l’affluence de ses admirateurs le contraindra à transformer en centre monastique [2]. Voici un ascète érudit: s. Vital de Sicile (milieu de Xe siècle); né, lui aussi, dans une famille riche de Sicile, il étudie avec les plus grands savants (de Sicile?) et devient à son tour très expert dans les lettres sacrées; moine dans le célèbre monastère S. Philippe d’Agira, il vivra quinze ans la vie conventuelle, mais se retirera ensuite près de Santa Severina en Calabre dans des thermes en ruines, reviendra en Sicile vivre sur une colline près de son ancien monastère, reprendra la route de Calabre où il vivra dans une grotte près d’Armento, puis fondera deux monastères [3]. Voici le type du grand fondateur: Nil de Calabre (910-1005), né d’une famille illustre de Rossano, il reçoit une éducation soignée et s’intéresse surtout aux vies des Pères, il se retire dans un monastère du Merkourion, puis au monastère S. Nazaire, probablement près du mont Bulgheria, il gagne ensuite Rome pour prier sur le tombeau des Apôtres et chercher des manuscrits, rentre au Merkourion, puis fonde l’important monastère de S. Hadrien au nord-ouest de sa ville natale, puis celui de S. Anastasie à Rossano même; à 60 ans, il gagne la Campanie où il fonde le monastère S. Michel sur le domaine de Valleluce, qui lui a été cédé par l’abbé bénédictin du Mont-Cassin;
1. Vie de s. Elias de Enna, éd. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia..., Palerme, 1962, p. 2-123.
2. Vie de s. Elias le Spélaiôtès, Acta SS., Sept., III, p. 848-887.
3. Vie de s. Vital de Sicile, Acta SS., Mart., II, p. 26-35.
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à 85 ans, il va fonder un autre monastère près de Gaete à Serperi et enfin près de Tusculum, celui de S. Agathe [1].
S. Nil de Rossano
(Abbaye de Grottaferrata. Musée. Panneau d’un diptyque de bois de l’Ecole florentine du XIIIe s.).
Telles sont les figures les plus hautes en couleurs; il en est de moins éclatantes, celle de Léon de Corleone,
1. Vie de s. Nil, Acta SS., Sept., VII, p. 282-342.
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un pâtre qui deviendra higoumène au mont Mula près de Cassano [1], celle de Sabas le Jeune, né d’une famille distinguée des environs de Troina en Sicile, qui vivra au Merkourion [2], comme Christophe et Macaire [3], celle de Luc de Demenna, riche et savant, qui vivra au monastère S. Julien près d’Armento [4]. Tous ou presque sont de famille aisée, ont fait des études sérieuses, entendons qu’ils ont pris en tout cas une solide formation scripturaire près d’un monastère ou à défaut d’un vieux moine; mais Nil de Calabre est aussi un brillant commentateur des textes sacrés [5]. Et notons au passage que les grands monastères voisins des villes étaient des foyers de culture intellectuelle importants [6]. Tout retirés du monde qu’ils sont, ces moines sont sollicités par les plus hauts fonctionnaires ou les notables influents sur la conduite à suivre dans telle ou telle circonstance délicate, ils interviennent aussi pour défendre les faibles ou les opprimés contre les entreprises du pouvoir: Elie de Enna conseille le commandant de la flotte byzantine [7], Elie le Spélaiôtès descend de sa tour pour venir parler aux notables de Fatras qui l’invitent à déjeuner en leur compagnie [8], Nil sauve les habitants de Rossano de la vindicte du représentant local de l’empereur, par une démarche personnelle [9]. Ces moines sont les grands fondateurs, les thaumaturges, dont le souvenir, un peu embelli, est nécessaire à toute histoire monastique. Les hagiographes, dans un raisonnable souci de merveilleux, ont tu l’existence des très nombreux disciples de ces grands chefs; et de ceux-là l’histoire ne peut qu’imaginer le visage mais ne doit pas oublier le rôle économique et social essentiel. Il semble qu’à cette époque héroïque d’énergie ait succédé une période de décadence qui se concrétiserait dans la figure de s. Philarétos:
1. Vie de s. Léon-Luc de Corleone, Acta SS., Mart., I, p. 98-102.
2. Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, p. 5-70.
3. Vie des saints Christophe et Macaire, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes . . ., Rome, 1893, p. 71-96.
4. Vie de s. Luc de Demenna, Acta SS., Oct., VI, p. 337-341.
5. Vie de s. Nil, Acta SS., Oct., VI, p. 289-291.
6. Le sujet reste à traiter; il y a eu plusieurs enquêtes particulières. Il faudra les poursuivre dans deux directions: scriptoria et bibliothèques monastiques. On peut lire à titre d’exemple, celle qui a été conduite par R. Devreesse, Les manuscrits grecs de l’Italie méridionale (Histoire, classement, paléographie) (Studi e testi, 183), Cité du Vatican, 1955, in-8°.
7. Vie de s. Elias de Enna, éd. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia . . ., Palerme, 1962, p. 74-76.
8. Vie de s. Elias le Spélaiôtès, Acta SS., Sept., III, p. 857.
9. Vie de s. Nil, Acta SS., Sept., VII, § 61-62, p. 296-297.
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pâtre, devenu jardinier aux Salines, pendant l’époque normande, c’est un ascète d’une rare résistance physique, mais d’une inculture égale [1]. Est-ce un type lui aussi? Je le crois.
La scène et les acteurs nous sont désormais sensibles. Nous pouvons nous risquer à comprendre «le combat pour le salut» qui se livre devant nos yeux. Il ne peut être question de l’observer dans toute sa vivante et, parfois, «dramatique» diversité. C’est encore à l’essentiel que je tendrai ici, en essayant de saisir et d’expliquer l’idéal spirituel de cette société monastique.
2) L’idéal du moine grec: cénobitisme et hésychasme
a) «Κοινωνία γὰρ βίος τελεωτάτη . . ., κοινὰ δὲ τὰ σύμπαντα . . . [2]. La vie cénobitique est la vie parfaite, celle où tous les biens sont en commun ... », affirme s. Basile qui résume ici son sentiment et celui des Pères de l’Eglise; le docteur de Césarée, qui réussit à assurer la stabilité de la société monastique en établissant les vœux perpétuels et a voulu lui laisser, non une règle, mais une doctrine de vie, a préféré la vie du cénobite à celle de l’anachorète. Ses disciples, qui édicteront des règles d’application à partir des principes qu’il avait exprimés, et qui avaient été nuancés ou amplifiés par les décrets des conciles, les ordonnances des patriarches et les commentaires, souligneront encore cette tendance. Théodore de Stoudiou, conscient des désordres nés des persécutions iconoclastes, qui avaient pratiquement abouti à la disparition des monastères cénobitique traditionnels, remplacés par des assemblages plus ou moins cohérents d’anachorètes, ou des créations improvisées, renoue avec l’enseignement de s. Basile, en insistant sur la nécessité de la vie en commun [3].
1. K. Lake, The Greek Monasteries in South Italy, The Journal of Theological Studies, 5, 1904, p. 22.
2. Ἀσκητικαὶ διατάξεις, Migne, P.G., t. 31, col. 1382; une très belle apologie du cénobitisme est développée par l’auteur jusqu’à la colonne 1388.
3. C’est tout l’esprit de l’œuvre de Théodore du Stoudiou; lire, par exemple, la Grande Catéchèse, éd. J. Cozza-Luzi, Novae Patrum bibliothecae ... tomi noni pars II, Rome, 1888, p. 36, ou 44:
Ἀλλ’ οὖν γινώσκετε, ἀγαπητοί μου καὶ περιπόθητοι, ὅτι αὐτὸς ὁ Κύριος ἡμῶν Ἰησοῦς Χριστός, ὁ διανομεὺς τῶν ἀπερινοήτων ἀγαθῶν, κατελθὼν ἐπὶ τῆς γῆς οὐκ ἐρημικὸν ἠσπάσατο βίον, οὐδὲ στυλιτικόν, οὐδὲ ἐξ ὧν εἰρήκαμεν ἄλλον, τὸν δὲ δι’ ὑποταγῆς ὅρον καὶ κανόνα ...
Je me réfère à la Grande Catéchèse, car c’est celle qui, de l’avis de tous, eut le plus d’influence sur les monastères grecs de l’Italie du Sud; lire J. Leroy, La réforme studite, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 213; T. Minisci, Riflessi studitani nel monachesimo italo-greco, dans Il monachesimo orientale (Orientalia Christiana Analecta, 153), Rome, 1958, p. 224.
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L’obéissance à l’higoumène, la pauvreté qui est absence de propriété, mais aussi pauvreté du vêtement et de la nourriture, la chasteté, qui est virginité et fuite devant la femme et le jeune homme, tel est le cadre général imposé par s. Basile et précisé par Théodore du Stoudiou [1], qui insiste en outre, après ses maîtres, sur l’obligation de demeurer dans le même monastère, car l’union du moine et de son couvent est aussi indissoluble que le lien du mariage [2], sur l’obligation de la prière en commun depuis l’aube jusqu’à la nuit suivante [3], enfin sur la nécessité du travail manuel [4]. Théodore du Stoudiou, comme Basile de Césarée, assortiront ces consignes de peines plus ou moins chiffrées, mais qui excluent toujours les peines corporelles et, en particulier, la fustigation [5]; le fait est à noter.
Tels sont les préceptes, pris dans les Catéchèses, le Pénitentiel ou l’Hypotypôsis du Stoudiou, qui servirent de base à la rédaction des typika des monastères d’Italie:
1. S. Basile, P.G., t. 31, col. 1424: Ὅτι οὐ χρὴ τὸν ἐν συστήματι πολιτευόμενον ἀσκητὴν ἰδίᾳ τι κεκτῆσθαι τῶν ὑλικῶν. Voir aussi col. 637, 1344-1345, 1361. Théodore du Stoudiou, Petite Catéchèse, éd. E. Auvray, Theodori Studitis praepositi, Parva Catechesis, Paris, 1891, p. 176, 227, 267, 338, 357 et P.G., t. 99, col. 940 (Lettre à son disciple Nicolas, qui vient d’être élu higoumène): Οὐ κτήσῃ τι τοῦ κόσμου τούτου, οὐδὲ ἀποθησαυρίσεις ἰδιορίστως εἰς ἑαυτὸν μέχρι καὶ ἑνὸς ἀργυρίου, col. 944 Οὐ θησαυρίσεις χρυσίον ἐν τῇ μονή σου, col. 1556, etc.
2. S. Basile, P.G., t. 31, col. 1395; Théodore du Stoudiou, P.G., t. 99, col. 1596: Εἰ γὰρ ἐκεῖ (= dans le mariage) καίτοι σαρκικῇ ζεύξει ἀπηγόρευται ὁ χωρισμός, πόσῳ γε μᾶλλον ἐπὶ πνευματικῇ συναφείᾳ.
3. S. Basile, P.G., t. 31, col. 1325.
4. Μετὰ ταῦτα (= chant de l’office) εὐχόμενοι τῷ θεῷ κατευθυνθῆναι ὑμῶν τὸ ἔργον τῶν χειρῶν καὶ ὁλοτελῆ τὴν ἡμέραν ἀγαθοεργῶς ἐκπληρωθῆναι. Προσιτέ τοῖς ἔργοις ἄλλος ἀλλαχοῦ ἢ καὶ ὁμοθυμαδὸν ὠς ὑποπίπτουσιν αἱ χρεῖαι, ἀπαρτιζόμενοι κἀκεῖ μετὰ τῆς στιχολογίας ἡ ἀργασία, μετὰ τῆς εὐχῆς καὶ καλονοίας, ἥτε ἀροτρίασις ἔστω ἥτε ἀμεπελουργία, ἥτε ἀψοποΐα, εἴτε ἄλλό τι τῶν ἐνεργουμένων . . . (Grande Catéchèse, éd. J. Cozza-Luzzi, p. 48).
5. S. Basile, Ἐπιτίμια, P.G., t. 31, col. 1305-1316; Théodore du Stoudiou, Ἐπιτίμια, P.G., t. 99, col. 1733-1757, et Grande Catéchèse, éd. J. Cozza-Luzi, p. 79: Γινωσκέτω ἕκαστος τὴν ἰδίαν τάξιν . . ἀλλὰ ταῦτα ( = confusion) μὴ γενηθήτωσαν, ἵνα μὴ ἔλθωσι βαρέα ἐπιτίμια ἐπὶ τοὺς τὰ τοιαυτα πράσσοντας.
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l’higoumène est responsable de la morale et de la discipline, il ne peut accueillir un moine d’un autre monastère, la vie commune exige limitation dans le vêtement et la nourriture, repas en commun dans le silence avec lecture édifiante, l’higoumène est seul à pouvoir absoudre certaines fautes et à certaines périodes de l’année, il veillera à l’entretien des lampes qui doivent brûler jour et nuit devant les reliques et les icônes saintes et à l’accroissement de la bibliothèque de son monastère, etc. Ce sont les principales règles d’un typikon d’Italie, celui de S. Sauveur de Messine [1]; les autres étaient semblables.
Ces textes sont l’œuvre de réformateurs. L’histoire sait ce que valent ces réformes, lois édictées souvent contre des tendances irréversibles.
S. Nil de Calabre, fondateur et chef attentif de monastères fameux, retourne à sa grotte, pour retrouver la solitude et l’ἡσυχία «qu’il chérit comme une mère» [2]. Nous touchons ici au problème spirituel le plus intime de la société monastique grecque.
b) Ἐρημία καὶ ἡσυχία: solitude et paix contemplatives.
L’ascension spirituelle de celui qui a choisi la vie monastique est une progressive conversion du cœur qui s’éloigne des choses extérieures, où vagabonde l’esprit, pour atteindre les choses intérieures. C’est l’enseignement des Néoplatoniciens puis du Pseudo-Denys l’Aréopagite, de s. Basile, de ceux que l’on appelle les «Pères mystiques» et enfin des Hésychastes. La prière intime (νοερὰ προσευχή) des moines de l’Athos au XIVe siècle est l’expression la plus frappante de cette discipline [3]. Cette conversion du cœur des phénomènes extérieurs vers le moi intérieur, présuppose silence, calme (ἡσυχία) et absence de soucis (ἀμεριμνία).
Ce combat solitaire contre la nature est nécessaire, si l’homme veut atteindre Dieu et faire son salut, but de la vie monastique. L’homme qui vit sur la terre est, en effet, comme exilé de sa patrie naturelle, qui est le séjour de Dieu [4].
1. M. Scaduto, Il monachismo basiliano ..., Rome, 1947, p. 196-213.
2. Ἀνέρχεται πάλιν ἐν τῷ σπηλαίῳ, τῆς συνήθους ἐχόμενος πολιτείας, καὶ τὴν ἡσυχίαν ἀσπαζόμενος ὡς οἰκείαν μητέρα . . . οὐ γὰρ εὕρισκεν ἐν αὐτοῖς ὃ ἐπιζήτει ἐρημίαν καὶ ἡσυχίαν καὶ πολλῶν ἀποικίαν (Acta SS., Sept., VII, § 22, p. 276; voir aussi le § 86, p. 311).
3. Théoklètos de Dionysiou, Μεταξὺ οὐρανοῦ καὶ γῆς. Ἁγιορειτικὸς μοναχισμός, Athènes, 1956, p. 73.
4. Ibidem, p. 67.
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Le moine s’élèvera donc peu à peu au-dessus de cette terre pour se rapprocher du ciel: ἐξώκοσμος, extrait du monde, il maintiendra son existence en suspens «entre ciel et terre», comme le veut le titre d’un volume récemment paru sur la spiritualité orientale, écrit par un moine orthodoxe [1].
Ce but spirituel a-t-il un support philosophique? On le nie, car les systèmes philosophiques, nés de la contrainte d’expliquer les phénomènes, ne sont que germes de désordre et de trouble pour l’âme. Le moine, au lieu de chercher à expliquer le mystère du monde et son cheminement vers le salut, doit repaître son âme de mystère, car l’âme est naturellement mystique [2]. Point essentiel, et l’on peut dire que le moine oriental cultive ce mysticisme à tout prix, de ses formes les plus hautes aux manifestations les plus enfantines. Ce mystère est son climat de vie, la spiritualité qui mène à la sainteté est, en effet, sentiment de l’âme et non réflexion de l’esprit. Autre point important, car les théologiens et les savants, outre qu’ils sont souvent « bouffis par leur science », suivent une voie qui ne conduit pas à Dieu. Les moines se défient donc des sciences; certains peuvent renoncer quelque temps à l’ἡσυχία salvatrice sous une pression extérieure et s’intéresser aux dernières découvertes faites en théologie ou en histoire de l’Eglise, mais, pour la plupart, il ne reste «ni problèmes, ni lacunes, car ils savent que leur croyance est juste et que leur silence est de sagesse. . .»; ce sont les paroles de l’un d’entre eux [3].
La pensée scientifique reste en deçà de la spiritualité, elle est donc superflue, sauf, car il faut un cadre mental à l’ascèse pour Dieu, l’étude des Pères de l’Eglise, et encore pas de tous: il suffira de lire les principes d’ascétisme donnés par s. Basile, s. Jean Chrysostome, s. Denys l’Aréopagite (toujours très écouté), Diadoque de Photicée, Maxime le Confesseur [4]. Pour la plupart de nos moines grecs du Moyen Age cette lecture a tenu lieu de culture. Et cela paraît juste si la vie du moine est Foi (dans le mystère nécessaire à l’ascèse) et Amour (de son salut). On ne peut que rester pétrifié devant cette forteresse ou saisi d’étonnement.
La conversation intérieure avec Dieu étant l’exercice perpétuel du moine à l’Eglise ou dans sa cellule,
1. Ibidem, p. 28.
2. Ibidem, p. 72.
3. . . . δὲν ὑπάρχουν προβλήματα καὶ ἀπορίαι, διότι γνωρίζουν νὰ πιστεύουν ὀρθῶς καὶ νὰ σιωποῦν ἐν σοφίᾳ . . . (Ibidem, p. 11).
4. Ibidem, p. 7 et passim.
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on comprend que les maîtres du monachisme oriental aient eu un certain mal à faire admettre le travail manuel comme une démarche de l’ascèse monastique.
S. Barthélémy de Rossano
(Abbaye de Grottaferrata. Musée. Panneau d’un diptyque de bois de l’Ecole florentine du XIIIe s.).
Elie de Enna, au milieu du IXe siècle, dans son monastère des Salines, passe tout le jour et toute la nuit en prières, car le vrai travail, pensait-il, est celui qui consiste à prendre soin de son âme, les exigences du corps étant des besoins accessoires [1].
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C’est un trait qui sépare la spiritualité orientale et la spiritualité occidentale: la spiritualité orthodoxe a toujours estimé que sa sœur latine attachait une valeur démesurée au travail. N’est-ce- pas une conséquence normale de la valeur éminente de la Crucifixion du Christ, élevée en exemple par les pères du monachisme occidental, François d’Assise, Joachim de Flore, Ignace de Loyola, Bernard de Clairvaux, Jean de la Croix? La spiritualité orthodoxe ne s’attarde pas sur le fait de la souffrance régénératrice (le monachisme oriental ignore la pénitence corporelle puisque le corps n’a pas de valeur), mais tend toute entière vers la joie de l’Anastasis, la Résurrection [2].
On voit mal le rôle que jouent ces ascètes dans la société de leur temps. Car, à son état de perfection, ce monachisme est asocial: il ignore et veut ignorer tout contact avec le monde. Mais dans la société essentiellement religieuse du monde byzantin, ces moines sont le message continuel du royaume des cieux; classe contemplative de l’Eglise, le moine «prie pour lui-même, pour l’Eglise toute entière, pour toutes les âmes qui souffrent et peinent, pour celles, enfin, qui n’ont jamais prié» [3]. Le rôle reconnu des ascètes est là. Et ils sont ainsi partie intégrante de la société byzantine. Les joues ravinées par les exercices ascétiques, les yeux creusés par les veilles, le visage blafard marqué du sceau des jeûnes et des prières continues, tel est l’ermite grec, tels étaient Nil de Calabre, Barthélémy de Rossano, Luc de Demenna, et tant d’autres, dans leur singulière grandeur, tels nous les ont livrés fresques et icônes [4].
On ne regrettera pas, pour l’histoire sociale et économique du temps, qu’ils n’aient pas atteint, eux-mêmes et leurs disciples, l’idéal du moine oriental qu’ils s’étaient fixé: chaque monastère a eu ses ermites, les ermites ont vécu à l’ombre des monastères; les deux formes extrêmes
1. Καὶ γὰρ τὸ πλεῖστον τῆς ἡμέρας καὶ τῆς νυκτός, πολλάκις δὲ καὶ ὅλην τὴν νύκτα εἰς τὸ τῆς προσευχῆς ἔργον ἀνήλισκεν· ἔργον γὰρ ἧν αὐτῷ τῷ ὄντι ἡ τῆς ψυχῆς ἐπιμέλεια, αἱ δὲ τοῦ σώματος ἀνάγκαι πάρεργον (éd. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia . . ., Palerme, 1962, § 41, p. 62).
2. Théoklètos de Dionysiou, op. cit., p. 96. Un exemple très net: le sens donné au tombeau du Christ, τάφος, ὅθεν ἔλαμψεν ἡ τῆς Ἀναστάσεως χάρις (Vie de s. Elie le Jeune du Xe siècle, éd. G. Rossi Taibbi, Vita di sant’Elia. . ., Palerme, 1962, § 18, p. 26).
3. Ibidem, p. 70.
4. Voir p. 102, 108.
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de la vie monastique ont toujours cohabité dans le monachisme grec, sauvé de la dispersion par l’unité de sa doctrine et de ses principes de vie.
Je n’ai pas mis en doute l’origine byzantine du monachisme grec de l’Italie du Sud et de la Sicile, puisqu’il ne demeure plus, me semble-t-il, d’hésitation sur ce principe. Historien de la civilisation byzantine, j’ai donc cherché à individualiser certains aspects du fait monastique grec dans ce pays pour comprendre quel rôle il y a joué, quelle évolution il a subie, quelle a été sa place dans l’histoire de la civilisation grecque médiévale, au sens le plus large (histoire des hommes et de leurs idées); isolé, en effet, pour l’analyse, le fait monastique grec doit être replacé ensuite dans son cadre, qui est la vie des populations grecques de l’Italie du Sud et de la Sicile, où il s’insère étroitement. Et c’est à déterminer la place occupée par les moines grecs au milieu de ces populations (latine, grecque, arabe) qu’il faut parvenir pour comprendre l’étrange tableau humain offert par ces régions au Moyen Age; et je crois pouvoir dès à présent retenir comme hypothèse de recherche que le monachisme grec, sous son aspect économique, social et culturel, a été l’élément d’unité et de continuité de la vie grecque en Italie du Sud et en Sicile du VIIe siècle peut-être, en tout cas du Xe jusqu’au XIIIe siècle. Stable par son principe, vivant par sa résistance aux influences étrangères (et il en mourra), et ces deux traits lui donnent aux yeux des profanes son apparente inertie, si proche des populations rurales dont il est, en général, issu et qui dépendent matériellement ou spirituellement de lui, le monachisme grec, ici, comme ailleurs en d’autres époques, a été le levain avant de devenir le reliquaire des traditions byzantines.
Et ceci est un trait original de la civilisation grecque médiévale.
André Guillou.