Arabes et bulgares au debut du Xe siècle (1)

 

Μ. Canard

 

Byzantion, 1936, Vol. 11, No. 1, pp. 213-223

 

 

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Les Bulgares, établis dès la fin du VIIe siècle sur la frontière nord de l’empire byzantin, se sont trouvés parfois mêlés au grand duel que Byzance soutint contre les Arabes, et en relations avec ces derniers (2).

 

Une alliance entre Arabes et Bulgares aurait été naturelle, vu l’interdépendance des affaires bulgares et des affaires arabes dans la guerre que Byzance avait à mener contre l’un et l’autre peuple (3). En effet, les campagnes sur le front arabe, oriental ou occidental, forcent Byzance à dégarnir la frontière bulgare et favorisent les incursions des Bulgares ; réciproquement, les campagnes sur le front bulgare contraignent Byzance à négliger la frontière arabe et favorisent les incursions musulmanes.

 

 

(1) Il ne s’agira ici que des Bulgares des Balkans. Pour les relations entre Arabes, resp. Musulmans et les Bulgares de la Volga au Xe siècle, (ambassade d’Ibn Fadlân), voir Encycl. de l’Islam, sous Bulghār.

(2) Avant le Xe siècle, les Arabes furent parfois en relations avec les Bulgares. Ceux-ci intervinrent comme alliés de Byzance dans la campagne de Maslama ibn ‘Abd al-Malik contre Constantinople et infligèrent une défaite aux Arabes. Voir Journ. Asiat. CCVIII, 1927, pp. 83, 90-91, 111, et Runciman, History of the first Bulgarian empire, Londres, 1930, p. 33. Les Slaves contre lesquels, en 283/896 selon abari (III, 2153 ; cf. Vasiliev, Byzance et les Arabes à l’époque de la dynastie macédonienne, St-Pétersbourg, 1902, p. 106), l’empereur Léon VI arma des prisonniers arabes, étaient des Bulgares. Cf. Barhebraeus, Chronography, trad. Budge, 152.

(3) A une autre époque, au XIIIe siècle, alors que la situation n’était plus la même, on vit encore la Bulgarie rechercher l’alliance du Sultan mamlûk d’Égypte, Baibars, contre Michel VIII Paléologue (Pachymère, I, 428 ; Chapman, Michel Paléologue, Paris, 1926, p. 149-150).

 

 

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La conclusion d’une paix ou d’une trêve avec l’un ou l’autre de ces deux adversaires permet à Byzance de reporter ses forces contre l’autre : ainsi Constantin Pogonat, après avoir signé la paix avec Mu‘âwiya, peut se retourner contre les Bulgares qui commencent à passer le Danube en 678 ; l’établissement de relations amicales avec le successeur du tsar Syméon, mort en 927, permet à Byzance de reporter toutes ses forces contre les Arabes et de remporter des victoires décisives (1).

 

Cependant, une alliance entre Bulgares et Arabes ne put jamais se réaliser. Les Arabes ne semblent pas, d’ailleurs, l’avoir particulièrement recherchée : à l’époque où un concours étranger eût aidé efficacement les Arabes à détruire l’empire byzantin, les Bulgares n’étaient encore qu’un peuple barbare et inorganisé ; plus tard, quand le royaume bulgare eut atteint son apogée et fut une menace pour Byzance, les Arabes ne songaient plus à renverser l’empire et n’avaient plus les moyens de le faire.

 

Il y eut cependant, au début du Xe siècle, un projet d’alliance, dont l’initiative fut prise par les Bulgares. C’était l’époque où le puissant tsar Syméon (893-927) concevait l’ambitieux dessein de conquérir Constantinople et de se faire proclamer tsar des Bulgares et des Romains. Comme Constantinople était imprenable par terre, il fallait à Syméon l’aide d’une flotte. Pour l’obtenir, il s’adressa d’une part aux Arabes d’Ifrîqiya (2), les Fâimides, d’autre part aux Arabes d’Orient, en l’espèce, l’émir de Tarse. Les i dations avec les Arabes d’Orient n’aboutirent à aucun résultat connu ; de l’autre côté, la diplomatie de Romain Lécapène empêcha la conjonction dangereuse de Syméon et du calife fâimide.

 

 

(1) Théophane, Bonn, 546-547 ; cf. Vasiliev, op. cit., p. 229.

(2) Les Arabes d’Afrique s’étaient déjà en 807 alliés contre Byzance avec les Slaves du Péloponèse (voir Vasiliev, Byzance et les Arabes à l’époque de la dynastie amorienne, éd. franç., I, Bruxelles, 1935, p. 18 et 46 ; Dvorník, Les légendes de Constantin et de Méthode, p. 8).

 

 

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Nous sommes renseignés par Cedrenus (1) sur le projet d’alliance avec les Fâimides ; malheureusement, cet historien ne donne pas d’indications chronologiques suffisantes pour que nous puissions être fixés sur la date à laquelle eurent heu les négociations. Syméon, nous dit en substance Cedrenus, obsédé par l’idée de conquérir Constantinople, envoya une ambassade à Fatloun (ou Fatloum), souverain des Africains (2), pour l’engager à faire partir contre la capitale de l’empire une flotte qui se réunirait devant la ville à une armée bulgare que le roi conduirait à travers la Thrace. Ces forces assiégeraient la place de concert et s’en partageraient les dépouilles après la victoire. Syméon s’installerait ensuite à Constantinople, tandis que les Africains retourneraient chez eux. Les propositions bulgares, portées en Afrique (3) par une ambassade qui prit secrètement la mer, parurent avantageuses aux Africains qui renvoyèrent avec les ambassadeurs bulgares un certain nombre de personnages importants «chargés de conclure un traité ferme sur ces bases. Mais toute la caravane tomba aux mains de la flotte byzantine du thème de Calabre et fut emmenée prisonnière à Constantinople. Romain Lécapène manœuvra alors habilement pour écarter le danger d’une alliance entre les Bulgares et les Arabes et gagner ces derniers. Tandis qu’il faisait emprisonner les Bulgares il renvoyait les Arabes comblés de présents pour leur prince. Il s’excusait toutefois en raison des circonstances (la guerre bulgare), de ne pouvoir momentanément payer le tribut annuel dû aux Africains.

 

 

(1) Cedrenus, II, 356. Cf. Vasiliev, 220-221 ; Amari, Storia, 1e éd., II, 173 ; Amari, 2e éd., 204 ; Runciman, The emperor Romanus Lecapenus and his reign, Cambridge, 1919, p. 90 ; Runciman, Hist. of the first Bulgarian Empire, Londres, 1930, p. 168.

(2) Le Fâimide ‘Ubaidallâh al-Mahdî est appelé par Cedrenus δυνάστης τῶν Ἀφρῶν ou τῶν Σαρακηνῶν et Φατλοῦν. Ce dernier mot a été considéré par Amari comme une déformation du nom de dynastie, car al-Mahdi n’a pas dans ses noms celui de Fadl ou Fadlûn. C’est sans doute le nom d’un personnage fâimide avec lequel al- Mahdî a été confondu.

(3) Πρὸς τὴν Ἀφρικήν. Il ne semble pas que le mot désigne ici la capitale Mahdia, connue en Occident au moyen âge sous le nom de Africa. Le calife fâimide n’y réside qu’à partir de 308/921.

 

 

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Leur souverain fut si satisfait de l’attitude de l’empereur, qu’il réduisit de moitié, de 22.000 à 11.000 dinars, le tribut en question, qui, ajoute Cedrenus, continua à être acquitté jusqu’à Nicéphore Phocas (1).

 

Aucun détail du texte ne permet de dire en quelle année du règne de Romain Lécapène eut lieu cet événement. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il est postérieur à l’avènement de Romain Lécapène en 919 et antérieur à l’entrevue de Syméon avec Romain, qui aboutit, sinon à une paix complète, du moins à l’arrêt des expéditions bulgares contre Constantinople, entrevue dont la date la plus vraisemblable, comme nous le verrons, est 923. Mais comme, d’autre part, les Bulgares engagèrent des pourparlers avec les Arabes de Tarse en 311/923, sans doute pour le même but, comme il est peu probable que les deux affaires aient été conduites simultanément, on peut estimer que les négociations avec les Fâimides sont antérieures et qu’elles eurent lieu avant 923 (2).

 

Nous connaissons l’existence de négociations entre les Bulgares et les Arabes Orientaux par un passage des «Prairies d’Or» de Mas‘ûdî, qui, enveloppé dans un contexte obscur, a fait l’objet d’interprétations très différentes.

 

 

(1) Il s’agit d’un tribut que les Byzantins s’étaient engagés à payer aux Sarrazins de Sicile à la suite d’un traité conclu à l’époque de l’impératrice Zoé par le stratège du thème de Calabre. Ce traité avait pour but de faire cesser les attaques sarrazines contre les Pouilles et la Calabre que Byzance venait de reconquérir, et de laisser les mains libres à l’impératrice pour entreprendre la guerre contre les Bulgares qui commença en 917. Ce traité fut conclu sans doute en 915 à l’époque du gouvernement d’Ibn Qurhub — cf. Amari 1e éd., II, 153-154 (Amari 2 e éd. 180-181) et voir dans Runciman, Rom. Lec. p. 186, d’autres suppositions : 914 ou 918.

(2) Plus difficilement après 923, même si on met l’entrevue de Romain Lécapène et de Syméon en 924, comme le veut Runciman (voir plus loin). Il semble que dans ce cas il ne reste pas un laps de temps suffisant. Pour Runciman les négociations avec les les Fâimides sont immédiatement antérieures à la dernière campagne bulgare contre Constantinople, qu’il date de 924. Voir Rom. Lec., 90 ; Hist. of the first Bulg. Emp., 169. Mais Runciman n’admet pas les tractations des Bulgares avec les Arabes de Tarse et reproche à Vasiliev d’y croire.

 

 

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Mas‘ûdî, dans un chapitre consacré aux peuples du Caucase et de la steppe russe, où il semble avoir confondu les Bulgares des Balkans et les Hongrois, nous donne le détail suivant (1) :

 

«Quand les Musulmans, avec l’eunuque amal al-Dulafî, émir des marches frontières, et les flottes égyptienne et syrienne, partirent de Tarse pour une expédition, franchirent l’entrée du «alîg» (2) de Constantinople, puis l’entrée d’un autre «alîg» sans issue de la mer grecque et arrivèrent à .r.f.n.diya (var. .r.fîdiya ; dans l’édition de Paris, F.n.diya) (3), là, vint les trouver, par mer, une troupe de Bulgares, afin de les aider. Ceux-ci leur racontèrent que leur roi était dans le voisinage. Cela montre bien, comme nous l’avons indiqué, que les expéditions des Bulgares arrivent jusqu’à la mer grecque. Un certain nombre d’entre eux s’embarquèrent sur les vaisseaux des Tarsiotes et se rendirent avec eux à Tarse.»

 

Quand on essaie d’interpréter ce passage, on se trouve en face de sérieuses difficultés causées par l’incertitude de la lecture du nom de lieu et l’imprécision géographique de l’auteur. Mais tout d’abord, il importe de rejeter deux interprétations manifestement fausses.

 

Sous prétexte que, dans ce chapitre, Mas‘ûdî a probablement confondu Bulgares de la Volga, Bulgares des Balkans et Hongrois, et que, dans les lignes qui précèdent immédiatement la mention de amal, il a attribué aux Bulgares des raids en Italie, en Espagne et en France,

 

 

(1) Ed. et trad. Barbier de Meynard, II, 16-18.

(2) Le mot «alîg» désigne aussi bien un canal et un détroit qu’un golfe ou une baie ou une mer resserrée. «alîg al-Qustantîniyya» est ordinairement soit l’Hellespont, soit le Bosphore, soit l’ensemble des détroits. Un «alîg» sans issue ne peut être qu’un golfe assez profond et assez étroit.

(3) L’édition de Paris a ??, «F.n. diya», que Barbier de Meynard a lu Fenedia et traduit Venise (?). Mais les éditions du Caire ont ?? ou ??. Voir Caire, 1302, (en marge du Naf al-îb de Maqqarî), I, 226, ?? ; 1303, (en marge d’Ibn al-Aîr), II, 12, ; 1346, I, 114, ??. Je n’ai pu consulter l’édition de Bûlâq de 1283.

 

 

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qui reviendraient plutôt aux Hongrois, Marquait (1) a voulu voir des Hongrois dans les Bulgares qui se sont abouchés avec l’émir de Tarse. Il s’est même fondé sur la fausse leçon F.n.diya (lu Fenedia), et la traduction Venise, proposée sans conviction par Barbier de Meynard, pour repousser l’hypothèse qu’il pourrait s’agir ici des Bulgares de Syméon, car il n’est pas possible, dit-il, que les Bulgares soient allés à Venise. Il est curieux que Marquart ait accepté si facilement la leçon de l’édition de Paris, alors qu’il a utilisé aussi une autre édition, et la traduction incertaine Venise, alors qu’un raid des Tarsiotes jusqu’à Venise est tout à fait improbable, et qu’au demeurant, le nom arabe de Venise est Bunduqiya et non Fenedia. Enfin, des rapports entre Arabes et Hongrois à cette époque sont plus que problématiques ; au contraire, une alliance entre Syméon, qui veut s’emparer de Constantinople, et les Arabes ennemis de l’empire, est très compréhensible. Ajoutons que, pour les besoins de la cause, Marquart a transformé les mots «par mer» de Mas‘ûdî en «par terre».

 

Runciman (2) d’autre part, trompé par le fait que Mas‘ûdî confond les Bulgares de la Volga avec les Bulgares des Balkans, a cru qu’il s’agissait ici des Bulgares de la Volga. De façon tout aussi invraisemblable que Marquart, il a fait rencontrer à «Phenedia» sur la mer Egée, les Arabes de Tarse avec les Bulgares de la Volga. Il voit même là le résultat de la fameuse ambassade d’Ibn Fadlân (309/921). En admettant même, comme le veut Runciman, qu’ils soient passés par terre par le territoire de leurs compatriotes des Balkans, un raid des Bulgares de la Volga jusqu’à la mer Égée est absolument invraisemblable.

 

II s’agit certainement dans ce passage des Bulgares de Syméon. D’ailleurs, quand Mas‘ûdî ajoute que les habitants de Constantinople

 

 

(1) Marquart, Streifzüge, p. 156 et suiv. Il semble difficile que l’erreur de Mas'ûdî provienne d’une confusion graphique entre ?? (Bulgares) et ?? (Baškirs : Magyars).

(2) Runciman, Rom. Lec. 116-117, 136, cf. 90, note ; Hist. of the first Bulg. Emp., p. 168. Runciman accuse à tort Vasiliev, qui, p. 222, a bien vu qu’il s’agissait des Bulgares de Syméon, d’avoir confondu les Bulgares de la Volga et les Bulgares des Balkans.

 

 

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et de l’empire ne peuvent se défendre contre eux que grâce aux murailles de leurs cités, c’est une allusion suffisamment claire aux incursions répétées de Syméon.

 

Il faut maintenant rectifier la chronologie de Mas‘ûdî dont la date n’est pas d’accord avec celle que donne Ibn al-Aîr. Ce dernier mentionne un raid maritime de l’eunuque amal, mais sans parler d’une rencontre avec les Bulgares, en 311 (21 avril 923-3 avril 924). En 312 (9 avril 924- 28 mars 925), il n’est question dans Ibn al-Atîr et de même dans Ibn Miskawaih, que d’une ambassade envoyée par l’empereur pour demander un échange de prisonniers ; le calife accepta que l’échange eût lieu, mais seulement après l’expédition d’été (â’ifa), et les ambassadeurs s’en retournèrent chez eux. Les Historiens ne disent pas si cette «â’ifa» eut lieu, et en tout cas, ils ne font aucune allusion à une expédition maritime cette année-là (1). Il est donc fort probable que c’est de la même campagne qu’il s’agit dans Ibn al-Atîr en 311 et dans Mas‘ûdî en 312. La date de 311/923 est la plus vraisemblable. En effet, pour un autre événement contemporain, la chronologie de Mas‘ûdî est en défaut. L’eunuque amal se trouvait en dû’l-qa‘da 312 (29 janvier-27 février 925) à Kûfa, escortant une des caravanes du pèlerinage pour la protéger contre les attaques des Carmathes, qui se produisirent effectivement (2). La présence de amal à Kûfa à cette date n’est pas inconciliable avec une expédition maritime, qui aurait pu se terminer assez tôt en 312/924, pour qu’il fût possible à l’émir de se trouver en temps utile en ‘Irâq. Mais Mas‘ûdî place d’affaire de Kûfa en dû’l-qa‘da 313 (18 janvier-16 février 926) au lieu de dû’l-qa‘da 312, (3) ce en quoi il est manifestement dans l’erreur et a contre lui les autres historiens. On a l’impression qu’il a fait, pour l’expédition maritime de amal, le même décalage d’un an que pour la bataille contre les Carmathes.

 

 

(1) Voir Ibn al-A‘îr, éd. Thornberg, VIII, 106, 115 ; Ibn Miskawaih, éd. Amedroz et Margoliouth, I, 139.

(2) Ibn Al-Atîr VIII 114 ; Misk., I, 145-146 ; ‘Arîb, éd. de Goeje, 123.

(3) Avertissement, texte, p. 381 (BGA, VIII).

 

 

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Dans ces conditions, il faut vraisemblablement reporter à l’été de 923 l’entrevue de Tamal avec les Bulgares.

 

Il serait intéressant de déterminer l’endroit où eut lieu cette entrevue, car on saurait ainsi approximativement où était à ce moment le tsar Syméon. L’imprécision géographique du récit de Mas‘ûdî rend malheureusement cette tâche difficile. Qu’est-ce que «.r.f.n.diya» ou «.r.fîdiya»?

 

On peut d’abord songer à corriger en «arqîdiya». On trouve ce nom dans le «Livre de l’Avertissement» de Mas‘ûdî, comme celui d’une ville du thème du Péloponèse, à côté de Méthone, Corinthe et Athènes (1). Comme il n’existe pas, dans le Péloponèse, de ville dont le nom se rapproche de celui-ci, il est probable que Mas‘ûdî veut désigner par là Chalcis d’Eubée, et qu’il considère comme ne formant qu’un seul thème, le thème d’Hellade dont fait partie Chalcis (2), et celui du Péloponèse qui ne furent séparés qu’au ixe siècle (3). La question est de savoir si cette Chalcis conviendrait au passage des «Prairies d’Or». Le nom doit correspondre en effet à une ville : 1° qui soit sur les bords d’un «alîg» sans issue, par conséquent d’un golfe étroit et allongé, ou en un endroit auquel on accède après avoir passé par ou devant ce «alîg» ; 2° à laquelle les Bulgares n’ont pu arriver que par mer ; 3° qui ne soit pas très éloignée du lieu où se trouvait alors le roi des Bulgares. Il semble que Chalcis ne réponde que difficilement à ces conditions (4).

 

Si le toponyme de notre texte n’est pas Chalcis, il pourrait représenter la Chalcidique, et le «alîg» en question serait l’un ou l’autre des golfes de la Chalcidique.

 

 

(1) Ibid., 180.

(2) Cf. Const. Porph., De Them. p. 51 ; Hierocles, Synecd. 392.

(3) Cf. Dvorník, p. 8 et suiv.

 

(4) Dans une communication faite à l’institut d’Études Orientales de la Faculté des Lettres de l’Université d’Alger, en mai 1935, j’avais émis l’idée que Chalcis d’Eubée pouvait à la rigueur répondre à ces conditions ; l’Euripe, très étroit et barré par un pont, aurait pu être considéré comme un «alîg» sans issue (les cartes d’Idrisî font d’ailleurs tenir l’Eubée à la terre ferme) ; les Bulgares d’autre part étaient depuis 916 parvenus au golfe de Corinthe et occupèrent jusqu’en 927 plusieurs points intermédiaires (Runciman, Rom. Lec. 84). Mais cette identification me paraît maintenant moins satisfaisante. Μ. E. Honigmann m’écrit qu’à son avis il s’agit plutôt de la Chalcidique que de Chalcis d’Eubée.

 

 

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Le roi des Bulgares pouvait se trouver cette année-là en Macédoine, et, la route de terre par la Chalcidique étant probablement barrée par le stratège de Thessalonique qui tenait encore la région (1), Syméon envoya par mer, d’un point quelconque de la côte de Macédoine, un groupe de Bulgares chargés d’entrer en contact avec les Arabes. Il est vrai qu’on attendrait en ce cas que le nom arabe eût l’article, comme le nom grec, tandis qu’il ne l’a pas et semble ainsi désigner une ville plutôt qu’une région.

 

Une autre hypothèse se présente à l’esprit. «.r.f.n.diya» peut aussi se corriger en «arqaduniya», ?? et ce dernier en «alqaduniya», ??, (2), étant donné la permutation courante de l et r. C’est alors un des noms de Chalcédoine, et le texte de Mas‘ûdî peut aussi à la rigueur s’appliquer à la situation de Chalcédoine. On peut comprendre que les Arabes ont traversé l’Hellespont, (le «alîg» de Constantinople), puis, après avoir navigué dans la mer de Marmara, ont pénétré dans le golfe de Nicomédie, (le «alîg» sans issue), et en sont ressortis pour aboutir à Chalcédoine. Il y a évidemment là quelques difficultés. Une escadre arabe aurait-elle pu sans que ce fait soit expressément signalé par l’historien, arriver ainsi à proximité de Constantinople? D’autre part, les mots «mer grecque», qui, d’habitude, sont employés pour la Méditerranée, s’appliqueraient ici bizarrement à la mer de Marmara dans laquelle se trouve le golfe de Nicomédie. Enfin Chalcédoine est appelée «alqîdûn» dans le «Livre de l’Avertissèment» (p. 150 et 153) et par Ibn Rusteh (p. 98). S’il s’agit de Chalcédoine, l’arrivée des Arabes de amal eut heu lorsque Syméon était en Thrace, ou même déjà sous les murs de Constantinople.

 

Nous n’aboutissons donc à aucune identification absolument satisfaisante.

 

 

(1) Cf. Vasiliev, Hist. de l’emp. byz., Paris, 1932, I, p. 421.

(2) Tel est le nom de Chalcédoine dans Ibn auqal, 129. Dans Ibn al-Faqîh, al-Gadqadûniya n’est qu’une simple déformation graphique de alqaduniya. (p. 146 n.). Cf. Yāqût, II, 407-408, 463, et III, 777, qui a adqadûna, alqadûna et al-Gadqadûna.

 

 

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Mais qu’on adopte l’une ou l’autre hypothèse, Chalcidique ou Chalcédoine, il est certain qu’en 311 (923) et non en 312 (924), des Bulgares de Syméon, qui, évidemment, avait fait cette année là une incursion en territoire byzantin et se trouvait soit en Macédoine soit en Thrace, vinrent soit en Chalcidique, soit à Chalcédoine, offrir leur aide contre Byzance à l’eunuque amal, émir de Tarse et des marches frontières. Cette offre de service devait naturellement comporter une contre-partie, le secours de la flotte arabe contre Constantinople.

 

Il est logique de considérer les Bulgares qui s’embarquèrent sur les navires de amal pour Tarse comme des ambassadeurs chargés d’aller poursuivre des négociations à ce sujet, en pays musulman. Ces négociations n’eurent sans doute aucun résultat. L’ère était passée où le calife abbaside pouvait s’engager dans une action d’aussi grande envergure contre Constantinople. D’ailleurs les Carmathes étaient menaçants et on avait besoin contre eux des forces de amal. On sait que ce dernier, l’année suivante, en 924, devait aller prendre le commandement d’une armée destinée à opérer contre les Carmathes qui arrêtaient le pèlerinage.

 

Quoi qu’il en soit, puisque Syméon avait absolument besoin de navires pour réaliser ses ambitieux desseins, on peut logiquement attribuer à l’échec des pourparlers qu’il avait engagés pour se procurer une flotte, le changement qui se produisit dans attitude lors de l’entrevue mémorable qu’il eut avec Romain Lécapène, et qui eut pour résultat l’arrêt des expéditions bulgares contre la capitale de l’empire. Syméon, voyant que Constantinople ne pouvait être prise par terre et qu’il n’aurait sans doute jamais l’appui d’une flotte arabe, abandonna l’espoir de s’emparer de la ville et de s’asseoir sur le trône de l’empire.

 

La date de cette entrevue est controversée. On la place soit en 923, soit en 924 (1). Si, comme nous le pensons,

 

 

(1) La date de 923 a été adoptée par Zlatarski, apud Runciman ; celle de 924 par Dölger, Regesten, I, 74 et Runciman, Rom. Lec., App. I, p. 246-248, Hist. of the first Bulg. Emp., p. 168, n. 2. Runciman pense qu’en 923, Syméon n’a pas pu être devant Constantinople, parce qu’il était occupé en Serbie. Mais sa présence en Thrace ou Macédoine cette année-là est attestée par Mas‘ûdî dont les autres historiens arabes nous permettent de rectifier la chronologie. Il tire argument également du fait qu’en 924, Romain Lécapène demanda un échange de prisonniers au calife : ceci montre, dit-il, que l’empereur se sentait alors menacé en Europe. Mais l’entrevue de 923 n’avait pas complètement écarté le danger bulgare et l’on sait que l’année de sa mort, Syméon préparait une nouvelle invasion.

 

 

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cette entrevue est en rapport avec l’échec des négociations engagées auprès des Arabes d’Orient, elle a dû avoir lieu à la fin de l’année 923. On peut supposer que les ambassadeurs bulgares, partis avec amal dans l’été de 923, sont revenus sans avoir obtenu ce qu’ils demandaient, auprès de leur souverain qui les attendait afin de prendre une décision, à l’automne de la même année. Et l’on est fondé à accepter comme vraisemblable pour l’entrevue de Romain et de Syméon, la date de septembre (ou de novembre) 923, conformément aux indications, d’ailleurs confuses, des historiens byzantins.

 

Il ne semble pas que, après cela, Syméon ait essayé de renouer des relations avec les Arabes jusqu’à sa mort. A partir de 927, il ne pouvait plus être question d’alliance entre Arabes et Bulgares, le successeur de Syméon, qui épousa une petite-fille de Romain Lécapène, étant dévoué à Byzance. Dès le second tiers du xe siècle, conformément à cette nouvelle attitude de la Bulgarie, de nombreux Bulgares s’engagent au service de l’empire et combattent dans ses armées contre les Arabes. Us sont souvent mentionnés par les historiens dans les guerres de cette époque entre Byzance et le amdanide Saif al-Daula, ainsi que par les poètes contemporains.

 

Alger.

Μ. Canard.

 

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