Encore la Chanson de Roland et Byzance

 

Henri Grégoire

 

 

Byzantion, Vol. 14, No. 2 (1939), pp. 689-691

 

 

Scans in .pdf format

 

 

En attendant notre livre sur l’élément historique dans l’épopée, Clio et Calliope, signalons notre mémoire intitulé : La Chanson de Roland de l’an 1085 : Baligant et Califerrie ou l’étymologie du mot Californie (3). Nous y avons repris plusieurs questions que nous n’avions fait qu’effleurer dans l’article de Byzantion, notamment le rôle de Βούθρεντον dans la guerre gréco-normande de 1081 à 1085, les diverses mentions de Jéricho d’Épire dans la littérature historique, l’étymologie de Californie et plus précisément l’identification de Califerne et d’Oluferne avec Céphalonie et Corfou, l’identification de Baligant avec Paléologue, la mort de R. Guiscard à Céphalonie, l’identification d’Argoilles de la Chanson, le vexillum Sancti Pétri de R. Guiscard, et enfin la réputation légendaire de Robert qui a bientôt passé pour un véritable croisé, réputation consacrée par Dante dans sa Divine Comédie.

 

Voici les points nouveaux que nous avons établis. Quand la Chanson dit que ceux de la première échelle sont «ceux de Butentrot», c’est l’écho à peine déformé d’un important fait historique qui est resté généralement ignoré, parce que l’histoire de cette guerre d’Épire a été écrite principalement d’après Anne Comnène, et non d’après la meilleure source qui est le poème de Guillaume d’Apulie. En effet, c’est près de Βούθρεντον qu’eut lieu, en 1081,

 

 

(3) Bulletins de l’Académie royale de Belgique (Classe des Lettres), t, XXV, 1939, pp. 211-273.

 

 

690

 

la première grande bataille de la guerre. L’avant-garde de l’armée byzantine, composée de 2.000 Turcs, était commandée par Basile Mésopotamitès. Cette bataille est racontée par Guillaume d’Apulie, livre IV, vers 322-345. Le fait est capital. La circonstance que les premiers Byzantins combattus et vaincus en rase campagne par les Normands étaient tous des Turcs, a dû fortifier Guiscard et les siens dans leur conviction qu’ils avaient affaire, non à des chrétiens, mais à toutes les forces de la païennie. Nous espérons qu’on ne nous objectera plus la prétendue impossibilité d’un travestissement de l’armée d’Alexis et de Paléologue en armée musulmane ou païenne ! Ni Chalandon, ni aucun autre historien moderne, à notre connaissance, n’ont tenu réellement compte de cet épisode, passé sous silence par Anne Comnène parce qu’il était peu glorieux pour Byzance. Une fois de plus il apparaît que, lorsque l’on nie légèrement l’importance de l’élément historique dans l’épopée, c’est surtout par ignorance de l’histoire vraie.

 

Pour Jéricho, il faut noter, comme nous l’a fait remarquer Μ. E. Honigmann, que cette ville d’Épire n’était pas seulement une forteresse, mais une stratégie, un thème. Schlumberger, dans sa Sigillographie, pp.733-734, publie le sceau de Thomas, protospathaire et stratège de Jéricho.

 

En ce qui concerne l’identité de Céphalonie et de Califerne, elle résulte surtout du passage de la Chanson déjà allégué, vers 2920 sqq., où tous les noms de lieu évoquent des pays conquis par Robert Guiscard, puis révoltés contre lui, ou, comme «ceux d’Afrique», des adversaires qui sont venus le gêner dans ses entreprises. Autant que Rome, la Pouille, Palerme et l’Afrique, Céphalonie a gêné Robert Guiscard. En 1085, il consacra toutes ses forces à la reconquérir, et mourut avant d’avoir achevé cette tâche.

 

J’ai examiné, dans mon mémoire académique, les divers récits de la mort de Robert Guiscard, et j’ai reconnu que, pour l’essentiel des faits, Anne Comnène est parfaitement d’accord avec Guillaume d’Apulie. C’est bien dans la partie nord de l’île que Robert est mort de maladie, en des circonstances qui ont ému son imagination et celle de ses hommes. S’il a été frappé du nom du promontoire Ather ou Atheras, c’est que ce nom figurait dans le chapitre XV du Livre de Josué, que le vainqueur de Jéricho s’était fait sans doute relire plus d’une fois. Dans ce même chapitre, il a dû remarquer des noms de lieu comme Αἰλών et Ἰθάκ, que des prêtres grecs, ou de rite grec, ont dû lui signaler,

 

 

691

 

et qui, par leur ressemblance avec Αὐλών et Ἰθάκη, auront confirmé ses «impressions de Terre Sainte». Mais le chef normand a dû être persuadé qu’il mourait aux portes de Jérusalem, lorsqu’on lui montra dans l’île de Céphalonie un site de ce nom. On avait douté de ce récit d’Anne Comnène : j’ai retrouvé la Jérusalem de Céphalonie dont parle la Porphyrogénète. Tout cela prouve que l’île où mourut Guiscard était bien propre à exciter l’imagination normande; et il est tout naturel qu’elle soit citée dans la Chanson, au passage pathétique où Charlemagne, découragé, songe aux rébellions qu’il lui faudra dompter. Sur Céphalonie, étape sur la route de Jérusalem, j’ai cité un passage des Gesta Pisanorum : Jerosolymitanum iter impedire consueverat.

 

Ces faits et ces textes répondent suffisamment aux objections de ceux qui, sous prétexte de métathèse, feraient difficulté d’identifier dans la Chanson la dernière conquête de Guiscard.

 

On a cherché à grandir encore le rôle de Guiscard, aussitôt après sa mort. On lui a prêté des entreprises plus vastes encore que celles qu’il a réellement accomplies. On a fait de lui, comme de Charlemagne, un véritable croisé, et Dante est l’écho de cette tradition, lorsqu’il le transporte au Paradis avec d’autres «soldats de la foi». Josué, Macchabée, Charlemagne, Roland, Guillaume d’Orange Rainouart, Godefroid de Bouillon (1) :

 

Poscia trasse Guglielmo, e Rinoardo

E il dnca Gottifredi la mia vista

Per quella croce, e Roberto Guiscardo.

 

 

Bruxelles.       Henri Grégoire.

 

(1) Paradiso, chant XVIII, vers 46-48.

 

[Back to Index]