X. La Lucanie byzantine: Etude de géographie historique  [*]

 

André Guillou

 

 

First published in:  Byzantion XXXV, Bruxelles 1965

Republished in: André Guillou. Studies on Byzantine Italy with a preface by Raffaello Morghen. Variorum Reprints London 1970, III, 201-291

 

 

 

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- Sémantique du terme Lucanie  122
Planche I. Souscription d’Eustathios Sképidès, stratège de Lucanie 
122
- Στρατηγὶς Λουκανίας 
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Esquisse geographique du thème de Lucanie 
128
- Λουκανία : expression géographique 
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La recherche géographique, et plus particulièrement cartographique, est peu intervenue jusqu’à présent dans les études de civilisation byzantine ; c’est ainsi que l’histoire des cadres administratifs de la société a pu laisser demeurer sur le sol des zones grises ou même tout à fait blanches sans que l’on ait éprouvé autrement d’inquiétude, sans que, non plus, une découverte qui permette de les animer entraîne un bouleversement trop grand des images acquises.

 

Lorsque, voici un an, le Révérend Père Alphonse Raes, préfet de la Bibliothèque Apostolique Vaticane, me pria de mener à bien la publication de plusieurs dossiers d’archives grecques abandonnés, à leur mort, par nos deux savants collègues, Silvio Giuseppe Mercati et Ciro Giannelli, et conservés dans la bibliothèque pontificale romaine, je pensai, en acceptant de poursuivre cette tâche, n’y trouver que des joies monastiques. La nécessité de rendre à l’histoire ces dizaines de documents d’une histoire humaine encore si mal connue ne permettait pas de se dérober. La région que ceux-ci concernaient, celle de S. Marco Argentano, à quelque quarante-cinq kilomètres de Paola, entre le Follone et le Crati, la date du plus grand nombre d’entre eux (fin du XIe-fin du XIIIe siècle), autorisaient à penser qu’ils fourniraient une moisson utile pour la carte de la population grecque de l’Italie du Sud et de la Sicile au Moyen Age que je prépare.

 

Or, l’un des documents antérieurs au départ officiel de l’administration byzantine d’Italie du Sud (1071) représente, à mon sens,

 

 

(*) Le sujet de cet article a servi de thème à une conférence dite le 21 février 1965 à l’Université Libre de Bruxelles. La carte a été reproduite avec l’autorisation du Prof. L. Ranieri, que je remercie de sa grande courtoisie.

 

 

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un apport tel à l’histoire générale qu’un commentaire adapté sortirait des limites imposées par une édition même comprise dans un sens large et requiert un traitement particulier.

 

Il s’agit d’une décision judiciaire (1).

 

«La souffrance éprouvée par la victime de la calomnie, qui cache la vérité derrière le mensonge, est la plus cruelle de toutes»,

 

dit, en préambule, l’auteur du jugement, qui continue :

 

«A mon tribunal se sont présentés le moine Phantin et son frère, le prêtre Léon, qui accusent leur oncle le kathigoumène Clément Moulétzi de s’être emparé des vignes qui leur viennent de leur grand-père. Le kathigoumène, venu au tribunal, répond que la mère des plaignants était sa sœur et que, lorsqu’elle s’est mariée, leur père a donné à celle-ci sa part des vignes et des autres biens, et qu’ensuite les trois frères (dont Clément) ont reçu, eux-aussi, leur part de leur père. Phantin et Léon rétorquent que Clément a 3000 pieds de vigne environ de leur grand-père en plus de sa part et ils réclament leur part de ceux-ci. Clément nie qu’il en soit ainsi et précise que ces 3000 pieds de vigne ont été plantés par lui-même et à ses frais sur des terrains qu’il a achetés à trois propriétaires nommés Sylvestre, Chrèmatas et Nicandre. Les deux frères répondent que ce ne sont pas des terres achetées, mais des terres appartenant à leurs parents. Clément présente alors les actes de vente, on les ouvre, on constate qu’ils sont valides et que les témoins en étaient dignes de foi. Comme les deux plaignants», poursuit l’auteur, «ne se fient pas aux documents, nous avons envoyé notre notaire, Léon, examiner l’affaire sur place, et nous avons demandé à Clément de présenter des témoins qui, sous serment, certifieraient aux plaignants l’exactitude du contenu des actes de vente».

 

Notons en passant le prix que l’on attachait aux contrats écrits et souscrits par des témoins dignes de foi. C’est mettre à un niveau inattendu les cadres juridiques de la société de l’époque, dans ces régions.

 

«Le moine Clément s’exécute : il amène quatre témoins, Léon Plousianos, Constantin Ploumas, Léon, fils de Phrankos

 

 

(1) Cod. Vat. Lat., 13489, liasse I, pièce 3.

 

 

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et le moine Nicodème Mistrakornènos qui, tous quatre, (et l’un après l’autre, on peut le penser), prenant le livre des Évangiles des mains de Phantin et de Léon, distinguent sous serment les vignes achetées par Clément des autres, qu’il tient de son père, comme il ressort des documents, et affirment que Clément a bien acheté les terrains en question et qu’ils les ont plantés avec lui, qu’il les a achetés à Sylvestre, Chrèmatas et Nicandre, de même qu’il a acheté 600 pieds de vigne environ aux Myloi, au-dessus du kastron de Merkourion ; qu’il n’y a d’autres biens venant du père, Nicolas, que 636 pieds de vigne, qui appartiennent à Clément et dans la partie haute du kastron 700 autres pieds qui appartiennent aux trois frères Clément, Jean et Nicétas ; que la mère des deux plaignants, Eugénie, s’est séparée de ses frères depuis longtemps et a reçu de son père sa part, et que la plainte de Phantin et Léon n’est pas fondée. Même serment, mêmes précisions du frère de l’accusé Jean, de son neveu Nicolas, d’un autre neveu le moine Clément, et des moines de son monastère, Nil, Léon, Jônas, d’un autre moine Nicodème et d’un certain Moulébès Kourakès. Pas encore convaincus, les deux plaignants, Phantin et Léon, demandèrent le témoignage sous serment du prêtre Philippe : celui-ci, très malade, confirma par écrit les dires des autres témoins, ajoutant que c’est lui qui a écrit les actes de vente et que c’est par cupidité que les deux frères ont introduit cette querelle».

 

La longue plaidoierie est achevée. Le juge tranche.

 

«En présence de Marc, kathigoumène du monastère de l’Apôtre-André, de Léon, kathigoumène de Maurônès, de Niphôn, moine de l’Apôtre-André, des prêtres Nicolas, Pierre, Georges, Basile, du hiéromoine Théodore, de Constantin Skoularas, de Jean fils du prêtre Pierre, de Moulébès Kondokosmas et de beaucoup d’autres, qui ont assisté aux débats et entendu les serments, nous confirmons au moine Clément la propriété des vignes qu’il a achetées, de même que des biens que lui, son frère Jean et les fils de son autre frère tiennent de leurs parents ou ont achetés ; comme, en outre, il résulte que la part d’héritage d’Eugénie, la mère de Phantin et de Léon, était de 1000 pieds de vigne, nous les avons fait mesurer et donner aux deux plaignants, mettant ainsi un terme à la querelle.

 

 

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Tel a été le jugement rendu par nous, entouré de Kyriakos, kathigoumène du Patir, de Marc, kathigoumène de l’Apôtre-André, de Léon, kathigoumène de Maurônès, d’Oursos Marsos, spatharokandidat impérial, du prêtre Pierre, du prêtre Georges et de beaucoup d’autres higoumènes, vieillards et boni homines ; l’écrit en est remis comme garantie au kathigoumène Clément, scellé de mon sceau de plomb et signé de ma main, au mois de novembre de la onzième indiction, en l’année 6551» (= 1042).

 

L’acte qui revêt toutes les formes de l’authenticité la plus incontestable, bien qu’il ait perdu le sceau annoncé dans la formule finale, est signé par un certain Eustathios Sképidès, qui se dit, dans sa souscription autographe, «stratège de Lucanie» (voir planche I) :

 

+ ἘΦΣΤΑΘΗΟΣ ΣΤΡΑΤΗΓΟΣ ΛO<Y> ΚΑΝΗΑΣ Ὁ ΣΚΕΠΗΔΗΣ +

(= + Εὐστάθιος στρατηγός Λονκανίας ὁ Σκεπίδης +)

 

«Stratège de Lucanie» : les deux termes intriguent à première lecture l’historien de l’histoire médiévale italienne ; la présence d’un stratège implique, en effet, l’existence d’un territoire précis de l’administration byzantine, inconnu et insoupçonné en 1042, son toponyme, d’autre part, est encore plus surprenant.

 

 

 Sémantique du terme Lucanie.

 

Peu de termes géographiques ont eu, en effet, le privilège d’une vie aussi durable que celui de Lucanie. Auguste eut, le premier, on le sait, l’idée de grouper en un certain nombre de divisions administratives l’Italie, faite jusqu’alors d’un ensemble de cités qui n’avaient entre elles aucun lien officiel ; c’est ainsi que la Lucania et son prolongement géographique le Bruttium (l’actuelle Calabre) formèrent la IIIe région. Elle comprenait les villes de Paestum, Volcae, Potentia et Métaponte. La Lucanie était limitée par le Lao et le Crati (?), au Sud, la mer à l’Ouest, le Sele au Nord, puis la ligne de faîte qui rejoint le mont Vulture (qui faisait lui-même partie de l’Apulie), le Bradano à l’Est et le golfe de Tarente, frontières traditionnellement admises à cette réserve près que les sources latines ne permettent pas de préciser la division au Nord

 


 

 

 PLANCHE I

 

Souscription d’Eustathios Sképidès, stratège de Lucanie.

 

 

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entre la IIIe région et la IVe (le Samnium) (1). La réforme de Dioclétien classa Lucanie et Bruttium parmi les provinces suburbicaires avec le numéro IX, laissant Métaponte à la Calabria (Pouille actuelle), et absorbant le territoire de Salerne. Constantin fit des deux régions jumelles la IIIe des quinze provinces de l’un des deux diocèses de la préfecture d’Italie ; toujours unies elles forment la XVe province à la fin du IVe siècle (2). Malgré les bourrasques subies par la péninsule, nous retrouvons au VIe siècle la province de Lucanie, comme les autres provinces augustéennes : Justinien en conquérant l’Italie avait conservé, tout naturellement, les anciennes divisions administratives du vieil Empire (3), et son historiographe, Procope, dans sa relation de la campagne contre les Goths, précise, dans un langage qui prouve son inexpérience géographique, mais sa connaissance des lieux, que les monts de Lucanie s’étendent jusqu’au Bruttium, et ne laissent que deux entrées d’une province à l’autre, l’une qui peut être identifiée comme la route de montagne qui conduit de Campo Tenese à Morano (c’est le Passo Campo Tenese), l’autre qui partait, peut-être, de l’actuel Nova Siri Scalo (Torre Bollita) (4) ; la frontière ancienne de la Lucanie est donc demeurée la même.

 

 

(1) Real-Encyclopädie, s.v. Lucania, col. 1541-1552 (Honigmann) ; D. Romanelli, Antica topografia del regno di Napoli, Naples, t. I, 1815, p. 321. On peut voir une carte au trait dans L. Ranieri, Basilicata (Le regioni d’Italia collezione dir. da R. Almagià, XV), Turin, 1961, p. 3.

(2) O. Seeck, Notitia Dignitatum..., Berlin, 1876, p. 105, l. 81 ; 109, l. 20 ; 163, l. 9 ; 218, l. 47 ; 250. R. Thomsen, The Italic Regions from Augustus to the Lombard Invasion (Classica et Mediaevalia. Dissertations, IV), Copenhague, 1947, pp. 21-23, 80-84, 94-95, 164-166, 171-175, 190-191, 201-205, 246-248, 250-251, 261-262, 300-315.

(3) Procope, De bell. Goth., I, 15, éd. Bonn, t. II, pp. 39, 79, 301, 353, 389 ; Agathias, Historiae, II, 1, éd. Bonn, p. 64 ; correspondance du pape Pélage (Jaffé, Reg. pont., 955).

 

(4) Procope, De bell. Goth., Ill, 28, éd. Bonn., t. II, p. 395 ; les passages (εἴσοδοι) portent les noms «en latin», dit le texte, de Πέτρα Αἴματος et de Λαβοῦλλα. Le premier, on l’a dit depuis longtemps, est celui qui ouvre la route de Laino (v. par ex. J. B. Bury, History of the Later Roman Empire..., t. II, Dover ed., New York, 1958, p. 247, n. 2) ; le second, comme l’a bien vu H. Nissen, Italische Landeskunde, t. II, 2, Berlin, 1902, p. 926, ne peut être que sur la route côtière qui longe le golfe de Tarente ; si l’on essaie de préciser, on pourrait être tenté de s’arrêter à l’embranchement de cette route antique, à Torre Bollita, près de Nova Siri Scalo, avec la moderne Nationale 104, qui, par Rotondella, gagne le Sinni. La Torre Bollita, dite autrefois Boletum, serait l’aboutissement d’une ancienne contamination gréco-latine Βοῦλλα, Λαβοῦλλα (La Bulla), dans le sens de sceau, celui des frontières, origine plus vraisemblable du toponyme que celle proposée par G. Alessio, βωλίτης, bolet, espèce de champignon qui ne pouvait pousser dans cette région marécageuse (v. Saggio di toponomastica calabrese..., Florence, 1939, p. VIII).

 

 

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Au moment de l’invasion lombarde, Paul Diacre nous assure que la situation reste inchangée ; dans le catalogue qu’il a dressé des provinces italiennes, la Lucania et la Britia forment la huitième province ; elle s’étend au sud du Sele et comprend les villes de Paestum, Laino, Cassano, Cosenza et Reggio (1). Le mot Lucanie disparaît ensuite de la langue administrative avec son sens traditionnel, mais demeure encore sous la plume des lettrés pour désigner la région sans limites précises comprise entre l’Apulie et la Calabre : le poète Alfan, dans la deuxième moitié du XIe siècle (2), Guillaume de Pouille à la fin du même siècle (3), l’Anonyme de Venosa vingt-cinq ans plus tard (4), Romuald de Salerne vers la fin du XIIe siècle (5), etc.

 

Cette docte survie du mot Lucanie dans son sens ancien ignora la renaissance du terme, dans le grand mouvement de réorganisation des terres qui fut l’œuvre des princes lombards du IXe siècle.

 

 

(1) Hist. Langob., M.G.H., Scriptores rerum Langob., p. 71 ; voir en outre le catalogue d’époque lombarde, M.G.H., Scriptores rerum Langob., p. 188 (Sexta provincia Lucana), qui ajoute Malvito aux villes citées par Paul Diacre, et le Catalogus regum Langobardorum et ducum Beneventanorum, M.G.H., Scriptores rerum Langob., p. 496.

(2) Texte cité par M. Schipa, Storia del principato di Salerno, Arch. stor, per le prov. Napoletane, 12, 1887, pp. 774 et 775.

(3) La Geste de Robert Guiscard, éd. Marguerite Mathieu (Istituto Siciliano di Studi Bizantini e Neoellenici. Testi e Monumenti pubbl. da 13. Lavagnini. Testi, 4), Palerme, 1961, v. 529 et p. 339.

(4) Vitae 4 priorum abbatum Cavensium..., éd. Muratori, Rerum Italicarum scriptores, t. VI, col. 229 ; v. D. Ventimiglia, Notizie storiche del castello dell’Abbate e de’ suoi casali nella Lucania, Naples, 1827, p. 10.

(5) Chronicon, éd. Muratori, Rerum Italicarum scriptores, t. VII, col. 170.

 

 

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L’ancienne province romaine se trouve alors divisée entre un certain nombre de «gastaldats» : le traité de partage entre le duc de Bénévent Radelchis et le duc de Salerne Sikenolf, que l’on date en général de 849 (1), attribuant à Sikenolf toute la partie sud-ouest des domaines lombards d’Italie du Sud, donne la liste des gastaldats qui la composent, soit Tarente, Latinianon, Cassano, Cosenza, Laino, Lucania, Conza, Montella, Rota, Salerne, Sarno, Cimitile, Forchia, Capoue, Teano, Sora et la moitié du gastaldat d’Acerenza, qui confine aux gastaldats de Latinianon et de Conza (2). La Lucania lombarde est donc seulement une petite partie de la Lucanie romaine, délimitée, peut-être pendant un certain temps, par le Sele et l’Alento, mais vite étendue jusqu’au Tanagro (3), elle dut son nom comme les autres ‘gastaldats à la ville la plus importante du territoire, Lucania, ville disparue, mais sûrement attestée,

 

 

(1) J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin... (Bibl. des Éc. fr. d’Athènes et de Rome, 90), Paris, 1904, p. 62. Le texte, partout cité, celui de Pertz, M.G.H., fol., Leges, t. IV, (Berlin, 1868), p. 222, est très incorrect et, parfois, erroné : le mot Lucania est, par ex., omis, alors qu’il se trouve dans les deux manuscrits, le 353 (= 175) du Mont-Gassin (fol. 287-289 = pp. 581-586), et le Vat. lat. 5001, fol. 143-147 ; il faut préférer l’éd. de Muratori, Rerum Italicarum scriptores, t. II, 1, pp. 260-262, moins incorrecte.

(2) Une partie des identifications est due à J. Gay, op. cit., p. 62 et n. 3 et le reste à M. Schipa, Il Mezzogiorno d’Italia anteriormente alla monarchia. Ducato di Napoli e principato di Salerno (Collezione storica), Bari, 1923, pp. 70-71.

(3) G. Racioppi, Storia dei popoli della Lucania e della Basilicata, t. II, Rome, 1889, p. 11 ; N. Acoccella, La traslazione di San Matteo. Documenti e testimonianze, Salerne, 1954, p. 22. Le gastaldat de Lucanie, cité dès le VIIIe siècle (Ughelli-Coleti, Italia sacra, t. VIII, col. 30), apparaît dans les actes de la pratique tout au long du XIe siècle (Cod. Dipl. Cav., t. III, n° 470, p. 16 (en 994) ; t. IV, n° 607, p. 122 : Ancellara (en 1008) ; t. V, n° 834, p. 202 (en 1031), n° 859, p. 243 (en 1033), n° 863, p. 249 : Pattano (en 1034); G. Senatore, La cappella di S. Maria sul monte della Stella nel Cilento, Salerne, 1895, App., p. VI (en 1073), p. VIII (en 1073), p. XXIX (en 1113), et dans la Vie de s. Sabas, écrite à l’extrême fin du Xe siècle par le patriarche de Jérusalem Oreste, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii..., Rome, 1893, p. 50.

 

 

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quoi qu’on en ait dit, par les chroniques du IXe au XIIe siècle (1), et poursuivit son existence locale jusqu’au milieu du XIIe siècle (2).

 

La monarchie normande alors a regroupé les terres de l’antique Lucanie en deux justitiae, celle de Salerne et celle de Basilicate, ce dernier toponyme né, peut-être, dans la langue populaire deux siècles auparavant (3); la révolution de 1820 restitua à la région administrative son nom ancien qui disparut de nouveau sous les Bourbons. La Lucanie réapparut dans les usages administratifs en 1932, mais céda, encore, devant celui de Basilicate, dans la dernière Constitution (4), bien que la toponomastique ait consacré depuis longtemps l’héritage des Λευκανοί.

 

 

(1) Plusieurs érudits italiens ont méconnu la ville de Lucania, ne reconnaissant à ce nom que celui d’une région, sans dire quelle en serait alors l’origine, ainsi Homunculus (= G. Racioppi), Storia della denominazione di Basilicata, Rome, 1874, p. 62 ; Id., Paralipomeni della storia della denominazione di Basilicata, Rome, 1875, p. 51, mais avec une réserve p. 67; G. Racioppi, Storia dei popoli della Lucania..., t. II, Rome, 1889, p. 11. Contre cette négation, traditionnelle ensuite dans la littérature locale, s’est justement élevé E. Guariglia, La città di Lucania (Le rovine del Monte Stella nel Cilento), Rassegna Storica Salernitana, 5, 1944, pp. 171-172, qui eut le tort d’identifier Lucania et le castellum Cilenti, comme l’a démontré savamment N. Acoccella, Il Cilento dai Longobardi ai Normanni (secoli X e XI). Struttura amministrativa e agricola. P. I (Ente per le antichità e i monumenti della provincia di Salerno. Pubblicazioni, X), Salerne, 1961, p. 31, en particulier. Les deux références à la ville de Lucanie à retenir sont, aux deux dates extrêmes, Erchempert du Mont-Cassin, Historia Langobardorum..., M.G.H., Scriptores rerum Langobard., p. 235 (milieu du ixe siècle), et le Chronicon monasterii S. Vincentii de Vulturno..., éd. Y. Federici (Fonti per la storia d’Italia), t. I, Rome, 1940, pp. 241, 264 (première moitié du XIIe siècle). On identifie Lucania avec Pestum, en général (?) ; voir F. Chalandon, Histoire de la domination normande..., Paris, 1907, t. I, p. 21 et n. 5.

 

(2) Homunculus (= G. Racioppi), Storia della denominazione..., Rome, 1874, p. 52 (en 1137) ; D. Ventimiglia, Notizie storiche..., Naples, 1827, p. 99 (en 1145).

(3) Homunculus (= G. Racioppi), Storia della denominazione..., Rome, 1874, p. 44, qui découvre la première mention, en 1134, dans les documents officiels ; F. Chalandon, Histoire de la domination normande..., Pans, 1907, t. II, p. 680.

(4) Nuovo dizionario dei comuni e frazioni di comune, Rome, 1953, p. 271 ; L. Ranieri, Basilicata..., Turin, 1961, p. 2.

 

 

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 Στρατηγὶς Λουκανίας.

 

Dans cette histoire événementielle du mot, le nouveau document ajoute un fait ; avant la conquête par les Normands au milieu du XIe siècle de l’Apulie et de la Calabre, comprenant ici l’ensemble de l’Italie du Sud lombardo-byzantine, comme l’entendent les chroniques latines, il y a eu une Lucanie byzantine.

 

Le nom du fonctionnaire qui préside à l’administration civile de ce territoire, στρατηγός, le stratège Eustathios, peut faire penser à l’époque à deux sortes de ressort : un kastron (château ou bourg fortifié), un thème, province de l’Empire byzantin, au sens technique du terme (1). Les fonctions administratives exercées en 1042 par Eustathios, qui juge un conflit de propriété, rendent difficile de penser à un stratège du kastron de Lucania, commandant la garnison de ce qui ne pouvait être qu’une petite forteresse ; la distance qui sépare la région du Cilento, où se serait trouvée Lucania, et le lieu où s’exerce la juridiction d’Eustathios, le kastron de Merkourion et ses environs, qui doit être identifié avec les ruines qui dominent le confluent de l’Argentino et du Mercure-Lao au nord de Rotonda (2), soit plus de 80 km. à vol d’oiseau, exclut cette interprétation.

 

 

(1) Un exposé clair et didactique de la fonction et de l’institution dans le cadre général de l’Empire byzantin a été récemment présenté par Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches sur l’administration de l’Empire byzantin aux IXe-XIe siècles, Bull. Corr. Hell., 84, 1960, pp. 46-49, 89-90 du T.P.

(2) Cette identification a donné lieu à de nombreuses recherches anciennes de valeur inégale ; par une étude locale de la topographie B. Cappelli a reconnu la civitas Mercuria, le καστέλλιον (= petit castrum) de Μερκούριον cité dans les textes latins et grecs; il suffit de lire ses articles Il Mercurion, Atti del Congresso storico calabrese (1954), Rome, 1956, pp. 427-445, Voci del Mercurion, réimprimé dans Il monachesimo Basiliano ai confini Calabro-Lucani (Deputazione di Storia Patria per la Calabria. Collana Storica, III), Naples, [1963], pp. 201-215, et Il Mercourion, ibid., pp. 227-251 ; il omet de citer toutefois la mention grecque ancienne (991-992) du colophon du Cod. Crypt. B. a. 4 (= K. Lake, Dated Greek Minuscule Manuscripts, Boston, 1934-1939, X, η. 383, p. 14, pl. 720-726) : «Ἔτει ,ςφʹἰνδικτιῶνος εʹ Λουκᾶς ἡγούμενος μονῆς τῆς λεγομένης τοῦ ἁγίου πατρὸς Ζαχαρίου εἰς τὸ Μερκούριον...

 

 

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La région du Cilento était, d’ailleurs, à l’époque encore administrée par les Lombards de Salerne (1). Eustathios n’est pas le commandant militaire d’une petite «stratégie» locale (στρατηγίς, στρατηγᾶτον); il était donc stratège d’un thème au sens large du terme, province dont il assumait la responsabilité tant au civil qu’au militaire.

 

Cette déduction n’est pas simple à admettre du point de vue de l’histoire acquise des institutions et de Fad-ministration byzantines. On croyait savoir, en effet, que les grands cadres administratifs en Italie étaient les suivants depuis la perte de la Sicile occupée par les Arabes, au début du Xe siècle: thèmes de Calabre (capitale Reggio) et de Longobardie (capitale Bari) indépendants l’un de l’autre jusqu’au milieu du siècle, réunis sous l’unique gouvernement du stratège de Calabre et de Longobardie, de 956, peut-être, jusqu’à 975, reprenant leur vie séparée ensuite sous l’autorité du katépanos d’Italie, résidant à Bari (2), la Calabre devenant une sorte d’annexe de la Longobardie. Le tableau est notablement modifié par la présence d’un stratège de Lucanie en 1042, qui devait reconnaître, lui aussi, l’autorité suprême du katépan, représentant de l’Empereur de Constantinople à la tête des domaines byzantins d’Italie : il y a donc, en novembre 1042, un katépan à Bari, peut-être Basile Théodôrokanos (3), un stratège en Lucanie, Eustathios Sképidès, et, sans doute, un stratège en Calabre, résidant à Reggio (et, pour un temps, peut-être à Rossano), un des centres les plus importants de culture byzantine.

 

La découverte de ce document permet d’expliquer la présence d’un certain nombre de fonctionnaires byzantins entre les fleuves Basento et Crati

 

 

(1) Voir p. 135.

(2) Tout ceci a été décrit autrefois par J. Gay, L’Italie méridionale et l’empire byzantin..., Paris, 1904, pp. 167-178, 343-349, récemment par A. Pertusi, Contributi alla storia dei terni bizantini dell’Italia méridionale, Atti del 3° congresso internazionale di studi sull’Alto Medioevo, Spolète, 1959, pp. 495-517. Beaucoup de points obscurs demeurent, qui seront, je pense, éclaircis par la dissertation que prépare Mlle Vera von Falkenhausen à Munich sur l’administration byzantine en Italie du Sud.

(3) Voir A. Pertusi, Contributi..., Atti del 3° congresso internazionale di studi sull’Alto Medioevo, Spolète, 1959, p. 515.

 


 

 Esquisse geographique du thème de Lucanie

 

 

Carte reproduite de L. Ranieri, Basilicata (Le regioni d’Italia..., t. 15), Turin, 1961, hors-texte.

 

 

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, restée jusqu’à présent assez énigmatique ; la nature du sol, comme je le dirai, et les charmes tout sauvages des lieux, n’auraient pas suffi à leur faire choisir de telles résidences. En 1006-1007, ainsi, trois tourmarques (τουρμάρχαι), Jean, Nicolas et Philippe, souscrivent la cession d’un monastère, situé dans la région de Teana (entre Carbone et Episcopia) (1) et en délimitent les confins ; on sait que la tourma (τοῦρμα) est la première subdivision administrativo-militaire du thème et que celui-ci peut comprendre de deux à quatre τοῦρμαι (2) ; le chiffre trois doit donc être ici une indication. La description de propriétés contenue dans ce même document nous apprend qu’un autre tourmarque, Anthimos, possède, à la même époque, un domaine dans la région, puisqu’elle mentionne ses «parcs à cochons» (χοιρομάνδρια) (3). Faut-il penser à une quatrième τοῦρμα dans le thème de Lucanie ? Mais il faudrait admettre aussi que l’interdiction faite au stratège d’acquérir des biens dans son ressort administratif ne s’étendait pas à ses subordonnés, ou que l’autorité du tourmarque Anthimos s’exerçait loin de Teana, ou plutôt que la règle n’était pas ou plus strictement appliquée, ce que plus d’un texte laisse entendre (4).

 

En 1015 un tourmarque, Théodore, et deux topotérètes, Constantin et Pascal, qui peuvent être les responsables de deux τοποτηρησίαί (ou βάνδα), circonscriptions administratives formant le δροῦγγος, subdivision de la τοῦρμα, souscrivent comme témoins un acte de cession de biens, rédigé par le notaire du kastron d’Ourtzoulon (5);

 

 

(1) Gertrude Robinson, History and Cartulary of the Greek Monastery of St Elias and St Anastasius of Carbone, II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), Rome, 1929, pp. 133-137.

(2) Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches..., p. 3.

(3) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 135, 1. 31-32.

(4) P. Noailles-A. Dain, Les Novelles de Léon VI le Sage (Nouvelle collection de textes et documents... Association G. Budé), Paris, 1944, Nov. 84, p. 285 ; Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches..., p. 45.

(5) Fr. Trinchera, Syllabus graecarum membranarum, Naples, 1865, n° 15, pp. 15-17 (= Codex Diplomaticus Cavensis, t. IV, n° 684, pp. 251-254).

 

 

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la scène se passe donc à Oriolo (d’autres textes permettent l’identification sans réserve) (1), entre le Sarmento et le golfe de Tarente et nous y rencontrons encore un tourmarque, Oursoulos, propriétaire de biens-fonds dans la région ; celui-ci porte en outre un nom lombard, ce qui expliquerait ses attaches étroites avec le ressort de sa juridiction ou un ressort tout voisin, mais ce qui convient moins bien à l’usage byzantin (codifié) de ne maintenir en poste les fonctionnaires provinciaux que pour une durée limitée (2).

 

En 1043-1044 à Viggiano, non loin de Marsico Vetere, au nord de l’Agri, trois tourmarques, Léon, Théodore et un second Léon, sont témoins d’une donation d’un monastère en ruines et des terres qui en dépendent (3), et dans le groupe des donateurs on notera le drongaire Nicolas et le comte Basile, respectivement administrateurs d’une subdivision d’une tourma et d’une sous-subdivision de celle-ci.

 

En 1050, le 17 janvier, après la mort de Théodore, kathigoumène du monastère S. Zosime (au sud de Noepoli, entre Sarmento et Sinni), se réunit une synaxis dans le sanctuaire de S. Nicolas ; cette assemblée qui écoute la lecture du testament du moine défunt et assiste, aux termes de celui-ci, à la remise par le frère et héritier de Théodore du bâton d’higoumène au prieur Théophylaktos, est composée de prêtres, d’archontes, du domestikos Nicolas, du gendre de celui-ci, également domestikos et d’une partie de la population ; l’acte de cession (παράδοσις) est souscrit par le seul δομέστικος Nicolas (4), qui doit être un officier supérieur de l’entourage du stratège (5) ; son gendre exerce-t-il les mêmes fonctions que lui ici? Non, car il ne signe pas le document.

 

En 1052-1053, le tourmarque Luc et ses frères cèdent à la Trinité de Cava le monastère en ruines et le domaine patrimonial

 

 

(1) Voir Fr. Trinchera, Syllabus..., index, s.v. Ursulum.

(2) Trois ou quatre ans ; voir Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches..., p. 45.

(3) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), pp. 145-149.

(4) Fr. Trinchera, Syllabus..., n° 37, pp. 45-47 (= Codex Diplomaticus Cavensis, t. VII, Naples-Milan, 1888, pp. 122-123).

(5) Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches.., p. 37.

 

 

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qu’ils possèdent sur le territoire de Kalabra, soit Calvera, près de S. Chirico Raparo (1) où ils auront encore des propriétés en 1070-1071 (2). En 1058-1059 j’ai relevé encore la présence d’un tourmarque Rômanos au Kastron Novon qui est Rocca Nova (3), toujours dans la même région.

 

On peut estimer raisonnablement que tous ces officiers exercent aux dates indiquées ou ont exercé des fonctions administratives dans la région comprise entre le Basento et le mont Pollino. Une objection, toutefois, pourrait être présentée à cette interprétation : pourquoi ne pas penser que ces agents de l’État byzantin n’étaient que les lointains représentants du katépan de Bari, chef du thème de Longobardie, qui se serait toujours étendu, comme on l’a dit jusqu’à présent, sur la Pouille et la Lucanie moderne? Une première observation réduit la force de cette remarque : lorsque la liste des officiers byzantins (ou indigènes) ayant servi en Italie sera dressée, on constatera qu’un nombre respectable de tourmarques, de topotérètes et de comtes ont servi en Pouille-Longobardie à l’époque où j’en ai noté quelques autres en Lucanie. Il faut ajouter que le nombre de 3 (ou 4) tourmarques que je rencontre à plusieurs reprises dans une région assez limitée, compte tenu du faible volume des sources, est l’indice évident que nous sommes en présence du groupe formé par les chefs d’une province. En d’autres termes : puisqu’un thème comprenait 2, 3 ou 4 tourmai, quand 3 tourmarques sont réunis au sud de l’Agri au début du XIe siècle, on voit mal comment serait administrée la partie orientale du thème (la Pouille actuelle) au même moment, s’il n’y a pas là-bas d’autres tourmarques. Et il semble naturel de déduire que la partie occidentale des domaines byzantins formait alors une province séparée.

 

Mais une autre observation me paraît nécessaire :

 

 

(1) Fr. Trinciiera, Syllabus..., n° 40, pp. 49-50 ( = Codex Diplomaticus Cavensis, t. VII, n° 1175, pp. 193-195).

(2) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), pp. 171-175, qu’il faut dater de 1070-1071 (soit, comme récrit le texte, 6579), ind. 9, et non 1061.

(3) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 170.

 

 

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les stratèges de l’Italie byzantine sont mentionnés dans les documents d’archives à côté du katépan, des juges, ἐκπροσώπου, etc.

 

Au mois de décembre 1045 (1), le katépan d’Italie (entendre Longobardie), Eustathios, donne au juge Byzantios le domaine du kastron de Phouliano, pour le remercier de sa fidélité à l’Empereur byzantin. Et la formule, qui assure au bénéficiaire la paisible possession de son bien, précise qu’il n’a pas à redouter les tracasseries des fonctionnaires impériaux, et en particulier «des katépans, des stratèges, des juges et de leurs représentants» (2). En remontant dans le temps, le katépan d’Italie Basile Bojôannès, confirmant et précisant en 1024 les confins et certains droits à la ville de Troia, qu’il a bâtie et fortifiée cinq ans plus tôt, signale que les stratèges lui ont exprimé leurs doutes sur le loyalisme futur de la population qu’il avait installée dans le nouveau centre (3). En mai 999, enfin, le katépan, d’Italie, Basile Tarchanéiôtès, exemptant le clergé de Trani et de Bari d’un certain nombre de charges, invite «les stratèges et leurs représentants » à respecter ce privilège (4). La variété des listes de fonctionnaires inscrites dans les formules d’exemption (donc non stéréotypées) permet, je crois, de considérer ce dernier apport, en faveur de mon hypothèse, comme positif.

 

Le katépan sera donc le stratège en chef (comme j’avais cru pouvoir le supposer en retrouvant la souscription insolite de Basile Bojôannès, «stratège, katépan...», au bas d’un acte de Tricarico) (5), ayant autorité sur le thème de Calabre et celui de Lucanie, sans y être représenté toujours par des stratèges.

 

 

(1) Codice Diplomatico Barese, t. IV, Bari, 1900, pp. 67-68.

(2) Le document a disparu des archives de S. Nicolas de Bari ; par chance le fac-similé qui accompagne l’édition (Codice Diplomatico Barese, t. IV, 1900, Bari, p. 68) permet de combler la lacune de celle-ci : ... ἀπὸ τῶν κατεπάνων, στρατηγῶν, κριτῶν, καὶ τῶν ἀντιπροσωπούντων ...

(3) Fr. Trinchera, Syllabus.., n° 20, p. 21.

(4) J. S. Assemanus, Italicae Historiae Scriptores, III, Rome, 1752, p. 563 (= G. Beltrani, Documenti Longobardi e Greci per la storia dell’ltalia méridionale nel Medio Evo, Rome, 1877, p. 11 = A. Prologo, Le carte ehe si conservano nello archivio del capitolo metropolitano della città di Trani, Barletta, 1877, n° 8).

(5) A. Guillou-W. Holtzmann, Zwei Katepansurkunden aus Tricarico, Quellen und Forschungen..., 41, 1961, p. 25.

 

 

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Faute de textes, peut-on proposer une date pour la naissance de ce thème de Lucanie? Puisqu’il n’est mentionné ni par le Klètorologion de Philothée (1), ni dans la liste des traitements versés aux stratèges et aux kleisourarques, insérée dans le Livre des Cérémonies (2), ni dans le Taktikon Benešević (3), ni dans le De thematibus, ni dans le De administrando imperio (4), sa naissance est postérieure au milieu du Xe siècle. Elle sera donc probablement liée à la création du katépanat d’Italie, vers 975, qui correspond, pour l’histoire traditionnelle, à une réforme administrative de centralisation conçue, peut-être, sous Nicéphore II Phocas, quelques années auparavant, dans le cadre d’une reprise en main des domaines italiens et réalisée dans une période de calme local (5) ; mais l’apparition de ce nom nouveau dans les registres de la capitale de l’Empire signifie beaucoup plus : la reconnaissance administrative, et donc naturellement tardive, d’un phénomène essentiel de l’histoire de la civilisation, qui est la naissance ou la renaissance économique d’une région, ici par la voie de défrichements que j’ai cru déjà discerner (6), et, dont, pour de nouvelles recherches, je voudrais fixer maintenant l’expression géographique,

 

 

(1) J. B. Bury, The Imperial Administrative System in the Ninth Century... (The British Academy, Supplemental Papers, 1), Londres, 1911.

(2) Constantin Porphyrogénète, De cerimoniis, II, 50, éd. Bonn, t. I, pp. 696-697 ; source datée de 908-910 par J. Ferluga, Prilog datiran’y platnog spiska stratega iz «De caerimoniis aulae byzantinae» (= Sur la date de la composition de la liste des traitements des stratèges dans le «De caerimoniis aulae byzantinae»), Zbornik radova S.A.N., 49 — Viz. inst., 4, Belgrade, 1956, pp. 63-71.

(3) V. N. Benešević, Die byzantinischen Ranglisten nach dem Klètorologion Philothei und nach den Jerusalemer Handschriften, Byz. Neugriechische Jahrbücher, 5, 1926, p. 146.

(4) A. Pertusi, Constantino Porfirogenito De Thematibus (Studi e Testi, 160), Cité du Vatican, 1952 ; Gy. Moravcsik-R. J. H. Jenkins, Constantine Porphyrogenitus De administranto imperio (Magyar-Görög Tanulmänyok, 29), Budapest, 1949.

(5) J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin..., Paris, 1904, pp. 343-349 ; A. Pertusi, Contributi..., Atti del 3° congresso internazionale di studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, 1959, p. 505.

(6) Grecs d’Italie du Sud et de Sicile au Moyen Age: Les moines, Mél. d’Archéologie et d’Histoire Éc. Fr. de Rome, 75, 1963, pp. 89-90.

 

 

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je dirais plus modestement les limites géographiques, sans donner à ce terme le sens moderne de frontières, comme on va le voir.

 

 

 Λουκανία : expression géographique.

 

En 1048, écrit un rédacteur d’annales brèves, les Normands marchèrent contre les Grecs ; ils envahirent la Calabre et battirent les Grecs à Tricarico (1). L’annaliste entend que cette citadelle grecque, située à l’est du Basento, barre l’entrée d’une province, que les chroniques latines, comme je l’ai relevé plus haut, rattachent, justement pour le géologue, à la Calabre.

 

Le thème de Lucanie ne semble pas, toutefois, avoir eu le Basento comme limite infranchissable ; c’est de Bari, centre du katépanat et du thème de Longobardie, qu’au tout début du xie siècle, l’administration byzantine va remettre de l’ordre à Pietrapertosa, citadelle occupée alors depuis un certain nombre d’années par une troupe gréco-arabe de religion musulmane (2); or le territoire de Pietrapertosa se trouve sur la rive droite du fleuve ; à très peu de distance, il est vrai, et l’on sait que l’intervention a été déclenchée sur la plainte de Tricarico, qui est bien situé à l’est du Basento. En tout cas, — et pour procéder par soustraction, — l’expression «thème de Longobardie » a un sens géographique précis pour l’administration byzantine ; le katépan Pothos Argyrios, en 1032, confirme-t-il les possessions du monastère du Mont-Cassin, il y a un document particulier pour les domaines du monastère situés dans le territoire de Longobardie, ὑπὸ τὴν περιοχὴν θέματος Λαγουβαρδίας, et ils se trouvent à Lésina, Ascoli, Satriano, Canosa, Minervino, Trani, Andria (3), donc dans la partie nord de la Pouille actuelle. Les confins orientaux du thème de Lucanie ont pu donc suivre le Basento. La limite occidentale, toute administrative, est constituée par le bassin du Tanagro et le Vallo di Diano;

 

 

(1) Chronicon breve Northmannicum, Patr. Lat., t. 149, col. 1083.

(2) A. Guillou-W. Holtzmann, Zwei Katepansurkunden aus Tricarico, Quellen und Forschungen..., 41, 1961, pp. 12-14.

(3) Fr. Trinchera, Syllabus..., n° 23, pp. 24-25.

 

 

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en 1008, en effet, un document de la juridiction lombarde de Salerne porte cession d’une pièce de terre en friche (vacua) à un certain Kallinos, Grec d’origine calabraise, domicilié au bourg d’Ancilla Dei, c’est-à-dire Ancellara, près du moderne Vallo di Lucania (1); nous sommes dans le gastaldat lombard de Lucanie (actus Cilenti ou Lucaniae), où vivent d’ailleurs de nombreuses familles grecques et où prospèrent plusieurs monastères byzantins, tels ceux de S. Marie de Torricella, S. Georges, S. Marie de Pattano, etc.

 

Umberto Toschi écrivait que la Lucanie «plus qu’une région bien définie est une zone résiduelle, délimitée par la Campanie au Nord-Ouest, la Calabre au Sud, la Pouille au Sud-Est, qui ont, elles, des individualités très tranchées» (2). Et Toschi y comprenait le Cilento. Qu’aurait-il dit de la Lucanie byzantine ! C’était l’association de trois territoires : le Latinianon, le Merkourion et Lagonegro (?), dirigés probablement de Tursi ; ces trois territoires sont cités ensemble par Oreste, patriarche de Jérusalem (984-1005) (3), dans la Vie de Christophore et Macaire :

 

«Le grand Sabas, écrit-il, dirigeait les moines qui se trouvaient dans tous les monastères du Latinianon, du Merkourion et du territoire de Lagonegro» (4).

 

Ces régions, dont les noms sont familiers à l’hagiographe correspondaient donc à l’époque à une notion géographique qu’il faut préciser.

 

 

(1) Cod. Dipt. Cav., t. IV, n° 607, p. 122.

(2) Cité par L. Ranieri, Basilicata..., Turin, 1961, p. 14 ; B. Kayser, Recherches sur les sols et l’érosion en Italie méridionale. Lucanie, Paris, [1961], p. 11, insiste sur «les caractères d’unité» de la Lucanie, «Unité scellée, écrit-il, par le rapprochement et le parallélisme des cours inférieurs des fleuves, par la situation générale de versant sur la bordure externe de l’arc apennin, et surtout par la vive opposition aux provinces voisines de Pouille et de Campanie». Le point de vue de l’auteur diffère de celui de U. Toschi-L. Ranieri ; la substance reste la même, à mon sens.

(3) Sur l’auteur, voir Chr. A. Papadopoulos, Ἱστορία τῆς Ἐκκλησίας Ἱεροσολύμων, Jérusalem-Alexandrie, 1910, p. 352.

(4) Ὁ δὲ μέγας Σάβας ἦν διακυβερνῶν καὶ ποιμαίνων πάντας τοὺς μοναχούς τοὺς ἐν ὅλοις τοῖς σεμνείοις τυγχάνοντας, τοῦ τε Λατινιάνου καὶ τοῦ Μερκούριον καὶ τοῦ ἔν τῷ Λάκκῳ Νίγρῳ καλουμένῳ ..., Vie des saints Christophore et Macaire, éd. J. Gozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii..., Rome, 1893, p. 92,

 

 

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Le Latinianon avait été un gastaldat lombard, dont la convention de 849, passée entre Radelchis de Bénévent et Sikenolf de Salerne, permet de préciser qu’il se trouvait limité par les gastaldats de Tarente, Cassano, Laino, Lucania (le Cilento), de Salerne, Conza et Acerenza (1). Son nom lui venait de la ville disparue de Latinianon, dont l’existence est attestée encore en 1041 (2) et en 1068 (3) et qui doit être localisée dans la région de Polla (4).

 

 

(1) Muratori, Rerum Italicarum scripiores, t. II, 1, p. 261.

(2) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 140, 1. 26.

(3) Bulle du pape Alexandre II du 13 avril 1068 à l’archevêque Arnaldus d’Acerenza confirmant sa juridiction sur Venosa, Montemilo, Potenza, Tolve, Tricarico, Montepiloso, Gravina, Matera, Oblano, Turri, Tursico, Latiniano, S. Chirico, Oriolo, réservant au siège romain Montemuro et Armento, passés récemment à Acerenza (éd. Ughelli-Coleti, Italia sacra, t. VII, p. 25 ; sur l’authenticité voir W. Holtzmann, Italia Pontificia..., t. IX, Berlin, 1962, p. 456, n. 6). On aura noté, dans cette énumération, les six principaux centres du thème de Lucanie, Toursikon, Latinianon, S. Chirico, Oriolo, Montemuro et Armento, qui forment un groupe géographique.

 

(4) L’identification est due à L. Giliberti, L’ubicazione del Castaldato di Latiniano, Miscellanea in onore di M. Schipa, Naples, 1925, pp. 5-10 ; fondée sur une découverte épigraphique incontestable qui assure l’existence d’une gens Latinia et du praedium Latiniamun (celui-ci suspecté ou retrouvé ailleurs derrière quelque toponyme), elle aurait dû clore l’époque des hypothèses, mais elle est demeurée ignorée. C’est au S.-E. que s. Luc de Demenna restaura le monastère grec abandonné de Saint-Julien (Vie de s. Luc, Acta Sanctorum, Oct. VI, p. 340 ; J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin..., Paris, 1904, p. 266 ; B. Cappelli, Il Monachesimo Basiliano..., Naples, [1963], pp. 21, 266-267, dans sa grande connaissance des lieux, avait bien supposé que le Latinianon ne pouvait être réduit à un trop petit territoire comme on l’avait longtemps supposé, mais se trompait en cherchant Latinianon sous l’actuel Teana). Les autres localisations sont fantaisistes ou trop limités (v. J. Gay, op. cit., carte hors-texte; L.-R. Ménager, La «byzantinisation» religieuse de l’Italie méridionale..., Rev. Hist. Eccl., 53, 1958, p. 765, n. 5 ; G. Alessio, Toponomastica e topografia storica, Calabria Nobilissima, 16, 1962, pp. 20-25). On a nié qu’il pût s’agir d’une ville, comme si un ressort quelconque à l’époque ne prenait pas le nom d’une ville, en affirmant que celle-ci n’était mentionnée nulle part ; on oubliait, au moins, pour la période byzantine la souscription d’un kouboukleisios de Latinianon, Christogennès, en mai 1041 : Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 144.

 

 

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Le partiarche Oreste, dans la Vie de s. Sabas, donne à plusieurs reprises à cette région le nom d’éparchie (ἐπαρχία) (1), que l’on pourrait considérer comme un terme vague, s’il ne se retrouvait dans une donation de biens : le donateur, Basile d’Armento, cède à son frère Serge tous les biens qu’il possède dans l’éparchie de Latinianon (πάντα τὰ διακρατήματα, ἅπέρ εἰσιν ἐν τῇ ἐπαρχίᾳ τοῦ Λατινιάνον) (2). Le sens technique d’éparchie, diocèse, commun à la langue de l’administration ecclésiastique (3) est ici exclu, ne serait-ce que parce que dans la région considérée intervient à cette époque l’évêque de Tursi (4) ; il n’est pas, d’autre part, d’usage dans les actes byzantins de la pratique de décrire les confins d’une propriété en faisant référence au ressort ecclésiastique dont elle dépend, et ce ne serait guère concevable juridiquement. C’est donc au sens commun du terme ἐπαρχία qu’il faut songer : des études récentes ont précisé nos connaissances à ce sujet ; le mot signifie province en général et peut s’appliquer à un ressort quelconque, au thème par exemple (θεματικὴ ἐπαρχία) (5) et, sans doute, à une subdivision administrative de celui-ci, la τορμα (*τουρματικὴ ἐπαρχία): je suppose donc l’existence d’une tourma du Latinianon.

 

Dominée par le mont Vulturino (point culminant : 1.835 m.) et le mont Raparo (dont le sommet del Papa dépasse 1.700 m.),

 

 

(1) J. Cozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii..., Rome, 1893, pp. 24, 35 ; une fois même il l’appelle χῶρος (ibid., p. 23), archaïsme normal sous la plume de l’auteur pour χώρα, terme connu des sources narratives pour θέμα (Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches..., p. 79), circonscription administrative, employé ici pour τοῦρμα, subdivision du thème.

(2) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 140.

(3) Il suffit de se reporter au texte des Notitiae episcopatuum éditées par G. Parthey, Hieroclis Synecdemus et Notitiae episcopatuum..., Berlin, 1866, pp. 55 et suiv.

(4) Voir ci-dessous.

(5) P. Lemerle, Prolégomènes à une édition critique et commentée des «Conseils et Récits» de Kékauménos (Académie royale de Belgique. Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques. Mémoires, coll. in-8°, t. LIV, fasc. 1), p. 83 ; Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches..., p. 79.

 

 

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laissant à l’influence directe lombarde probablement le massif sauvage du Vulture, elle est creusée de profonds ravins sujets à des éboulements dramatiques ; le Latinianon est traversé du Nord-Est au Sud-Est par deux fleuves, le Sinni et l’Agri, ramifiés dans les hautes bassins, où ils décrivent de vastes coudes, avant de s’élargir ensuite lorsqu’ils traversent les collines et les pré-collines : les nombreux affluents de montagne qu’ils reçoivent et les apports neigeux leur assurent de l’eau presque toute l’année (pleines eaux à la fin de l’automne pour l’Agri, au début de l’automne pour le Sinni), mais ils changent souvent de cours et leur lit est rempli de boues argileuses et de pierrailles. Ils ne sont pas navigables aujourd’hui, mais certaines sources laisseraient supposer qu’il n’en était pas de même au Moyen Age. Le paysage est très pauvre, il était protégé au Moyen Age par les forêts de chênes, de châtaigniers et de hêtres sur les hauteurs ; après les pâturages maigres, les méplats étaient occupés par la vigne, l’olivier, l’amandier, le noisetier et les céréales pauvres (avoine, seigle, orge) ; chaque fois que la terre instable l’a permis on a planté des haricots et des fèvres. Les chèvres sur les contreforts dénudés, les moutons plus bas, puis les cochons, animent peu, par leurs maigres troupeaux, le tableau désolé, dont il y a tout lieu de penser, cependant, que les déboisements du siècle dernier ont accru sensiblement la rigueur en laissant libre cours à l’érosion dévastatrice (1). Le Latinianon byzantin, comme toute la Lucanie byzantine, a été le résultat, en effet, d’un effort considérable de défrichement dû à des groupes monastiques surtout, depuis la fin du ixe et le début du Χe siècle, j’y reviendrai ailleurs (2). Ces moines, hachant et brûlant les taillis que nous révèlent documents d’archives et vies de saints, songeaient à installer d’abord un lieu de prière, ou à restaurer les murs en ruines d’un

 

 

(1) L. Ranieri, Basilicata..., Turin, 1961, pp. 86, 110-111, 239-240 ; B. Kayser, Recherches sur les sols et l’érosion..., Paris, [1961] pp. 85 et suiv ; Id., L’érosion par franes en Lucanie, Méditerranée, 1963, pp. 93-100.

(2) Voir ci-dessus. Ces faits démographiques ressortiront clairement des cartes qui accompagneront les «Regestes des actes grecs d’Italie du Sud et de Sicile» que je prépare.

 

 

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oratoire fameux ; combien de fois ces cellules rupestres sont-elles devenues rapidement lieu de concentration rurale, d’implantation paysanne? Très souvent. Et telle est bien Γorigine du plus grand nombre des χωρία de Lucanie, entendons le mot dans son sens fiscal et aussi humain, des κάστρα ou καστέλλια protecteurs (1) : les toponymes encore vivants laissent transpirer l’origine de maints d’entre eux, ce sont par exemple ici Cersosimo (Κὺρ Ζώσιμος), là Colobraro-Cironofrio (Κὺρ Ὀνούφριος), S. Nicolas, S. Basile, S. André, S. Chirico, etc.

 

La population du Latinianon, pour des raisons de salubrité et de sécurité, vivait dans des bourgs fortifiés et quelques petites villes situés sur des hauteurs ; pour ne citer que les centres connus par les textes médiévaux, Marsico (Vetere), placé à 1.039 m., entouré de mille sources, Laurenzana, perché à 850 m. sur un éperon formé par la confluence de deux petits torrents, le Verricello et le Serropotamo (= Ξεροπόταμον), Corleto Perticara à 757 m., Pietrapertosa, à 1.088, le plus haut de la Lucanie, Viggiano, sur un méplat à 975 m., Roccanova, allongé sur le dos d’une croupe à 648 m., Senise, centre de forte influence byzantine depuis le VIIe siècle (2), sur un éperon sableux de 330 m. seulement, Noepoli (ancienne Noa ou Noia) à 676 m. au-dessus du Sarmento, Cersosimo de l’autre côté du même torrent, à 565 m., Oriolo, bourg pittoresque à 450 m. sur un contrefort du mont Rotondella (3), S. Chirico Raparo à 780 m., sur une terrasse surplombée par la Serra della Croce, et qui conserve le seul monument byzantin, Castelsaraceno d’origine arabe comme son nom l’indique, à 962 m.,

 

 

(1) On trouvera les références dans mon étude Grecs d’Italie du Sud..., Mél. d’Archéologie et d’Histoire Éc. Fr. de Rome, 75, 1963, pp. 90-91.

(2) La preuve de ce fonds byzantin ressort à l’évidence de l’examen des objets (surtout d’un anneau d’or et d’une croix d’argent avec monogramme) trouvés près de Senise. Les problèmes posés par cette découverte déjà ancienne (P. Orsi, Oggetti bizantini di Senise in Basilicata, Naples, 1922) seront examinés prochainement dans le cadre général d’une étude de la démographie byzantine au vue siècle. Mais il fallait, ici, noter cette possible tradition locale.

(3) L. Rainieri, Basilicata..., Turin, 1961, pp. 137, 174, 326, 327, 333, 373-376, 398 ; L. V. Bertarelli, Lucania e Calabria (Guida d’Italia del T.C.I.), Milan, 1938, p. 233.

 

 

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Teana à 810 m., Carbone, important centre monastique, à 865 m., Calvera à 600 m., riches de vignes, et, enfin, Episcopia, qui domine le Sinni à 530 m. (1).

 

Dans notre voyage d’Est à l’Ouest, remontant la rive du Sinni, nous avons atteint la région de la chaîne sauvage du Sirino qui culmine au Monte del Papa à plus de 2.000 m. d’altitude. C’est le territoire individualisé par le patriarche Oreste, au début du XIe siècle (2) sous le nom de Lagonegro. Ici pas un plateau, mais de profonds ravins, des gorges, des pics impressionnants, des châtaigniers, des aulnes, des hêtres de plus en plus denses au fur et à mesure que l’on approche du sommet (3). Trois centres occupent les pentes du Sirino ; ce sont trois stations routières : la première, au Sud, Lauria, sur l’antique via Popilia, est formée de deux agglomérations de type alpestre, l’une dite «Il Castello», à 452 m., l’autre, dite «Il Borgo», à 1 km. de distance, au pied de la Serra S. Elia, riche de vignes, d’oliviers, d’arbres fruitiers et de céréales, mais victime de redoutables éboulements ; la seconde, au Nord, toujours sur la Popilia, qui porte à Salerne et en Campanie, est Lagonegro, juchée sur une roche abrupte, à 660 m., au sud d’une petite conque verdoyante dominée par le Sirino, au-dessus d’un affluent du Noce, le Vaieto ; la troisième, à l’Est, à 513 m., Rivello, sur la route tortueuse qui conduit à Sapri et à la mer, dans une zone autrefois couverte d’arbres (4). Cette région particulière constitua-t-elle un territoire administratif du thème de Lucanie? Rien ne permet de le dire ; elle pouvait, aussi, être rattachée au Latinianon ; je pense, cependant, que par ses trois centres urbains, surtout Lauria et Lagonegro, elle devait compléter la troisième région, citée par le patriarche Oreste, le Merkourion, dont elle constituait la suite par l’essentielle voie de passage qui la borde.

 

La localisation de l’éparchie du Merkourion (5) a tenté plus d’un érudit :

 

 

(1) L. Ranieri, op. cit., pp. 393, 395-396, 397.

(2) Voir ci-dessus.

(3) L. Ranieri, op. cit.,. p. 58.            (4) L. Ranieri, op. cit., pp. 379-381, 385-392.

(5) Je cite ici, pour mémoire, les tentatives malheureuses d’identification : J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin..., Paris, 1904, p. 264 ; D. L. Matteo-Cerasoli, La badia di Cava e i monasteri greci della Calabria Superiore, Archivio stor. Cal. Luc., 8, 1938, p. 175 ; V. Saletta, Il Mercurio e il Mercuriano, Bollettino Bad. Gr. Grottaferrata, 16, 1961, pp. 31-57 ; G. Giovannelli, L’eparchia monastica del Mercurion, Bollettino Bad. Gr. Grottaferrata, 15, 1961, pp. 121-143.

 

 

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«Elle est située », dit la Vie de s. Sabas, «entre la Calabre et la Lagobardie» (1). Son nom lui venait du château de Merkourion, qui domine le confluent de l’Argentino et du Mercure (tronçon médian du Lao), dans un site de ronces, de figuiers de Barbarie, d’agaves et d’oliviers (2). Elle est barrée au Sud par le massif du Pollino (2.248 m.) et ses appendices occidentaux et orientaux, au Nord par le Sarmento, à l’Ouest par le Sirino, à l’Est elle atteignait peut-être la mer. Région de montagnes calcaires recouvertes de forêts et dont les pentes accueillent la transhumance estivale des ovins. Sa position est essentiellement celle d’une véritable frontière naturelle, comme le notait déjà Procope au vie siècle, percée au nord de Morano et près de Roseto des deux seuls passages possibles (3). Était-elle le siège d’une tourma, ou plutôt d’une kleisoura, c’est-à-dire d’un commandement militaire indépendant,

 

 

(1) Selon le texte bien connu, Καλαβρίας μεταξὺ καὶ Λαγοβαρδίας κείμενη (Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii..., Rome, 1893, p. 14) ; dans le même récit l’éparchie du Merkourion est citée aux pp. 27, 31, et encore dans la Vie des saints Christophore et Macaire (ibid., p. 82). On l’a dite aussi τὰ Μερκουριακὰ μέρη (Vie de s. Nil, Acta Sanctorum, Sept., VII, p. 279, qui cite encore le Merkourion aux pp. 264, 268).

(2) La localisation de l’éparchie a été faite par B. Cappelli, L’arte medioevale in Calabria, «Paolo Orsi», Archivio stor. Cal. Luc., 1935, p. 284 ; Id., Il Monachesimo Basiliano..., Naples, [1963], pp. 202-204, qui reproduit un article ancien, Una voce del Mercurion, Archivio stor. Cal. Luc., 23, 1954, pp. 1-3, repris par L.-R. Ménager, La «byzantinisation» religieuse de l’Italie méridionale..., Rev. Hist. Eccl., 53, 1958, p. 765, n. 2. Le château-fort est cité par la Vie de s. Sabas (éd. citée ci-dessus, p. 46), la ville était connue du Xe au XVe siècle et ses ruines (dont une petite chapelle ancienne de S. Maria di Mercuri) ont été reconnues par B. Cappelli (voir Il Monachesimo Basiliano..., Naples, [1963], p. 203).

(3) L. Ranieri, Basilicata..., Turin, [1961], p. 61 ; B. Kayser, Recherches sur les sols et l’érosion..., Paris, [1961], p. 17. Pour les passages de Calabre en Lucanie cités par Procope, voir ci-dessus.

 

 

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comme le gouvernement byzantin avait coutume d’en fixer aux points stratégiques (1)? On sait seulement qu’une «armée byzantine» (βασιλικὸς στρατός) y fut détruite par les Normands (2), mais on peut penser, à la rigueur, à des troupes du thème. La population clairsemée de cette région est mal nourrie par quelques cultures céréalières à très faible rendement. Elle est réunie dans quelques bourgs misérables, Castelluccio Inferiore et Castelluccio Superiore, sur une terrasse à 490 m. d’altitude, dont la présence se justifie par le voisinage de l’ancienne via Herculia, Rotonda, à 634 m., Mormanno, à 840 m. (3), enfin Aieta, Laino, ancienne capitale de gastaldat, et Orsomarso, si on admet que la région s’étendait jusqu’à l’embouchure du Lao, comme y inviterait la géographie des monastères grecs se réclamant du Merkourion à l’époque normande (4). La floraison des couvents grecs dans ce territoire est certes connue, mais il restera à déterminer quels sont ceux qui ont été fondés à l’époque byzantine (5).

 

 

(1) Hélène Glykatzi-Ahrweiler, Recherches..., pp. 81-82.

(2) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 173, 1. 30-31.

(3) L. Ranieri, Basilicata..., Turin, [1961], pp. 61, 376-379 ; La Calabre. Une région sous-développée de l’Europe méditerranéenne..., sous la dir. de J. Meyriat (Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques. Relations internationales, 104), Paris, 1960, p. 52 ; L. V. Bartarelli, Lucania e Calabria (Guida d’Italia del T.C.I.), Milan, 1938, pp. 140, 143, 201, 202.

(4) Une description, toute provisoire, en est donnée par B. Cappelli, Il Monachesimo Basiliano..., Naples, [1963], pp. 201-212 ; S. Borsari, Il monachesimo bizantino nella Sicilia e nell’Italia méridionale prenormanne (Istituto italiano per gli studi storici), Naples, 1963, pp. 55 et suiv.

(5) S. Borsari, loc. cit., a donné une première approximation ; mais ce sont les dossiers d’archives monastiques édités, bien ou mal, et utilisés avec critique, ou inédits, qui fournissent les dates des fondations monastiques à localiser ensuite sur les cartes géographiques. Avant que ce long travail soit achevé, il paraît vain d’utiliser des sources peu sûres, à travers des travaux de seconde main. C’est ainsi, pour prendre un seul exemple, qui justifiera les réserves émises sur l’extension de l’éparchie du Merkourion, que l’on connaît à la fin du Xe siècle une éparchie d’Aieta (Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii..., Rome, 1893, p. 28), éparchie calabraise, à coup sûr, et il faudra donc amputer le Merkourion de cet appendice occidental.

 

 

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A l’intérieur des limites supposées au thème de Lucanie, une dernière région reste en blanc jusqu’à présent sur la carte, celle qui comprend la plaine littorale sableuse du golfe de Tarente et son rideau de dunes qui s’élèvent peu à peu jusqu’au pied des premières collines ; zone instable encombrée par les marnes, argiles, conglomérats apportés en quantité par les cinq fleuves descendus de l’Apennin et qui la strient perpendiculairement à la côte. Le paysage y était, sans doute, au Moyen Age celui des eaux stagnantes hostiles à tout habitat durable. Toutefois, le thème, tourné vers Tarente et l’Appia, longé en bordure de côte par la route qui joignait Tarente à Reggio, devait fixer sur les premières hauteurs salubres quelques sites, dont l’importance fut réelle, même si on n’en saisit pas aujourd’hui toutes les fonctions, sauf à supposer, comme je l’ai fait plus haut, après d’autres, que les fleuves étaient alors des voies de communication. Les principaux centres connus étaient Stigliano, situé au milieu d’une vaste zone de collines à 909 m. d’altitude, entre les deux torrents du Misegna et du Sauro, sapé de nos jours par de continuels éboulements, et dont le sol connaît pour une moitié le bois et le pâturage permanent et inculte nourrissant un maigre bétail de bovins et d’ovins et pour l’autre moitié des cultures extensives de céréales et quelques olivettes dans la vallée du Sauro (1) ; Pisticci, à 364 m., entourée d’oliviers (2) ; Montalbano Ionico, sur une terrasse à 292 m. d’altitude, avec ses cultures de céréales et de légumes (3) ; Colobraro, au sommet d’une colline aux flancs abrupts, à 600 m., sur la rive gauche du Sinni (4) ; Nova Siri, à 300 m. au-dessus du niveau de la mer, dont quelques céréales, oliviers, vignes et arbres fruitiers assurent une existence précaire aux habitants, car l’étendue des terres stériles y est particulièrement grande (5) ; Tursi, enfin.

 

Tursi, en grec Τουρσικόν, sur la route qui unit l’Appia à la voie Tarente-Reggio, a été construite sur une colline de 210 m. d’altitude propice à l’olivier,

 

 

(1) L. Ranieri, Basilicata..., Turin, [1961], pp. 62-67, 357-360.

(2) L. Ranieri, op. cit., pp. 360-361.            (3) L. Ranieri, op. cit., p. 366.            (4) L. Ranieri, op. cit., p. 368.            (5) L. Ranieri, op. cit., pp. 369-371.

 

 

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à droite de la route, en arrière de ce qui devait être la très grande forêt de Policoro, entre l’Agri et le Sinni (1). L’importance de cette ville apparaît tout à fait notable dans le thème de Lucanie, tel que nous l’avons défini.

 

Vers 968, en effet, suite à une décision impériale, le patriarche de Constantinople Polyeucte donne à l’évêque d’Otrante, jusque là archevêque autocéphale, l’autorisation de consacrer des évêques à Acerenza, Gravina, Matera, Tricarico et Toursikon (2). On aura remarqué la date de cette mesure, qui doit être rapprochée de celle où a été créé le katépanat d’Italie et, à mon avis, le thème de Lucanie. Sans entrer ici dans l’examen du problème de l’organisation ecclésiastique du katépanat, qui a vu les historiens byzantinophiles ou byzantinophobes exagérer ou minimiser l’acte du patriarche de Constantinople, dans l’ignorance de la carte démographique de ces régions (3), je retiens que le titulaire grec (personne ne conteste ce point) du siège d’Otrante reçoit mission de consacrer un évêque grec à Toursikon, ville liée géographiquement,

 

 

(1) L. Ranieri, op. cit., pp. 366-368 ; la flore du site, comme des autres en Lucanie ressort vivement de la feuille 8 en couleurs de la Carta della utilizzazione del suolo d’Italia de A. Antonietti et C. Vanzetti, Milan, [1961].

(2) Liudprand de Crémone, Legatio, M.G.H., SS. Rerum Germanicarum in usum scholarum..., Hanovre-Leipzig, 1915, p. 209 ; V. Grumel, Les regestes des actes du patriarcat de Constantinople, I, 2 (Le patriarcat byzantin..., sér. 1), Paris, 1936, n° 792, p. 226. Nombreux sont les historiens occidentaux qui ont mal interprété ce document important, J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin..., Paris, 1904, pp. 352-353.

(3) On lira à titre d’exemple, Homunculus (= G. Racioppi), Storia della denominazione di Basilicata, Rome, 1874, p. 58 ; J. Gay, loc. cit.; F. Chalandon, Histoire de la domination normande..., t. I, Paris, 1907, p. 24 ; C. G. Mor, La lotta fra la chiesa greca et la chiesa latina in Puglia nel sec. X, Archivio stor. pugliese, 4, fasc. 3-4, 1951, pp. 59-60, qui tiennent pour un fait la création par le patriarche de Constantinople de la province ecclésiastique d’Otrante ; au contraire L.-R. Ménager, La «byzantinisation» religieuse de l’Italie méridionale..., Rev. Hist. Eccl., 54, 1959, p. 5, assure, sans plus, que «personne n’a jamais songé à s’arrêter bien sérieusement sur ce texte...», ce qui est contredit par le volume classique de J. Gay et l’article de C. G. Mor, cités ci-dessus.

 

 

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on l’a reconnu, par les voies fluviales et terrestres aux régions montagneuses de Lucanie, organisées en province byzantine, et proche des grandes voies traditionnelles de communication vers l’Est. Les sources documentaires permettent de préciser que la juridiction du prélat s’étendait sur le Latinianon (et probablement le Merkourion), puisque le titulaire souscrit des actes dans cette région (1), où. l’on ne connaît aucun autre évêché à l’époque. Que l’évêque de Tursi soit latin ou grec n’a pas d’importance jusqu’à ce point de mon raisonnement : son existence prouve la situation unique du site au moins du point de vue ecclésiastique. Mais, en relisant un texte déjà cité plus haut, la παράδοσις du couvent de Kyr-Zôsimos au moine Théopliylaktos, du 17 janvier 1050 (2), souscrite par le domestique du thème de Lucanie, Nicolas, un des plus hauts personnages après le stratège, je constate qu’en préambule, selon la tradition des actes solennels, l’auteur invoque la Trinité, la Vierge, les Archanges et les Anges, les Prophètes, les Apôtres, les Martyrs, puis l’empereur, le patriarche et, enfin, l’évêque du ressort, Michel, ἁγιώτατος ἐπίσκοπος ἡμῶν, «notre très saint évêque», évêque de Tursi comme l’assurent les localisations précisées par d’autres documents (3). S’il n’y a pas certitude, il y a forte présomption, par la formule même, que Michel soit un Grec (4).

 

 

(1) En 1074, Syméon, évêque de Tursi, souscrit l’acte par lequel Hugues de Chiaromonte (N.-O. Noepoli) confirme et délimite les biens de S. Anastase de Carbone, tous dans la région du monastère : Gertrude Robinson, History arid Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), pp. 176-177 (intervention mentionnée dans un acte de 1140 : Gertrude Robinson, op. cit., II, 2 (Orientalia Christiana, XIX, 1), p. 32). Le nom d’un évêque Michel est invoqué dans un acte de confirmation de biens concernant la même région en 1050 ; ce doit, donc, être un évêque de Tursi (Fr. Trinquera, Syllabus..., n° 37, p. 45 = Cod. Dipl. Cav., t. VII, n° 1128, pp. 122-123).

(2) Fr. Trinchera, Syllabus..., n° 37, p. 45.

(3) Voir, note ci-dessus.

(4) W. Holtzmann, Italia Pontificia, t. IX, Berlin, 1962, pp. 468-469, le meilleur connaisseur de la géographie ecclésiastique de l’Italie du Sud, ne doute pas plus que moi que le siège fût grec. L.-R. Ménager (La «byzantinisalion» religieuse de l’Italie méridionale..., Rev. Hist. Eccl., 54, 1959, p. 7) soutient, au contraire, «que nos maigres notices sur cet évêché concordent toutes pour faire de son titulaire un prélat latin» ; et de nier que Michel (voir p. 145, n. 1) soit évêque de Tursi (ibid., p. 7, n. 2)!

 

 

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La seule objection est que le siège épiscopal de Toursikon n’apparaît pas dans les listes épiscopales grecques antérieures au XIIIe siècle, et seulement alors dans deux listes que l’on pourrait dire de pure érudition pour l’Italie qui ne relève plus de l’Empire byzantin depuis un siècle et demi (1). Mais si l’on tient compte de l’état de nos maigres connaissances en ce qui touche la tradition de ces listes, à leur valeur toute relative pour la région qui nous occupe, en constatant, par exemple, que le siège d’Otrante porte, dans toutes celles qui sont actuellement éditées, le seul titre ancien d’archevêché autocéphale, quand il est sûr qu’au Xe siècle il a été métropole, ne serait-ce que sur le papier, je crois que la mention du siège de Toursikon doit être retenue comme un témoignage tout à fait positif, et le fait que les six listes comprises entre le Xe et la fin du XIIe siècle l’ignorent (2) ne me paraît pas conséquent (3).

 

 

(1) Éd. B. Benešević, dans Studi bizaniini e neoellenici, 2, 1927, p. 154 ; G. Parthey, Hieroclis Synecdenuis..., Berlin, 1866, p. 223.

(2) Éd. H. Gelzer, Ungedruckte und ungenügend veröffentlichte Texte der Notitiae episcopatuum (Abhandlungen k. bayer. Akad. der Wiss. I. Cl., XXI Bd., 3. Abth.), Munich, 1900, pp. 570-571 ; G. Parthey, op. cit., pp. 119, 125-129 ; H. Gelzer, Ungedruckte und wenig bekannte Bistümerverzeichnisse der orientalischen Kirche, Byz. Zeitsch., 1, 1892, pp. 254-255 ; G. Parthey, op. cit., pp. 270, 293-297, 300, 302-303 ; H. Gelzer, Ungedruckte... Texte., p. 585 ; Id., dans Index scholarum hibernarum ... in Universitate litterarum Ienensis ... 1891 ... 1892, p. 4.

(3) On aura observé que je n’ai pas prononcé le nom de Cassano, évêché du thème de Calabre, relevant de Reggio, comme on s’y attend d’après sa situation au sud de la barrière du Pollino, et comme le dit par ex. la notitia du milieu du XIe s. (?) éd. par G. Parthey, op. cit., p. 119 ; c’est donc par erreur que la chronique de Très Tabernae parle de Cassano comme caput omnium ecclesiarum Lucaniae, éd. E. Caspar, Die Chronik von Très Tabernae in Calabrien, Quellen und Forschungen..., 10, 1907, p. 26 (l’édition commentée de ce texte fort peu sûr devrait être reprise sur l’ensemble des manuscrits, Cod. Vat. Lat., 4936, fol. 27 et suiv. (= Cod. Neapolit. V G 31 copie), Cod. Vat. Ottobon., 2306, Cod. Paris. Lat., 5911, Cod. Paris. Lat. 6176, dont j’ai commencé la collation).

 

 

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Son choix comme évêché en 968 au moment où naissait le thème de Lucanie, sa renommée de cité grecque (1) qui l’a fait inscrire parmi les sièges épiscopaux byzantins, m’autorisent à proposer même, comme une hypothèse suffisamment fondée, que Toursikon fut alors aussi la capitale, petite certes, mais aussi grande et mieux placée que d’autres, du stratège de Lucanie.

 

Les derniers travaux de nos collègues géographes, qui ont apporté à cette étude son support nécessaire, ont permis d’introduire dans la carte de l’Empire byzantin une nouvelle province administrative. L’hypsométrie et la géologie qui déterminent le climat, la végétation, les sols, les formes de relief, et donc les conditions de la vie humaine ont organisé les milieux naturels, que j’ai cru pouvoir reconnaître dans les sources écrites, et réunir dans la notion du thème. Notion apparemment bien structurée par des coutumes anciennes et une jurisprudence solidement assise dans les textes, qui pourrait faire penser à celle de région telle qu’on l’a définie récemment : «subdivision territoriale étendue, qui vient dans la hiérarchie immédiatement après l’État» (2). Mais cette définition rigide exprime le fait acquis sur la carte administrative, elle est la conclusion pour l’historien des civilisations. Il en est une autre, que l’on applique, en général, aux pays dits «sous-développés», mais qui, dans tous les cas, rend, seule, compte, à mon avis, des naissances et des croissances ; je la lis sous la plume du même géographe : «Les seules subdivisions possibles (dans de telles contrées dont les activités traditionnelles ne comportent que des formes rudimentaires de vie de relations) correspondent soit aux conditions naturelles, massifs montagneux, plateaux, bassins fluviaux (pensons au Latinianon, au Merkourion, à la plaine littorale du thème de Lucanie), soit à l’aire d’extension de tel genre de vie, au territoire de tel groupe ethnique,

 

 

(1) La ville devait être habitée par des Grecs, peut-être des Lombards, et comportait, en tout cas, un quartier arabe (appelé «rabbatana» ; voir B. Cappelli, Aspetti e problemi dell’arte medioevale in Basilicata, Archivio stor. Cal. Luc., 31, 1962, p. 286, et la carte au 1/100.000e).

(2) E. Julliard, La région: essai de définition, Annales de Géographie, 71, 1962, pp. 491-492.

 

 

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c’est-à-dire au paysage naturel ou humain» (1). Ici «ni ville-capitale, ni centre de gravité économique» (2), ni frontières infranchissables. Telle est la Lucanie médiévale (voir carte), terre ingrate, moins qu’aujourd’hui, car elle était pour une bonne part couverte de forêts. Défrichée par les moines byzantins venus de Sicile par le petit port de Palinuro, en traversant le Cilento (3), au ixe siècle, d’Orient aussi, par Otrante ou Tarente, Brindisi, Bari, Rossano, Cotrone, Reggio ou Agropoli (4), elle se couvrira d’exploitations rurales nées près des monastères et par eux, et sous la protection bientôt de petits châteaux-forts ou de tours, dans des sites élevés, qui pourraient faire croire à un isolement absolu; impression fausse, car on voyageait en Lucanie au moyen âge, les propriétaires avaient des biens ou des intérêts ailleurs, à Bari par exemple (5), tels moines du Latinianon n’hésitaient pas à répondre à l’appel du katépan qui désirait leurs conseils (6), tels autres à fonder ou restaurer un couvent près de la capitale du katépanat (7).

 

La création du thème viendra consacrer, mesure autoritaire, cette occupation pacifique groupée au xe siècle, dont il faudra déterminer a nature économique et le niveau culturel pour l’histoire d’un siècle qui s’achèvera dans les incendies, les pillages des premières bandes normandes, la peur,

 

 

(1) Ibid., p. 498.

(2) P. Pélissier, dans Colloque de géographie appliquée, Strasbourg, 1961, Actes, p. 128, cité par E. Julliard, art. cité, p. 498.

(3) C’est le port où, par exemple, on peut débarquer venant d’Amalfi : Πρός τινα τόπον Παλινόδιον (lecture vérifiée sur les manuscrits) τῇ Λατίνων κεκλημένον φωνῇ ἐν τοῖς τῆς Λουκανίας ὁρίοις ὄντα γενόμενος τῷ λιμένι προσώκειλεν (Vie de s. Sabas, éd. J. Cozza-Luzi, Historia et laudes SS. Sabae et Macarii..., Rome, 1893, p. 50).

(4) Les routes maritimes d’Orient et d’Afrique en Italie, au Moyen Age, n’ont pas été encore recensées.

(5) Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 140.

(6) Vie de s. Vital, Acta Sanctorum, Mart. II, p. 29 ; trois moines de Turri, entre Armento et Guardia Perticara, sont appelés à Bari.

(7) Cod. Dipl. Barese, t. I, Bari, 1897, pp. 31-32 ; le katépan d’Italie confie à deux moines de Turri, Pierre et Grégoire, le soin d’organiser le monastère grec de S. Maria-Nea, S. Jean-l’Évangéliste, S. Jean-Baptiste, bâti par l’archevêque de Canosa aux portes de Bari (février 1032).

 

 

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les fuites, la famine, une des nombreuses ἀνωμαλίαι καιρῶν déplorées par les actes de la pratique (1), entendons ces chaos locaux, destructeurs d’équilibres précaires, qui scandent la vie des groupes humains.

 

École Française de Rome.

 

André Guillou.

 

 

(1) Mai 1041, Gertrude Robinson, History and Cartulary..., II, 1 (Orientalia Christiana, XV, 2), p. 142, 1. 62 (situation troublée depuis 4 ans?); fait passé, acte de 1070-1071 (et non 1061, voir ci-dessus, p. 131, n. 2), ibid., p. 173, 1. 34. La famine est mentionnée par Lupus Protospatharius en 1053 (Pertz, M.G.H., Scriptores, V, p. 59), et en 1058 par le Chronicon Breve Northmannicum (Patr. Lat., t. 149, col. 1083).

 

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