Note sur la culture arabe et la culture slave dans le katépanat d'Italie (Xe-XIe siècles)

 

André Guillou, Katia Tchérémissinoff

 

 

In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, tome 88, n°2. 1976. pp. 677-692

 

 

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    Résumé: Les auteurs analysent plusieurs indices leur permettant d'identifier la présence et l'activité de minorités arabes et slaves qui avaient conservé leur cohésion dans l'Italie Byzantine du XIe siècle. L'étude d'un psautier grec et slavon originaire d'Italie du Sud (B. N. Athènes n° 149) vient à l'appui de ces hypothèses.

 

NOTE SUR LA CULTURE ARABE ET LA CULTURE SLAVE DANS LE KATÉPANAT D’ITALIE [*] (Xe–XIe S.)

 

PAR André Guillou et Katia Tchérémissinoff

 

 

L’empire byzantin a intégré ou assimilé au cours de son histoire millénaire un grand nombre d’ethnies. On connaît relativement bien l’histoire de celles de la périphérie, qui se sont libérées en s’élevant à l’indépendance politique, peu ou pas la vie des groupes plus ou moins nombreux qui ont continué de vivre paisiblement à l’intérieur des frontières byzantines : les annalistes ne racontent que les moments de crise. C’est ainsi que l’histoire des principautés et empires slaves est du domaine commun, mais que l’on ignore presque tout de la présence et du rôle des Slaves en terre d’Empire, Nous avons signalé déjà leur installation en Italie byzantine, comme celle des Arabes, dont la présence pose des problèmes voisins, nous pensons que l’on peut aller plus loin et cueillir quelques aspects de la culture des uns et des autres dans le katépanat d’Italie.

 

On peut considérer désormais comme établi que la population de l’Italie méridionale de la fin du IXe au milieu du XIe siècle, la deuxième période byzantine de l’Italie, sur un large fonds latin en Longobardie du Nord (les Pouilles actuelles sans le Salento grec) et un fonds grec en Lucanie et en Calabre, comprenait, bien sûr, dans le premier cas une minorité grecque, dans le second une minorité latine, mais aussi des populations juives, arméniennes et surtout arabes et slaves [1].

 

 

*. Toute la partie proprement slave de cette communication (paléographie, langue) n’aurait pas été écrite sans l’aide de Katia Tchérémissinoff.

 

1. Voir

·       Guillou, Italie méridionale byzantine ou Byzantins en Italie méridionale?, dans Byzantion, 44, 1974, p. 154-158;

·       Id., L'Italie byzantine du IXe au XIe siècle, dans E. Bertaux, L'art dans l'Italie méridionale, t. IV, sous-presse.

 

 

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Nous continuons à penser [1] que ce sont les Avaro-Sklavènes qui ont ouvert la route de la migration slave vers l’Ouest, lorsque, fuyant les tribus croates, ils vinrent de Dalmatie débarquer à Siponto au Sud du Gargano dans le Nord de la Fouille actuelle en 642. D'autres venant du Nord se sont fixés alors en Exarchat-Pentapole, tandis que des Prôto-bulgares s’installaient dans les Marches et dans la Molise [2]. Michel Vušević, prince des Zachloimioi, prendra la route du VIIe siècle, quand il viendra s’emparer de Siponto ou s’y installer en 926, sans coup férir, on le notera, ouvrant l’ère d’une forte expansion slave dans toute la région du Gargano [3], qui semble tout à fait pacifique. Nous en constatons les résultats un siècle plus tard : les notables des petits centres côtiers de Dévia, Vieste et Varano au milieu du XIe siècle sont tons des Serbes et plusieurs d’entre eux portent le titre connu de župan [4]. Ce sont tous des propriétaires terriens de la région. On ignore, malheureusement, la proportion de la population non serbe.

 

On commit des Selbes ailleurs en Italie du Sud, en Calabre par exemple, où Vulkašin (un nom typiquement serbe) et ses Pagani venus de Dalmatie (le long de la rivière Narenta - Neretva), défendent la région de Stilo contre les troupes d’Othon en 981 [5]. Ce qui est sûr c’est que des Slaves habitent encore la Calabre au milieu du siècle suivant, puisque le Normand Robert Guiscard affâmé dans le kastron de Saint-Marc durant l’hiver 1054 aura recours à la connaissance des lieux de son contingent slave (totius Calabriae gnaros), pour trouver un endroit muni de vivres et d’argent pour se ravitailler [6]. Dès la fin du siècle précédent, je trouve encore un propriétaire d’origine slave près de Nouera en Campanie [7] et, en 1078, une servante à Bari [8]. Les relations entre les grandes familles de la capitale du katépanat et la Serbie ne s’arrêtèrent pas avec l’occupation normande.

 

 

1. Voir A. Guillou, Migration et présence slaves en Italie du VIe au XIe siècle, dans Zbornik Radova Vizanlinološkog instituta, 14/15, 1973, p. 12-13.

 

2. Voir I. Dujčev, I rapport i fra la Calabria e la Bulgaria net Medioevo, dans Medioevo bizantino-slavo, III (Storia e letteratura, 119), Rome, 1971, p. 509.

 

3. Voir A. Guillou, art. cit., dans Zbornik Radova Viz. inst., 14/15 1973, p. 14.

 

4. Voir A. Guillou, art. cit., dans Bizantion, 44, 1974, p. 157.

 

5. Voir A. Guillou, art. cit., dans Zbornik Radova Viz. inst., 14/15, 1973, p. 15.

 

6. Gauffredus Malaterra, De rebus gestis Rogerii Calabriae et Siciliae comitis . . ., L. I, XVI, éd. K. Pontieri, Rerum italicarum scriptores, t. 5, Bologne, 1927, p. 10.

 

7. Codex diplomaticus Cavensis, t. II, Naples, 1875, p. 158.

 

8. Voir A. Guillou, art. cit., dans Zbornik Radova Viz. inst., 14/15, 1973, p. 15.

 

 

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En 1064, un certain nombre de notables hostiles aux Normands du duc Robert avaient quitté Bari pour Dyrracchion (byzantin?), où ils furent, couverts d’hoimeurs. En 1071, Bari est livrée aux Normands par le clan d’un certain Argyricus, qui s’est débarrassé entre autres de Byzantius Guirdeliccu, un notable dont l’origine serbe est incontestable, malgré les supplications de la population de la ville. Dix ans plus tard, le même Argyricus se rendra en Serbie et y mariera sa fille Jaquinta avec Constantin Bodin, le fils du roi de Zêta, Michel [1].

 

L’existence de Bulgares en Calabre nous semble également prouvée par un passage de la vie grecque de saint Nil, écrite peut-être par son disciple Barthélémy avant la moitié du XIe siècle, plusieurs fois utilisée, mais à mon sens mal interprétée. En voici la traduction :

 

«Ayant trouvé une peau de renard jetée sur la route, Nil se rattacha autour de la tête, suspendit sa robe de moine à son bâton sur son épaule et traversa ainsi tout le bourg fortifié (de Rossano) sans être reconnu par personne. Mais les enfants en le voyant passer dans une telle tenue, le suivirent en lui jetant des pierres et en lui disant : hé, moine bulgare, tandis que d’autres le traitaient de Franc (donc de Latin) et d’autres d’Arménien» [2].

 

En acceptant le sens concret de ce texte, conforme au ton de toute la vie de saint Nil, il faut admettre simplement [3] que les enfants grecs de Rossano, ville de très ancienne tradition byzantine, dans la deuxième moitié du Xe siècle n’aimaient pas les moines bulgares, arméniens ou latins, qui se rendaient parfois dans leur cité ou, au moins, dont on leur avait parlé pour les décrier. Il y avait donc, à notre sens, un ou plusieurs monastères bulgares en Calabre.

 

En ignorant délibérément les soldats des tagmata macédoniens, bulgares ou rousses qui ont accompagné tel ou tel chef militaire en Italie méridionale et dont nous n’avons aucune preuve qu’ils se soient jamais établis dans le katépanat [4], on peut donc retenir que des Serbes et des Bulgares étaient installés en Italie byzantine au Xe-XIe siècle.

 

 

1. Lupus Protospatarius, éd. G. H. Pertz, Mon. Germ. Hist., Scriptores, 1. 5, Hanovre, 1844, p. 60.

 

2. Paragraphe 41, éd. G. Giovanelli, Grottaferrata, 1972, p. 86.

 

3. I. Dujčev y voit des Bogomiles, je ne sais pourquoi; cf. La Bulgaria medievale fra Bisanzio e Roma, dans Medioevo bizantino-slavo, III (Storia e letteratura, 119), Rome, 1971, p. 546 et I rapporti etc., ibidem, p. 511-012.

 

4. Tels ces miseri Macedones et Paulikani, dont I. Dujčev veut sans motif faire aussi des Bogomiles (La Bulgaria medievale, ibidem, p. 87); voir Vera Von Falkenhausen, Untersuchungen über die byzantinische Herrsehaft in Süditalien vom 9. bis ins 11. Jahrhundert (Schriften zur Geistesgeschichte des Östlichen Europa, 1), Wiesbaden, 1967, p. 120.

 

 

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Ils y sont venus comme dans une province d’accueil dont ils connaissaient le chemin depuis le VIIe siècle. Ils sont propriétaires, cultivateurs, moines ou soldats d’occasion, parfois chefs de grandes familles. Se sont-ils laissés assimiler? En l’absence de preuves formelles, on ne peut le nier, mais les établissements serbes du Gargano, l’ostracisme des enfants de Rossano, la possibilité pour Robert Guiscard de recruter des soldats slaves de Calabre, font penser à des groupes slaves qui ont encore maintenu leur cohésion au milieu du XIe siècle. Ce qui n’exclut pas la présence de familles slaves dans les villes et dans les clans dirigeants de celles-ci, tout comme ce fut le cas pour les Arméniens, dont on ne connait malheureusement aucun objet de culture.

 

Les ethnies de référence seront les Arabes dont a été proposé, ailleurs, de réévaluer la présence en Italie méridionale. Je crois que plus d’un groupe était installé dans le katépanat, en dehors des points forts du territoire lombard, de Tarente et de Bari, qu’ils tinrent militairement quelque temps. On ne peut expliquer autrement l’occupation par des Grecs convertis à l’Islam de tout le territoire de Tricarico dans le Nord de la Lucanie au début du XIe siècle, ni les mariages mixtes entre Grecs et Latins en Calabre où l’on peut même citer tel Arabe, prêtre orthodoxe, marié avec une propriétaire grecque [1]. Le chroniqueur Aimé du Mont-Cassin ne note-t-il pas qu’au moment de l’attaque du duc Robert sur Messine la population de la capitale du thème byzantin de Calabre, Reggio, était habitée par des Arabes et par des Grecs? [2]. Mais il y a beaucoup plus : Il paraît probable, en effet, que le terme couramment employé pour désigner les histaména d’or de Basile II dans les documents latins d’Italie du Sud, scifatus, vient d’un mot arabe [3]. Consistance de la présence arabe, qui explique désormais une production culturelle jusqu’ici sans commanditaire ni clientèle, puisqu’on connaissait les Arabes d’Italie du Sud à l’époque byzantine seulement par l’image terrible de pillards laissée par les vies de saints et les annales, avec le seul point d’interrogation placé devant tel passage de la vie de saint Nil, d’où il ressort que les relations de la population calabraise, même avec les chefs de troupes arabes, n’étaient pas toujours si mauvaises [4].

 

 

1. A. Guillou, art. cit., dans Byzantion, 44, 1974, p. 156.

 

2. Storia de' Normanni di Amato di Montecassino volgarizzata in antico francese a cura di V. De Bartholomaeis (Istituto storico italiano per il medio evo. Fonti per la atoria d'Italia, 76), Rome, 1935, p. 234.

 

3. Voir Ph. Grierson, Nummi Sciphati. The story of a misunderstanding, dans Numismatic Chronicle, 7th scr., 11, 1971, p. 253-260.

 

4. Voir N. Cilento, Le incursioni sarraceniche in Calabria, dans Atti del 4° congresso storico calabrese, Naples, 1969, p. 226.

 

 

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Parmi les objets de la civilisation arabe en Italie du Sud jusqu’ici retrouvés, on peut signaler un psautier grec-latin-arabe du XIe siècle (Vienne, Suppl. Gr. 94), un évangéliaire gréco-arabe daté de 1043 (Paris, Suppl. Gr. 911) [1], mais aussi un recueil de textes médicaux du Xe siècle écrit en grec, mais contenant des notations arabes et latines (Paris, Suppl. Gr. 1297) [2], tout comme le fameux Dioscoride de Paris du IXe siècle (Gr. 2179) qui est sûrement originaire d’Italie du Sud [3]. On peut parler, je crois d’une culture de gens aisés, qui cohabitent pacifiquement avec la population grecque et latine, à laquelle ils se mêlent bientôt étroitement. Elle est probablement calabraise. On remarquera qu’aucun manuscrit arabe originaire du thème de Longobardie n’a été, à ma connaissance, jusqu’ici, signalé.

 

Calabrais aussi le milieu qui a fait naître les plaques de stuc ornées au XIe siècle d’animaux affrontés inscrits dans des cercles, conservées au Musée archéologique de Reggio Calabria [4] (Fig. 1 à 6). Le thème est bien connu dans les bois sculptés d’Egypte au XIe siècle [5]; la pseudo écriture coufique qui entoure les plaques comme d’un bandeau est une copie faite par un Arabe occidental qui ne sait pas lire d’un texte arabe gravé au XIe siècle [6]. Il faut penser, tout comme pour le même motif trouvé en Attique, en Argolide, en Messénie, en Phocide, en Béotie et à Corfou [7] à la présence d’artisans arabes en Italie du Sud et, en particulier, en Calabre, et non à une simple importation de la Sicile proche.

 

 

1. Voir R. Devreesse, Les manuscrits de l'Italie méridionale (Studi e testi, 183), Cité du Vatican, 1955, index I, s.v. arabe-grec.

 

2. Voir R. Devreesse, op. cit., loc. cit. Les notes arabes se trouvent aux fol. 67 v, 68, 113 v, 114, les notes latines au fol. 89.

 

3. Voir A. Grabar, Les manuscrits grecs enluminés de provenance italienne (IXe-XIe s.), Paris, 1972, p. 25, et fig. 44.

 

4. Voir P. Orsi, Le chiese basiliane della Calabria (Collezione méridionale, s. III : Il Mezzogiorno artistico), Florence, 1929, fig. 58, 60, 61, qui note (p. 28, 29, 34, 69, 75 etc.) des influences arabes sur les manuscrits grecs d’Italie du Sud.

 

5. Voir Ed. Pauty, Catalogue général du musée arabe du Caire. Les bois sculptés jusqu'à l'époque ayyoubide, Le Caire, 1931 pl. 31 (= 6878, 8) et p. 37 (fouilles de Fustat), pl. 48-58 (monuments de Kalawun, XIe s.).

 

6. Nous remercions très vivement Madame le Professeur Stella Mariani Calo, Directrice de l'Institut d’Histoire de l’Art de l'Université de Bari et Coordinatrice du Centre d’Etudes byzantines à la même université de nous avoir procuré ces photographies. Nous remercions aussi notre collègue polonais le prof. M. Kubiak, de nous avoir donné toutes les précisions que l'on trouve ici. On en rapprochera le fragment de plafond en bois venant d un palais séculier conservé au Musée national de Palerme; voir Th. Kutschmann, Meisterwerke saracenisch-normannischer Kunst in Sicilien und Unteritalien, Berlin, 1900, pl. 38.

 

7. Voir

·       G. C. Miles, Byzantium and the Arabs : Relations in Crete and the Aegean area, dans Dumbarton Oaks Papers, XVIII, 1964 p. 22-29.

·       F. Sarre, L'arte musulmana nel Sud d'Ilalia e in Sicilia, dans Archivio storico per la Calabria e la Lucania, 3, 1933, p. 441-448 apporte peu;

on le corrigera pour la céramique arabe qui est importée en Italie du Sud et en Sicile (fin XIIe-début XIIIe s.) par

·       D. Whitehouse, The medieval glazed Pottery of Lazio, dans Papers of the British School at Rome, 35, 1907, p. 85.

 

 

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Fig. 1 - S. Maria de Terreti. Plaque de chancel. XIe s.

(Reggio Calabria. Museo Nazionale). Photo. Soprintendenza alle Antichità della Calabria.

 

Fig. 2 - S. Maria de Terreti. Idem.

 

 

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Fig. 3 - S. Maria de Terreti. Fragment de plaque de chancel. XIe s. Ibidem.

 

Fig. 4 - S. Maria de Terreti. Idem.

 

 

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Fig. 5 - S. Maria de Terreti. Idem.

 

Fig. 6 - S. Maria de Terreti. Fragment d’arc triomphal. Ibidem.

 

 

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Le même raisonnement appliqué à quelques sources slaves retrouvées en Italie du Sud permet d’aboutir à des conclusions étonnantes à première vue, mais qui peuvent ne pas être éloignées de la vérité. On a justement souligné comme l’un des plus anciens annalistes de l’Italie du Sud, Lupus Protospatarius, était bien informé des événements qui s’étaient déroulés en Bulgarie de 1014 jusqu’à 1018, date où l’empereur byzantin Basile II acheva la conquête de tous les territoires bulgares [1]. Même si l’on admet, comme nous l’avons proposé, que beaucoup des notices de l’annaliste démarquaient seulement des notices brèves rédigées en grec [2], il faut reconnaître que les notices concernant la Bulgarie, quelle que soit la langue du message, trouvaient audience en Italie méridionale. L’épopée bulgare se racontait-elle en Italie du Sud? D’autres monuments slaves semblent plus assurés.

 

On conserve à la Bibliothèque nationale d’Athènes (n° 149) un psautier grec du XIe siècle certainement originaire d’Italie méridionale. Les bandeaux à tresses (fol. 43v, 57 etc.) avec parfois des figures géométriques aux angles (fol. 43 etc.), les lettres initiales, la palette, etc. en sont une marque déjà claire [3]. Des procédés plus modestes, dont on n’a pas encore fait l’inventaire, permettent une attribution indubitable : les séparations faites à la plume au moyen d’un trait ondulé flanqué de points, précédés et suivis de plusieurs petits traits sinueux, le tout délimité par deux croix fantaisie aux quatre branches égales (fol. 4, 44 v, 45 etc.), un oiseau tracé à la plume (fol. 12 v) etc. La première épître de Pierre aux étrangers de la diaspora (Petr. I, 1) est illustrée dans la colonne de gauche, près du titre (fol. 52 v), par un apôtre en pied tenant un rouleau de parchemin : le nom de l’apôtre est porté au-dessus de la tête en grec о агıос петрос le texte inscrit sur le rouleau est en slavon (Fig. 7) :

( Петрь / апостл҃ь / ıс хвь избра- /-нным / сьшь-/-льце-/-мь ра-/-ссѣı-а-/-ным /гала-/-там / капа-/-доки-/-аном / асиа-/-ном. )

 

La première épitre de Paul aux Corinthiens (Pa. I, 1) est illustrée de la même façon (fol. 103), le texte du rouleau est en slavon

 

 

1. I. Dujčev, I rapporti, p. 512-514.

 

2. Voir A. Guillou, Studies on byzantine Italy, Londres, 1970, VIII, p. 6-8.

 

3. Voir A. Grabar, op. cit., p. 68-09 et fig. 290, 291 et 292.

 

 

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Fig. 7 - Athènes, Bibl. nat., Ms. gr. № 149, fol. 52 v. Saint Pierre (XIe s.).

 

 

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Fig. 8 - Athènes, Bibl. nat., Ms. gr. № 149, fol. 103. Saint Paul (XIe s.).

 

 

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Fig. 9 - Athènes, Bibl. nat., Ms. gr. № 149, fol. 143. Saint Paul (XIe s.).

 

 

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( Павл / аплс҃ь / рабь / ı҃с хв҃ь / попове-/-лѣни-/-оу бж҃и-/-оу. и со-/-стень / брать / цркви / бж҃и. сŏ-/-щи вь ко-/-рентѣ )

 

mais le nom de l’apôtre est écrit aussi cette fois en slavon : ст҃ы павль (Fig. 8). La première épître de Paul à Timothée (Pa. I, .1), est illustrée de la même façon (fol. 143), l’apôtre ne porte pas de rouleau et son nom est écrit en grec о агıос паулос de la même main et de la même encre rouge que pour saint Pierre en grec au fol. 52 v. et que pour saint Paul en slavon (Fig. 9). Cette main est celle du scribe qui a écrit aussi le titre à l’encre noire (fol. 52 v. et 143) ou à l’encre rouge (fol. 103), mais non les textes grecs des épîtres. La paléographie, lorsque les lettres sont comparables, et la ressemblance de l’encre entre les titres grecs et les rouleaux slaves permettent de conclure aussi à une identité de main. Enfin, comme on s’y attend, la palette n’autorise pas le doute : le peintre des apôtres est celui des bandeaux ornés et des lettres initiales. On doit donc penser que, dans la composition de ce manuscrit, deux artisans sont intervenus : un scribe, probablement grec, qui a transcrit d’abord le texte des épitres, un peintre slave qui a dessiné les bandeaux, tracé les grandes lettres des titres (la place lui a parfois manqué), peint les lettres initiales et les apôtres, inscrit leur nom, et porté en slavon le début des épitres sur les rouleaux tenus par les apôtres Pierre et Paul [1]. A propos des deux épîtres en slavon, on remarquera qu’il s’agit de la traduction littérale du début du texte grec, à une omission près, sans doute sans signification, celle du Pont, dans les élus de la diaspora destinataires de l’épître de Pierre.

 

On admettra donc que le scribe slave savait écrire le grec et que son client ou sa clientèle était bilingue. L’état de la langue permet de préciser. Deux particularités du slavon serbe apparaissent dans les deux textes : d’abord l’emploi d’une graphie unique pour les deux jers, dur et mou, (fol. 52 v. et 103), ensuite le remplacement de la voyelle nasale -on- (grand jus) par la diphtongue dénasalisée -ou- (fol. 103). On peut donc être tenté d’attribuer ce manuscrit à la région du Gargano, qui connaît des établissements serbes prospères dans la première moitié du XIe siècle, mais ceci est une simple hypothèse.

 

On a récemment fait remarquer d’autre part que l’ornementation de deux fameux manuscrits anciens en écriture glagolitique conservés autrefois au monastère Sainte-Catherine du Sinaï, un psautier (Cod. sl. 38)

 

 

1. A. Delatte, Les manuscrits à miniatures et à ornements des bibliothèques d'Athènes (Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de l'université de Liège), Liège-Paris, 1926, n° 29, p. 71-72 attribuait déjà la peinture des apôtres à une main slave.

 

 

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et un euchologe (Cod. sl. 37), tous deux du XIe siècle, était très influencée par les habitudes des ateliers de l’Italie du Sud, surtout le type des lettres initiales employées et la façon d’agrémenter les titres non encadrés en les soulignant par des fonds colorés en vert, jaune ou rouge. Et l’on a recherché dans des influences (hypothétiques ou fragiles) de monastères de Capoue ou d’Italie du Sud, ou de celui de Grottaferrata, en Macédoine ou en Croatie, patries reconnues, avec la Bulgarie, des premiers manuscrits écrits en glagolitique [1], le caractère de cette décoration [2]. Aux observations déjà faites, on ajoutera les suivantes : pour le psautier, les esquisses d’oiseaux à la plume, colorés en jaune (fol. 9 v. et 131 v.), une autre sans couleur (fol. 141 v.), l’alphabet latin porté au bas d’une page, enfin la mauvaise qualité du parchemin [3]; et pour l’euchologe le dessin en tresse qui sert à séparer deux psaumes (p. 80a et 102a) et les séparations en petits traits sinueux utilisées en deux autres endroits (p. 81b et 105b) [4]. Tout ceci me paraît indiquer non une influence italienne mais signer un atelier de l’Italie du Sud. La nature du texte du psautier marqué par la tradition latine de l’Occident et qui a pu utiliser un psautier latin-grec, n’y contredit pas au contraire [5]. Malheureusement aucune étude spéciale n’a été faite sur les prières de l’euchologe du Sinaï; elle pourrait consolider fortement notre attribution, si l’on y retrouvait quelque source calabraise par exemple [6]. En tout état de cause, nous croyons que ces deux manuscrits ont été écrits en Italie du Sud.

 

 

1. Voir A. Vaillant, Manuel du vieux slave, t. I (Collection de manuels publiés par l'Institut d'études slaves, (5), Paris, 1904, p. 11-14. On pont y ajouter J. Kurz, Učebnice jazyka slaroslověnského (= Manuel de la langue vieux-slave) (SPX), Prague, 1909, p. 33-34.

 

2. Voir K. Weitzmann, Illustrated manuscripts at St. Catherine's Monastery on Mount-Sinai, St. John's University Press, Collegeville, Minnesota, 1973, p. 13 et fig. 11.

 

3. Voir M. Altbauer, Psalterium Sinaiticum. An 11th Century Glagolitic Manuscript front St. Catherine's Monastery, Mt Sinai (Makedonska Akademija na Naukile i Umetnostite), Skopje, 1971, p. VI, VII, VIII, IX.

 

4. Quelques folios de l’Euchologe sont restés, on le sait, au Sinaï; l’essentiel se trouve à Léningrad. Voir l’édition photographique de R. Nahtigal, Euchologium Sinaiticum. Starocerkvenoslovanski Glagolski Spomennik (= Monument glagolitique; en slavon d'église) (Akademia Znanosti i Umetuosti v Ljubjani - Filoz.-Filos. Histor. Razred., Delà 1, 1941), Ljubljana, 1942; éd. J. Frcek avec traduction française dans Patrol. Orientale, 24, 5, Paris, 1923 et 25, 3, Paris, 1939.

 

5. J. Lépissier, La traduction vieux-slave du psautier, dans Revue des Etudes slaves, 43, 1904, p. 59-72.

 

6. A. Jacob, qui a étudié le manuscrit nous dit pouvoir aller dans ce sens dans un volume actuellement sous-presse : certaines prières ne peuvent avoir été composées sans l’aide de manuscrits italo-grecs!

 

 

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Pour colorer encore ce tableau des objets conservés de la culture slave dans le katépanat d’Italie, on ajoutera un substantif de la langue des actes de la pratique juridique, resté jusqu’ici sans explication : le mot « scraius », écrit parfois « scragus » ou « scragis », que nous avons rencontré sous la plume de notaires latins de Conversano à une trentaine de kilomètres au sud-est de Bari, dans les passages suivants :

 

— en 915 . . . in ipso scraio uno gurgo qui ab antiquis bocabatur Laco Fetido [1]

 

— en 957 . . . lama in vico Timinie gui bocat Barbaria. . . integra sortione de puteo gui se bocat Malo, gui est in ipso scraio subter ipso moro (la muraille de Conversano) [2];

 

— en 960 même texte [3];

 

— en 1019 . . . cisterna in ipse scrage ( = in loco Spenazze) [4];

 

— en 1072 . . .  perregxi in ipso scrago foras predicte civitatis in ipso listencito [5].

 

Le sens du mot ne fait pas de difficulté, il signifie « lieu, endroit, ou terre », les passages de 957 et de 1072 sont particulièrement clairs à cet égard. On est donc amené à lui donner comme origine le mot slave « kraj » qui a le sens de « limites » et a pu se substituer au mot latin fines, qui a toujours signifié «limites», «frontières» ou «terre»; le s- prothétique peut être produit par celui du pronom ipse qui le précède toujours [6]. On observera qu’aucun des nombreux actes du cartulaire de Sainte-Marie de Tremiti, qui concernent l’extrême nord du thème de Longobardie et la région des établissements serbes signalés plus haut, n’utilise ce terme, ni ceux provenant de Bari, Barletta, Terlizzi, ou autres lieux de ce thème. Le mot ne doit donc pas avoir été apporté par les Serbes du Gargano; d’autre part son emploi paraît limité : il est entré dans la langue écrite commune pour les descriptions de biens-fonds dans une région comprise entre Bari et Brindisi que le trop petit nombre de documents conservés ne permet pas de reporter sur une carte.

 

 

1. D. Morea, Il chartularium del monastero di S. Benedetto di Conversano, t. T, Mont-Cassin, 1892, p. 17 (= G. Coniglio, Le pergamene, Bari, 1975, p. 7).

 

2. Ibidem, p. 34 (= G. Coniglio, p. 24).

3. Ibidem, p. 39 (= G. Coniglio, p. 30).

4. Ibidem, p. 80 (= G. Coniglio, p. 78).

5. Ibidem, p. 97 (= G. Coniglio, p. 95).

 

6. Voir I. I. Sreznevskij, Materialy dlja slovarja drevnerusskogo jazyka, Moscou, 1893, s.v. край; Slovnik jazyka staroslovenského, Prague, Académie des Sciences, depuis 1958, s.v.; M. Fasmer, Etimologiceskij slovar' russkogo jazyka, Moscou, 1964, s.v.

 

 

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Il a pu être introduit par les Serbes comme par les Bulgares.

 

Sources narratives, épîtres des apôtres, psautier, euchologe, constituent un échantillonnage banal de culture orthodoxe provinciale dans l’empire byzantin, ils sont ici les témoins de la présence de deux populations, la bulgare et la serbe, venues se fixer en territoire grec, où elles ont transporté les besoins de leur culture. Certains ont récité la prière grecque, d’autres la prière vieux-slave sur les manuscrits en écriture glagolitique rédigés ou copiés sur place; les premiers ont pu se laisser peu à peu assimiler, les autres non. Faut-il penser à des peuples différents ou à des couches sociales différentes? Ils ont apporté, en tout état de cause, des mots nouveaux à la langue latine de leur région d’accueil, ce qui suppose une longue permanence, et une peinture aux couleurs vives, dont la gaucherie du dessin égale l’émouvante ingénuité.

 

Le katépanat byzantin d’Italie enrichissait ainsi sa palette culturelle reproduisant ici comme ailleurs la synthèse de la pensée orthodoxe commune sans effacer les traits de ses multiples composantes. Ce n’est que plus tard, on l’observera, du XIIе au XIVe siècle, que l’Italie méridionale enverra au monde slave ses propres modèles, mais il s’agira alors de bien d’autres messages [1].

 

André Guillou et Katia Tchérémissinoff

 

 

1. Voir par exemple

I. Nikolajević, La sculpture ornementale au XIIe siècle en Bosnie et en Herzégovine, dans Zbornik Radova Viz. inst., 8/2, 1964, p. 295-309;

T. Dujčev, Riflessi della religiosità italo-grecea nel mondo slavo ortodosso, dans Atti del convegno storico interecclesiale, I (= Italia Sacra, 20), Padoue, 1973, p. 181-212.

 

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