Entre deux vagues d'invasions : la progression slave dans l'histoire européenne du Haut Moyen âge

(Between two waves of invasions: the Slavic progression in the European history of the High Middle Ages)

 

 

Lucien Musset

 

 

Gli Slavi occidentali e meridionali nell’alto Medioevo, 15-21 aprile 1982. Tomo secondo. In Spoleto, 1983, p. 981-1028

 

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I. LES SLAVES PARMI LES INVASIONS DU PREMIER MILLENAIRE  982

        A.  982

        B.  987

 

II. LES ITINERAIRES DE LA PROGRESSION SLAVE  991

        A. Les routes terrestres.  991

        B. Les Slaves et la mer.  1000

 

III. LES LIMITES DE L’AVANCE SLAVE  1005

        A. Les frontières linguistiques.  1005

        B. Les limites militaires.  1015

 

Il n'appartient pas à un discours de clôture d'évoquer de manière approfondie un thème de recherche - d'autant plus que si je suis, de profession, historien des invasions en Europe au haut moyen âge, je ne suis nullement slavisant. Mais je ne crois pas inutile d’envisager, à titre de conclusion et pour permettre une meilleure évaluation d'ensemble du phénomène slave, quelques problèmes généraux que le nécessaire fractionnement des communications spécialisées n’a peut-être pas permis de considérer toujours avec assez de recul pour qu'ils prennent leur vrai relief.

 

C’est dans cette perspective que je me permettrai d'examiner brièvement trois grands sujets de réflexion. D’abord la place que les Slaves ont tenue dans l'histoire générale des invasions du premier millénaire en Europe. Puis les voies suivies par la progression des Slaves, itinéraires terrestres et subsidiairement itinéraires maritimes, avec la question connexe de l’adaptation des Slaves à la mer. Enfin, les limites extrêmes de l'avance slave vers l’Ouest et vers le Sud: comment s'est formée la frontière linguistique médiévale et quel fut son tracé? Tenta-t-on d'établir une frontière militaire? Tout ceci envisagé, autant que possible, à l’échelle européenne.

 

 

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I. LES SLAVES PARMI LES INVASIONS DU PREMIER MILLENAIRE

 

A.

 

Dans quelle mesure les Slaves ont-ils profité de la première vague des grandes invasions, celle, essentiellement germanique, des Ve-VIe siècles? Il est difficile do répondre précisément, car les premières étapes de l’expansion slave s’accomplirent à l’abri de tout éclairage documentaire. L’évacuation, sans doute spontanée, des pays à l’Est de l’Elbe par les Germains a facilité l’avance des Slaves: or cette évacuation est évidemment liée aux invasions germaniques en Europe occidentale et méridionale. Plus au Sud, les Slaves ont également tiré avantage du grand bouillonnement qui se déclencha en Europe centrale, de la Bohême à la Pannonie, après l’effondrement de l’Etat ostrogotique d’Italie, et qui aboutit à l’installation des Lombards dans ce dernier pays; mais, sauf peut-être en Hongrie occidentale, ces mouvements ne produisirent pas un vide comparable à celui qu’on constate entre Oder et Elbe. Les Slaves, comme les Avars, arrivés à peu près en même temps qu’eux, durent composer avec des populations germaniques résiduelles, notamment des Gépides, dans le Sud-Est du bassin pannonien, qui se trouvèrent à leur tour entraînées dans quelques- uns des raids avaro-slaves contre l’Empire byzantin au début du VIIe siècle [1]. Enfin, dans la steppe de l’Ukraine intérieure et en Moldavie, la question des contacts entre les Gots, avant le passage du Danube, et les premières avancées slaves,

 

 

(1) Andreas Lippert, Zur Frage von Germanen in frühawarischer Zeit, Zeitschrift für Ostforschung, XXVIII, 1979, pp. 490-497, à compléter par don travaux archéologiques comme Attila Kiss, Avar cemeteries in county Baranya, Budapest 1977.

 

 

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reste fort délicate, d’autant que la faible densité du peuplement permettait une coexistence sans vraie interférence, comme semble l’indiquer la minceur des emprunts linguistiques [2]. Ici encore, le départ des Gots vers le Sud et l’Ouest créa, vers la fin du IVe siècle, des conditions favorables à l’avance slave, sans en être vraiment la cause. Tout lien entre les deux phénomènes cesse dès que l’on envisage les contrées au Sud du Danube: près d’un siècle et demi sépare les franchissements du fleuve par les Gots et par les premiers Slaves.

 

Il semble donc que nulle part les Germains n’ont directement entraîné les Slaves dans leur poussée en avant, et qu’à peu près nulle part les Slaves n’ont sérieusement chassé les Germains devant eux. D’une migration à l’autre, la relation n’est jamais un lien direct de cause à effet. Mais si les Germains ne s’étaient pas déplacés lors de la première vague des invasions, les Slaves, ni à l’Ouest, ni même au Sud, n’auraient rencontré des circonstances aussi favorables à leur expansion. Leur progression se serait heurtée à beaucoup plus de difficultés; peut-être aurait-elle choisi d’autres axes, ou aurait prolongé plus loin des poussées qui ont dû être arrêtées faute d’hommes, comme vers la Grèce ou l’Asie Mineure.

 

La question se présente d’une manière toute différente si on envisage les liens entre les mouvements des Slaves et ceux de certains peuples de la steppe, Avars, Koutrigours et Protobulgares. Dans tous ces cas, à partir du passage par l’Ukraine de la peuplade nomade, une certaine forme de symbiose l’a unie à des éléments slaves [3],

 

 

(2) Mais il y eut quelques incidents violents entre Gots et Antes, comme l’indique Jordanes, éd. Mommsen, p. 121. Sur les contacts linguistiques (qui ne concernent pas tous les Gots, tant s’en faut), cf. Marija Gimbutas, The Slavs, Londres 1971, pp. 77-78.

 

 

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la tribu venue des steppes fournissant chaque fois l’encadrement, et les Slaves la masse subordonnée. L’aboutissement de ces symbioses a d’ailleurs bien différé, après des débuts parallèles. L’Etat avare, se fixant dans lo bassin pannonien, est devenu, entre le VIIe et le début du IXe siècle, de plus en plus avare et de moins en moins slave (sans toutefois que les Slaves en aient jamais été éliminés), tandis que l’Etat bulgare, inversement, de venait de moins en moins turc et de plus en plus slave. Nous n’avons aucunement le propos d’approfondir ici les délicats problèmes, maintes fois soulevés, qu’entraîne une analyse de ces deux cas. Mais soulignons fortement qu’Avars et Protobulgares ont joué un rôle d’entraînement dans les migrations slaves vers le Sud, et peut être aussi un instant vers l’Ouest [4]: par là-même, ils ont exercé une influence directe qu’on ne saurait négliger. Leur cas est radicalement différent de celui des Germains.

 

Reste à rendre compte d’une différence capitale entre invasions germaniques de la première vague et invasions slaves. Le grand problème, le problème lancinant qui ne cesse de se poser aux historiens de l’installation des Germains en Occident est celui des survivances du substrat impérial romain. Presque en tous pays - et même en Angleterre - la tendance actuelle est de faire à ce substrat social et institutionnel la part belle, au rebours des doctrines du XIXe siècle.

 

 

(3) Voir avant tout Wolfgang H. Fritze, Bedeutung der Awaren für die slawische Ausdehnungsbewegung, Zeitschrift für Ostforschung, XXVIII, 1070, pp. 498-545.

 

(4) L’apparition des Avars sur l’Elbe moyenne vers 562-568 a-t-elle un lien direct avec la progression slave dans ce secteur? Dans quelle mesure le singulier royaume de Samo représente-t-il une réaction slave contre le désir des Avars de s’assujettir les Slaves du Centre aussi bien que ceux du Sud? Dans ce cas, était-il soutenu par les Francs ou par les Byzantins? Autant de questions que notre source à peu près unique (Frédégaire, IV, 48, 68, 75) ne permet pas de résoudre clairement, encore qu’à notre sens les deux premières questions méritent sans doute une réponse positive.

 

 

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L’établissement d’Odoacre ou de Théodoric en Italie, celui de Clovis en Gaule, sont de moins en moins présentés comme de vraies conquêtes, de plus en plus comme des couds d’Etat, accomplis, pour l’essentiel, de l’intérieur, sans ruiner l’édifice préexistant. Il est frappant que de tels problèmes tiennent infiniment moins de place dans les études consacrées à l’expansion des Slaves (qu’ils opèrent pour leur propre compte, ou de conserve avec Avars et Bulgares). Essayons de déterminer pourquoi.

 

On peut d’abord invoquer la faiblesse des structures auxquelles, dans certaines directions, les Slaves se heurtèrent. S’il s’agit, vers le Nord, des tribus baltes et finnoises, ou vers l’Ouest, d’une Germanie orientale à peu près vidée d’hommes au vie siècle, cela va de soi. L’évidence est déjà beaucoup moins grande en Bohême, en Moravie et en Slovaquie: des peuples germaniques assez solidement organisés, comme les Gépides et les Lombards, étaient restés en place à peu près jusqu’au dernier moment. Enfin, vers le Sud, en Pannonie, en Dacie et surtout dans les Balkans, l’effacement du substrat devient bien plus surprenant: il s’agissait ici de l’Empire Romain, et même de sa moitié la plus obstinée à survivre, la pars Orientis. Je veux bien que la fameuse évacuation de la Dacie par Aurélien, pour incomplète qu’elle ait été, ait ruiné les structures institutionnelles romaines. Mais rien de tel n’eut lieu en Mésie ou dans l’intérieur des Balkans: or ces structures n’y ont guère laissé plus de traces. Si des populations romanes ont survécu, c’est en opérant une «reconversion» vers la vie rurale et surtout pastorale [5], en abandonnant la civilisation, l’organisation ecclésiastique, les cadres sociaux du Bas Empire.

 

 

(5) Sans entrer dans un débat constamment renouvelé, nous estimons qu’il y a une grande part de vérité dans les thèses d’Eugen Lozovan, Byzance et la Romanité scythique; Romains et Barbares sur le moyen Danube, dans: Fritz Altheim, Geschichte der Hunnen, Berlin 1960, t. II, pp. 197-244.

 

 

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Do grandes villes, comme Justiniana Prima, ont perdu jusqu’à leur identité [6]. Seules des cités portuaires se maintinrent plus ou moins, à l’Est et à l’Ouest de la péninsule [7].

 

Il faut donc chercher aussi dans d’autres directions. La première conduit chez les Slaves eux-mêmes. Les Germains, on le sait de mieux en mieux, avaient été longuement préparés, par le voisinage, par le service en qualité de mercenaires, ou tout simplement par la guerre, à connaître le monde romain. Presque tous, même les Vandales, avaient compris que leur intérêt bien entendu n’était pas de le détruire, mais de l’exploiter à leur profit. Cette «pré-éducation» romaine (ou byzantine, en Orient) avait fait défaut aux Slaves [8]. Ils n’avaient pas servi dans les armées des empereurs et n’avaient même guère lutté directement contre elles; de larges espaces les avaient séparés jusqu’au VIe siècle du limes danubien. Bref, ils ne connaissaient pas le système romain (d’ailleurs bien dégradé), n’en concevaient pas les avantages, n’étaient nullement préparés, matériellement et intellectuellement, à en faire fonctionner les restes à leur propre bénéfice.

 

 

(6) Si, comme il est infiniment probable, Justiniana Prima se confond avec Tsaritšin Grad, il est établi que la ville fut victime d’une «ruralisation» profonde, ruinant ses fonctions traditionnelles, puis d’un abandon total (Vladislav Popović, Les témoins archéologiques des invasions avaro-slaves dans l'illyricum byzantin, Mél. Ecole Française de Rome, Antiquité, LXXXVII, 1976, pp. 445-504, aux pp. 500-502). Des indices analogues s’observent même pour des villes qui ont survécu, comme Singidunum (Belgrade), et on a aussi suggéré que la population grecque du Péloponnèse oriental n’avait survécu qu’en adoptant le genre de vie pastoral (J. Koder, Slavische Siedlungsgebiete im mittelalterlichen Griechenland, Byzantinische Zeitschrift, LXXI, 1976, pp. 315-331, aux pp. 326-327).

 

(7) Comme le montre l’histoire des sièges épiscopaux: Georg Ostrogorsky, Zur byzantinischen Geschichte, Darmstadt 1973, pp. 107-108.

 

(8) Mais non absolument à leurs entraîneurs bulgares: certains de ceux-ci avaient eu des contacts anciens avec Constantinople: d’où, sans doute la plus rapide réussite de l’Etat bulgare.

 

 

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Il faut enfin songer à un dernier facteur. Au Sud et dans les Balkans, les Slaves ont été les auxiliaires et les instruments de peuples qui, n’étant pas sédentaires, ne pouvaient ni ne voulaient établir un modus vivendi avec la société antique: les Protobulgares et, surtout, les Avars. Or c’est à de tels peuples que les premiers Slaves établis en Europe méridionale ont, dans une mesure considérable, emprunté certains principes de hiérarchie sociale et d’organisation étatique [9], non à Rome ou à Byzance. Il faut attendre le IXe siècle pour voir divers peuples slaves se tourner résolument vers l’Occident ou vers Constantinople pour y trouver des modèles. De même, c’est sans doute à l’influence avare qu’il faut attribuer le fait que l’assimilation des Slaves par le truchement des villes, sur laquelle Justinien semble avoir compté dans le cas des Antes, n’ait pu s’opérer [10].

 

* * *

 

B.

 

Il est évident que certains Slaves ont coopéré au «second assaut contre l’Europe chrétienne», je veux dire aux invasions des IXe-XIe siècles, celles des Sarrasins, des Magyars et des Vikings. Mais cette coopération n’a eu qu’une portée locale et jamais décisive.

 

Des accusations de collaboration avec les ennemis venus de l’Est ont été portées contre les Slaves dès avant l’Islam. Elles concernent d’abord le siège de Constantinople en 626 par les Perses de Chahrbaraz et les Avaro-Slaves:

 

 

(9) Comme les titres de bojan’ et de župan, déjà connus de Constantin Porphyrogénète, l’attestent clairement. Voir les observations de Hans Ditten, Zur Staatsbildung bei den Slawen, Klio, LX, 1978, pp. 517-530, notamment pp. 521 et 526-27.

 

(10) Cf. Dietrich Claude, Die byzantinische Stadt im 6. Jahrhundert, Munich 1969, pp. 224-225.

 

 

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il semble s’agir d’une coïncidence nullement préméditée [11]. On les retrouve, à propos de la Grèce, au début du ixe siècle: les Slaves qui assiégèrent Patras et ravagèrent ses environs vers 805-811, profitèrent, selon Constantin Porphyrogénète, de la présence d’une flottille de «Sarrasins Africains»; ici encore, on semble s’être borné à profiter d’une occasion offerte [12]. Rien n’indique non plus la moindre entente réelle entre Slaves et Arabes dans le cas des mouvements pendulaires qui portèrent d’abord les Grecs du Péloponnèse à s’exiler vers la Sicile et la Calabre au VIIe siècle par crainte des Slaves, puis à revenir à leur point de départ dans les années 820-830 par crainte des Musulmans [13]. La seule coopération organisée et relativement durable que l’on soupçonne, plus qu’on ne la connaît vraiment, concerne la Méditerranée centrale vers les années 920-930: des flottes slaves (de Dalmatie sans doute) et musulmanes (de Sicile) ont écumé de concert la mer Tyrrhénienne; la poussée slave vers le Monte Gargano et la Calabre a certainement profité des préoccupations que la piraterie sarrasine causait aux Byzantins [14].

 

Avec les Magyars, aucune collusion n’est vraisemblable: la Grande Moravie fut leur victime principale, comme les établissements slaves plus disséminés de la plaine pannonienne; ceux de Transylvanie furent réduits à chercher abri dans les forêts et dans des refuges fortifiés [15].

 

 

(11) F. Barišić, Le siège de Constantinople par les Avares et les Slaves en 626, Byzantion, 1954, pp. 371-395.

 

(12) P. Lemerle, La chronique dite de Monemvasie, Revue des Etudes Byzantines, XXI, 1963, pp. 5-49, a la p. 37.

 

(13) Voir, on dernier lieu, V. Laurent, Les métropoles de Patras et de Lacédémone, Rev. des Etudes Byzantines, XXI, 1963, pp. 129-141, et surtout Judith Herrin, Aspects of the process of hellenization in the Early Middle Ages, Annual of the British School at Athens, LXVIII, 1973, pp. 113-126.

 

(14) Voir ci-dessous notes 45 et 57.

 

 

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De Belgrade aux Portes de Fer, le Danube devint la frontière des Hongrois et des Slaves [16].

 

Scandinaves et Slaves ont pu, selon les régions et les temps, collaborer ou se heurter vivement. On verra plus loin que l’imitation des Scandinaves n’a sans doute pas été étrangère au développement d’une piraterie slave dans les eaux baltiques, mais ce n’est que très exceptionnellement que les Slaves prêtèrent leur concours direct au mouvement des Vikings vers l’Ouest. Il s’agit alors de tribus de la côte mecklembourgeoise et poméranienne qui vivaient sous un quasi-protectorat danois et qui, de par les connexions familiales qui unissaient les princes Abodrites à la dynastie danoise, se trouvèrent entraînées dans les entreprises de celle-ci contre l’Angleterre au XIe siècle. Un passage isolé de la Fagrskinna, texte du XIIe siècle, assure que vers 1011, le futur saint Olaf de Norvège eut à se battre à Canterbury contre «des Danois et des Vendes qui étaient les hommes du roi danois» (Sven à la barbe fourchue) [17]. Knut le Grand eut sans doute à ses côtés en Angleterre un dux vende du nom de Wrytsleof [18]. On a des traces de Liutices mêlés à l’entreprise manquée de Sven Estridsen contre Guillaume le Conquérant en 1069 [19]. Inversement, la tradition Scandinave du XIIIe siècle affirme avec force,

 

 

(15) Witold Henser, Die Slawen im frühen Mittelalter, Berlin 1965, p. 296.

 

(16) Ïstván Fodor, dans Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae, XXXIII, 1979, p. 322.

 

(17) Mais la Heimskringka de Snorri Sturluson, au XIIIe siècle, n’a pas repris cette indication.

 

(18) Johannes Steenstrttp, Venderne og de Danske før Valdemar den Stores Tid, Copenhague 1900, p. 66.

 

(19) «Leuticia quoque pro Anglicis opibus auxiliares turmas mittebat», écrit Orderic Vital, Historia Ecclesiastica, éd. Le Prévost, II, p. 191 = éd. Chibnall, II, p. 226; commentaires de Steenstrttp, op. cit., pp. 77-78, et de L. Musset, L'image de la Scandinavie dans les œuvres normandes de la période ducale, dans: Les relations littéraires franco-scandinaves au moyen âge, Liège 1975, pp. 193-213, à la p. 202. La même indication se retrouve chez. Benoît de Sainte-More.

 

 

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d’un corps de Vikings célèbre autour de l’an mil, les Jómsvikingar, qu’il s’entraînait dès la fin du Xe siècle sur la côte poméranienne, à Jómsborg, qui est peut-être Wolin; mais jusqu’ici l’archéologie n’a en rien confirmé cette tradition très littéraire et qui n’est peut-être qu’une fiction [20].

 

Il n’est pas de notre propos de reprendre ici l’examen de la coopération, réelle et prolongée, qui s’établit entre les Varègues, d’origine suédoise en majorité, et les Slaves de Russie, dans leurs entreprises contre Constantinople (à partir de 860), contre l’Azerbaidjan ou contre l’Iran, car ce serait soulever à nouveau l’immense problème des origines de l’Etat russe et celui, plus secondaire, du Tmutorakan, exclus du programme de cette Settimana. Mais il ne faut pas oublier l’importance du secours mutuel que les deux peuples se prêtèrent pour réaliser ce qui fut apparemment un programme commun d’expansion vers le Sud et le Sud-Est: ici la coopération directe entre l’une des dernières ondes de la poussée slave et l’expansion Scandinave n’est pas niable.

 

Sauf sur ce dernier théâtre d’opérations, il apparaît donc que la grande migration slave n’a facilité que d’une manière très secondaire la reprise des invasions en Europe après l’effondrement du système carolingien. Le phénomène slave fut aussi autonome à l’égard de la seconde vague des invasions qu’il l’avait été à l’égard des invasions germaniques de la première. Il n’a pas eu avec elle de liens organiques profonds, mais il a profité d’elle dans une certaine mesure.

 

 

(20) La dernière édition de la Jómsvíkinga Saga par. N. F. Blake, Londres 1962, est encore trop favorable, sans doute, à l’historicité de ce récit. Voir maintenant, pour l’ensemble de la question, du point de vue Scandinave, Else Roesdahl, Danmarks Vikingetid, Copenhague 1981, pp. 228-231; les auteurs polonais (notamment G. Labuda) manifestent en général un scepticisme total à l’égard de Jómsborg.

 

 

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La seule vraie charnière qui relie les grandes migrations de peuples et la progression slave se situe au niveau des liens avaro-slaves et des liens bulgare-slaves.

 

 

II. LES ITINERAIRES DE LA PROGRESSION SLAVE

 

A. Les routes terrestres.

 

L’étude des routes de l’avance slave pose deux questions préliminaires qu’il faut bien effleurer ici: où doit-on situer le «foyer primitif» des langues slaves? dans quelle mesure cette progression, à certaines étapes décisives, s’est-elle déroulée dans un vide démographique relatif? Comme ces problèmes relèvent plus de la compétence du linguiste que de celle de l’historien, comme de plus ils ont été déjà largement examinés ici (notamment par les Prof. J. Herrmann et Godłowski) nous ne les évoquerons que très brièvement.

 

Malgré des divergences souvent importantes, la majorité des spécialistes admet que le «foyer» où les langues slaves ont pris leur forme définitive, avant le début de la grande avance, est à chercher dans l’Ukraine occidentale, au Sud des marais du Pripet, à l’Ouest du Dnjepr et au Nord de la Moldavie, ainsi que dans les parties adjacentes de la Pologne actuelle, jusqu’aux Carpates [21]. Les principales discordances portent sur la limite occidentale de ce domaine,

 

 

(21) Nous nous appuyons avant tout sur Jürgen Udolph, Zum Stand der Diskussion um die Urheimat der Slaven, Beiträge zur Namenforschung, N F, XIV, 1979, pp. 1-25, et sur Wolegang P. Schmid, Urheimat und Ausbreitung der Slawen, Zeitschrift für Ostforschung, XXVIII, 1979, pp. 405-415, qui résument la littérature récente du sujet.

 

 

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que des spécialistes polonais ont tendance à étendre jusque vers le bassin moyen de la Vistule, tandis que d'autres, allemands en majorité, le restreignent aux zones subcarpatiques, de la Bukovine au méridien de Cracovie. Il semble que la Russie blanche ait relevé plutôt du domaine balte; de toute manière, il faut exclure les steppes du Sud.

 

Les archéologues ont tenté de préciser ces données, mais la tâche reste hasardeuse, en raison de l’incapacité où nous sommes le plus souvent de lier un fait linguistique à des faciès archéologiques - et ce d’autant plus que le faciès que l’on s’accorde à reconnaître pour protoslave semble n’avoir pris sa forme caractéristique que peu de temps avant le début de la grande expansion, sinon même au moment où celle-ci commençait [22].

 

On ne doute guère non plus que les pays entre Oder et Elbe, ou même Vistule et Elbe, aient été largement vidés de leurs occupants (d’ailleurs peu denses) à la fin des migrations germaniques, créant ainsi une sorte d’appel d’air. Nombre d’indices orientent vers la constatation d’un hiatus au moins partiel entre le départ des tribus ostiques et l’installation des Slaves. Ainsi, avant même que les Avars soient venus donner aux Slaves un encadrement militaire et un mordant nouveau, ceux-ci avaient pu trouver des terres à occuper pacifiquement. On a l’impression que l’évacuation des pays entre Oder et Saale et de la Bohême par les Germains a pu s’achever vers le milieu du VIe siècle, tandis que le peuplement slave n’y prit tout son essor qu’une génération environ plus tard, peu avant l’an 600 [23].

 

 

(22) Sages considérations de Kazimierz Godlowski, Die Frage der Slawischen Einwanderung ins östlische Mitteleuropa, Zeitschrift für Ostforschung, XXVIII, 1979, pp. 416-447, à la p. 423.

 

(23) R. E. Fischer, Die Ortsnamen des Havellandes, Berlin 1976.

 

 

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Les Slaves n’ont pas pu occuper l’ensemble du terrain libre, tant ils étaient sollicités par d’autres possibilités d’extension. C’est ainsi qu’ils ont négligé l’Ouest du Holstein et l’Est du Hanovre, d’où le peuplement germanique s’était également presque retiré. Une petite partie de ce vide, sur la côte méridionale de la Baltique, la Pomerellie, fut d’ailleurs occupée par un peuple concurrent, des Baltes apparentés aux Vieux Prussiens. On ne s’étonnera donc pas que, dans toute cette zone-tampon, il soit difficile de jalonner des itinéraires ou de déceler des môles de résistance [24]. D’ailleurs il ne s’agissait que d’un vide relatif; la toponymie prouve qu’il y eut au moins quelques contacts entre Germains en train de partir et Slaves en train d’arriver, assurant par exemple la transmission des uns aux autres des noms de la Silésie, de Rügen, et de ceux des grands cours d’eau [25]. Nous manquons de datations sûres, avant les premiers heurts entre Slaves et satellites des Francs autour de l’Elbe moyenne, dans les dernières années du VIe siècle.

 

Vers l’Ouest, parallèlement à la côte, la progression semble s’être faite, vers le milieu du vie siècle, de l’Oder moyen vers les vallées de la Spree inférieure et de la Havel, et enfin vers l’Elbe. Un peu plus tard, dans le dernier quart du vie siècle, une avance parallèle permit l’occupation des régions plus montueuses au pied de l’Erzgebirge, en direction de la Saale. Enfin, vers le premier quart du VIIe siècle, les Slaves occupèrent densément la région de la Saale en face des Thuringiens et de leurs protecteurs francs [26].

 

 

(24) Si la plupart des spécialistes sont d’accord sur les grandes lignes de ce schéma, les discussions restent très vives pour savoir s’il faut l’appliquer également à la Pologne occidentale et au bassin moyen de la Vistule, peut-être déjà si avisé.

 

(25) Voir en dernier lieu Ernst Eichler, Alte Gewässernamen zwischen Ostsee und Erzgebirge, Beiträge zur Namenforschung, NF, XVI, 1981, pp. 40-54.

 

 

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Il s’agit de routes relativement courtes, à travers des pays dépourvus d’obstacles naturels importants auxquels accrocher une certaine résistance; elles ont pu d’ailleurs être suivies en plusieurs sens et des courants perpendiculaires ont pu venir du Sud vers le Nord à certains moments et donner lieu à une redistribution des tribus.

 

Le problème devient plus complexe quand on aborde la Bohême, la Moravie et la Slovaquie. Le terrain, ici, n’était pas libre, au moins jusqu’au départ des Gépides en 568 (après celui des Lombards de Moravie vers la Pannonie en 546-547). Le faciès «mérovingien» ne disparaît sans doute des cimetières de Bohême que vers 550, mais cette date est vigoureusement contestée par plusieurs archéologues tchèques [27]. La Moravie, clef de l’ensemble, ne fut densément slavisée que dans la seconde moitié du VIe siècle. De là, la poussée se prolongea très vite vers la Bohême, qui semble n’avoir opposé aucune résistance. En Slovaquie, les axes de pénétration principaux furent apparemment orientés du Nord au Sud, par les vallées du Vah et de la Nitra pour l’Ouest, par la passe de Dukla pour l’Est; ensuite l’avance directe vers le bassin pannonien paraît avoir été longtemps freinée par les Avars, établis en masse dans le dernier tiers du VIe siècle. Il fallut attendre l’effondrement du khanat avare au début du ixe siècle pour voir se former des principautés slaves autour du Balaton. Sans doute l’obstacle avare ne constituait-il pas un verrou infranchissable; outre la coopération militaire bien connue, il y eut une certaine interpénétration

 

 

(26) K. Godlowski, Die Frage (cité note 22), p. 445.

 

(27) La question est clairement résumée par István Bona, Die langobardische Besetzung Südpannoniens und die archäologischen Probleme der langobardisch-slawischen Beziehungen, Zeitschrift für Ostforschung, XXVIII, 1979, pp. 393-404.

 

 

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des peuplements durant les VIIe et VIIIe siècles. Mais il semble que le gros de la poussée slave vers F Autriche méridionale et la Slovénie soit venu d’une autre direction - de l’Est et du Sud-Est.

 

Pour les Balkans et tout le Sud-Est européen, la chute du limes danubien constitua l’évènement décisif. Elle fut préparée par une progression des Slaves à travers la Roumanie actuelle, s’insinuant entre les zones encore occupées par des populations latines ou germaniques. Certains venaient d’Ukraine par la steppe moldave, d’autres sans doute de Moravie et de Slovaquie par la vallée du Mureş [28]. Le cœur de la Transylvanie semble atteint assez tôt; peut-être les mines de sel y attirèrent- elles les Slaves d’une manière particulière [29]. Les deux courants se rejoignirent devant les défenses du Danube. Le limes lui-même était solidement tenu; aux citadelles romaines de la rive méridionale s’ajoutait une série de tours d’observation implantées sur les deux rives [30], ainsi qu’un certain nombre de places encore occupées par les Byzantins en Olténie, comme Sucidava. Les patrouilles incessantes de la flotte byzantine sur le fleuve assuraient la cohésion des défenses. Justinien avait essayé de renforcer la ligne de front en installant des fédérés sur ses arrières, avec un succès limité semble-t-il. L’efficacité des forteresses, d’ailleurs, ne fut guère plus grande [31]. Plusieurs fois percé dès le règne de Justinien, le limes,

 

 

(28) Cf. Vladislav Popović, La descente des Koutrigours, des Slaves et des Avars vers la mer Egée ; le témoignage de l’archéologie, Comptes-Rendus de l’Académie des Inscriptions, 1978, pp. 596-648, aux pp. 599-601.

 

(29) C’est la thèse vraisemblable de Mircea Rusu, Notes sur les relations culturelles entre les Slaves et la population romane de Transylvanie, dans: Les Slaves et le monde méditerranéen, Sofia 1973, pp. 189-201.

 

(30) Procope, De aedificiis, IV, 6.

 

(31) Paul Lemerle, Invasions et migrations dans les Balkans depuis la fin de l’époque romaine jusqu’au VIIIe siècle, Revue Historique, CCXI, 1954, pp. 265-308, aux pp. 284-287.

 

 

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durant la première génération qui suivit, fut chaque fois rétabli: après la grande ruée de 578-584 en Thrace comme après celle de 586 sur le Timok et l’Isker, qui aboutit au premier siège de Thessalonique. Mais on y renonça après les années 598-596: désormais désagrégé, le système défensif du Danube laissa libre passage aux Slaves et bientôt aussi aux Bulgares avançant vers le Sud [32].

 

Il avait d’ailleurs été déjà tourné par l’Ouest - la prise de Sirmium par les Avaro-slaves est de 582 - et ce secteur du limes semble n’avoir jamais été rétabli ensuite [33]. Les bandes slaves purent aborder presque aussitôt, en se rabattant vers l’Ouest, la Slovénie et les contreforts orientaux des Alpes; elles commencèrent vite à s’y installer. Ainsi il ne put y avoir aucune coordination entre les défenses franques et les défenses byzantines à la charnière du monde alpin et de la péninsule balkanique.

 

Au-delà du limes, la progression fut désordonnée. Slaves, Bulgares et Avars surent profiter de toutes les faiblesses de Byzance. On discerne cependant quelques axes privilégiés. Les deux premiers, qui sont à peu près contemporains, ont surtout compté. L’un partait de la région de Sirmium pour remonter la Drave en direction de la Styrie et de la Carinthie, atteintes dès 591-592: il était renforcé sans doute par des éléments venus directement de Moravie et de Slovaquie à travers la plaine pannonienne. Ce courant paraît à l’origine des établissements slaves de Slovénie et de Croatie. Un second courant franchissait le Danube de part et d’autre des Portes de Fer, remontait les vallées de la Morava et surtout du Timok, et atteignait la Serbie méridionale, la Macédoine, la Bulgarie occidentale.

 

 

(32) Nous suivons les conclusions de Vladislav Popović, Aux origines de la slavisation des Balkans ; la constitution des premières sklavinies macédoniennes, Comptes-Rendus de l'Académie des Iscriptions, 1980, p. 230-257.

 

(33) Vl. Popović, Le dernier évêque de Sirmium, Revue des Etudes Augustiniennes, XXI, 1975, pp. 91-111.

 

 

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Le dernier itinéraire, enfin, traversait le fleuve plus en aval, vers Silistrie ou Tutrakan; il fut, semble-t-il, plutôt suivi par les Proto-Bulgares que par les Slaves eux-mêmes: la toponymie semble indiquer que la Bulgarie orientale fut, dans la péninsule, l’une des zones les plus tardivement slavisées [34]. L’archéologie confirme que l’ordre byzantin ne fut ruiné, sur la côte bulgare, qu’assez avant dans le VIIe siècle. Comme la côte orientale, la côte occidentale de la péninsule fut atteinte plus tardivement que l’intérieur et de manière longtemps discontinue.

 

L’axe médian de la pénétration se prolongea, dès la percée avaro-slave de 578-584, par une route traversant la Grèce du Nord au Sud en suivant d’abord le Bas Vardar (Axios), la plaine thessalienne, la vallée du Sperchios et les cols de la Grèce centrale, puis franchissant vers son milieu le Golfe de Corinthe et atteignant le Péloponnèse occidental. Comme on le voit, ce n’est pas le grand axe Nord-Sud de la Grèce actuelle, mais une route plus occidentale, plus difficile aussi, à travers les vallées étroites d’une zone très montagneuse, en laissant de côté les régions plus faciles, mais mieux défendues, de la Béotie, de l’Attique et de la Corinthie [35]. Le phénomène est parallèle à celui qui avait fait accorder plus d’importance à la vallée du Timok, étroite et accidentée, qu’à la large trouée de la Morava serbe. Ce qui implique une avance ayant peu besoin de «soutien logistique», comme on dirait aujourd’hui, et reposant plutôt sur des fantassins et des bêtes de somme que sur des chariots et des routes bien aménagées.

 

 

(34) J. Udolph, Zum Stand. . ., cité n. 21, aux pp. 20-21; Vl. Georgiev, The Genesis of the Balkan Peoples, The Slavonic and East European Review, XLIV, 1966, pp. 285-297; M. Gimbutas, The Slavs, Londres 1971, p. 108.

 

(35) Ceci est remarquablement souligné par J. Koder, Slavische Siedlungsgebiete..., cité note 6, à la p. 322.

 

 

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Evoquons, pour finir, une progression qui ne fut point volontaire: celle des esclaves slaves, et d’abord de ceux qui furent vendus sur les marchés du monde musulman occidental. Le phénomène n’eut sans doute pas de conséquences très durables (il aurait pu en avoir: la poussée turque vers l’Ouest commença de façon analogue), mais il revêtit sur le moment une ampleur appréciable et mena à la formation de colonies slaves dans l’Andalousie omayyade. Les Saqaliba furent les piliers de la garde califienne à Cordoue durant le Xe siècle, avant de fournir, lors du démembrement de l’Etat omayyade, quelques reyes de taifas, principalement dans le Levant (Alméria, Dénia, Valence, Baléares). On sait que le gros de ces anciens esclaves - dans la mesure où ils étaient authentiquement slaves [36] - avait été procuré à l’Espagne musulmane par un commerce de transit traversant l’Occident chrétien, de l’Elbe et de la Bohême à l’Andalousie, par la vallée du Rhône et sans doute la Catalogne [37]. Les Slaves pris ou achetés à la frontière orientale du monde germanique étaient convoyés par des marchands juifs ou chrétiens, dont Verdun était l’un des points d’attache [38]. Leur destin final fut de s’islamiser et de s’arabiser dans le milieu andalou.

 

Le monde chrétien occidental fut aussi tenté de s’approvisionner en esclaves slaves, mais en dépit de la diffusion générale du mot sclavus pour remplacer celui de servus,

 

 

(36) Car iqlabi devint bientôt le nom générique d’une catégorie sociale réunissant d’anciens captifs européens de toutes origines.

 

(37) Voir Évariste Lévi-Provençal, L'Espagne musulmane au Xe siècle, Paris 1932, pp. 28-30; Isidoro de Las Cagigas, Los Mozarabes, Madrid 1948, t. II, pp. 335-338.

 

(38) Voir en dernier lieu Baudouin de Gaiffier, La traite des esclaves à Verdun aux Xe et XIe siècles, Analecta Bollandiana, XCIII, 1975, p. 376.

 

 

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qui avait pris un antre sens [39], il ne semble pas que ce marché ait équilibré, tant s’en faut, celui d’al-Andalus. On ne connaît que quelques cas de Slaves vendus en pays chrétien, en Allemagne dès le IXe siècle, et en Italie du Sud, aux Xe et XIe siècles [40].

 

Au total, la progression des Slaves par voie de terre a comporté nettement moins de raids profonds, ponctuels, se coupant audacieusement de leurs arrières (comme jadis ceux des Vandales) que la migration germanique deux ou trois siècles plus tôt, et naturellement bien moins encore que les invasions de la seconde vague (Sarrasins, Vikings, Hongrois). L’avance slave a bien davantage l’allure d’une nappe qui s’étend d’abord dans les vides, dans les interstices des obstacles, puis recouvre et submerge ceux-ci, en restant toujours en continuité avec les pays d’où elle tirait son origine. Du moins les seules acquisitions durables ou définitives du slavisme sont celles qui présentent ce caractère. Les pénétrations aventureuses, loin de toute base, ont été de peu de conséquences et assez vite réduites.

 

Mais il faut souligner aussi que, si l’on explique assez bien le comment, on ne rend guère compte du pourquoi. En l’état actuel des connaissances, la vraie clef du phénomène slave reste inaccessible. Recouvrir en si peu de temps une telle surface du continent européen - et encore n’avons-nous pas tenu compte ici des poussées contemporaines vers le Nord et l’Est, en Russie - exige un support démographique impressionnant. Quelle que soit la part - apparemment assez limitée, mais qui sait? - qu’il faille réserver à l’assimilation des populations vaincues ou submergées,

 

 

(39) L’article de base reste Charles Verlinden, L'origine de «sclavus» = esclave, Bulletin Du Gange, XVIII, 1942, pp. 97-128.

 

(40) Le premier témoignage semble être celui de la Vita Anskarii, c. 15; cf. J. Brankaěk, Studien zur Wirtschaft der Westslawen, Bautzen 1964, p. 118.

 

 

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cela suppose à l’évidence que le nombre des Slaves authentiques se soit formidablement accru durant les VIe et VIIe siècles. Sous l’effet de quelques facteurs, démographiques et sociaux? Il nous semble tout à fait impossible d’avancer à ce sujet des conjectures raisonnables. Mais la question doit au moins être posée. Aux générations à venir de la résoudre, peut-être.

 

 

B. Les Slaves et la mer.

 

Venus du cœur le plus terrien de l’Europe, les Slaves, ou du moins certains d’entre eux, ont réussi à s’adapter avec une rapidité remarquable aux problèmes que leur posait la poursuite par voie de mer d’une expansion commencée exclusivement sur terre. Ces aptitudes nouvelles se manifestèrent d’abord dans le monde méditerranéen et ses dépendances (mer Noire, mer Egée, éventuellement Caspienne), à partir du VIIe siècle commençant, puis, plus tard et d’une manière totalement indépendante, dans le monde baltique, à partir du Xe siècle.

 

Dans le premier cas, il n’y a guère lieu de douter que la vocation maritime des Slaves dérive, dans une large mesure, de leur ancienne aptitude à utiliser les grandes voies d’eau de l’Est européen, par exemple le Dnjepr et ses affluents. Leur instrument nautique privilégié appartient originellement à la navigation fluviale et lacustre: c’est la pirogue creusée, sans doute par le feu, dans un tronc d’arbre, puis éventuellement renforcée de planches de bordage, le «monoxyle» des auteurs byzantins [41].

 

 

(41) Voir la discussion approfondie de la question par D. Obolensky, sous Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. Moravcsik et Jenkins, t. II, Londres 1962, pp. 23-25 et les observations de P. Lemerle, Invasions..., cité note 31, p. 295.

 

 

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C’est un outil très simple, également familier à bien d’autres populations, aux Finnois de la taïga comme aux peuples de la steppe (Priskos en vit en 448 chez les Huns), mais qui exige une singulière dextérité pour franchir les rapides, et bien davantage encore pour aborder la haute mer. On le signale d’abord pour des entreprises côtières: lors des sièges de Thessalonique en 614-616 et de Constantinople en 626, ainsi que pour les premiers raids dans l’Egée (v. 610-626). Peut-être avait-il servi aux premiers Slaves qui franchirent le golfe de Corinthe pour aborder le Péloponnèse dès la fin du VIe siècle. Les monoxyles participèrent en nombre aux grandes attaques russes contre Byzance du IXe au XIe siècle; sans doute étaient-ils encadrés par des navires plus élaborés, capables de transporter des troupes plus importantes - mais comme ces derniers ont moins frappé les historiographes, nous les ignorons.

 

Soulignons d’ailleurs que les tribus mêlées à ces grandes expéditions ne devinrent pas pour autant d’une manière durable des peuples de la mer, à l’exception d’une minorité de commerçants qui maintinrent le lien entre Kiev et Byzance du IXe au XIIe siècle, et à celle des groupes influencés par les Varègues Scandinaves qui explorèrent les côtes de la Caspienne [42]. Le danger venant de la mer, pour les populations des côtes européennes ou asiatiques de l’Egée, ne semble avoir guère duré plus d’une génération, d’un peu après 600 jusqu’aux abords de 630. Mais il fut réel et entraîna pour le monde grec des dégâts importants dont les archéologues retrouvent souvent la trace, notamment dans des îles côtières comme Thasos ou Skiathos, dévastées dès les années 615-619.

 

 

(42) Ces derniers devaient employer des navires analogues à ceux des Vikings, à en juger par les usages funéraires qu’Ahmad ibn-Fadlan décrit chez les Russes de la Volga en 922.

 

 

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Des détachements slaves atteignirent la Crète en 623, sans y fonder plus de colonies durables.

 

Nous rencontrons un tout autre horizon avec les Slaves de la Dalmatie méridionale, les fameux Narentans, païens obstinés, basés sur la Neretva inférieure et sans doute sur les îles voisines, au Sud de Split [43]. Le danger maritime présenté par ces pirates est signalé dès 642, mais c’est au ixe siècle qu’il culmine. Des tentatives répétées d’intervention vénitienne (la première en 830), puis des essais de conversion, donnèrent peu de résultats. L’empire franc, sous Lothaire Ier, s’inquiéta et appuya, au moins moralement, les Vénitiens. La papauté, avec Jean VIII (872-882) essaya de gagner le prince Domagoj et de l’inciter à sévir contre les pirates [44]. Comme c’était le moment même où la piraterie sarrasine commençait à se faire sentir dans les mêmes eaux, où les Musulmans prenaient pied en Apulie (Bari fut prise en 847), on redouta une entente entre les deux assaillants. Au reste, notre connaissance de ce très curieux milieu reste rudimentaire; rien n’indique de quels types de navires il faisait usage, et l’on se perd en conjectures sur les raisons du contraste qui oppose l’attitude pacifique des Slaves de la Dalmatie du Nord et l’agressivité des Narentans. Il semble enfin que ce soit une branche détachée des Narentans qui, en 928-929, ait pénétré jusque dans la mer Tyrrhénienne en collaboration avec des Arabes de Sicile, avant de s’islamiser et de se fixer à Palerme où un quartier se nomma longtemps le «quartier des Esclavons» (arāt a-aqaliba) [45].

 

 

(43) Voir les notes de F. Dvornik sous Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. Moravcsik-Jenkins, t. II, pp. 123 et 141.

 

(44) M.G.H., Capitularia, II, p. 132, c. 7; Lettre de Jean VIII: P.L., t. CXXVI, Col. 939, n. 338.

 

(45) Michele Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, 2a éd. par C. A. Nallino, t. II, Catane 1935, pp. 206-208. Amari lit le nom du chef de ce groupe Sabir, mais Tadeusz Lewicki, Settimane. . . di Spoleto, XII, 1964, L'Occidente e l'Islam, I, p. 523, lit Sarib et propose d’y voir le nom ethnique «serbe», ce qui renforcerait l’hypothèse d’une origine narentane. Les Narentans épaulèrent sans doute encore en 981 la défense des Slaves de Calabre contre Otton II avant la bataille du cap Colonne.

 

 

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Le domaine baltique représente encore quelque chose de profondément différent. Bien avant que s’y manifeste un danger maritime slave, il avait connu une piraterie des plus efficaces: celle des Vikings qui a dû commencer, ici comme ailleurs, à la fin du VIIIe siècle. Les Slaves de la côte méridionale la subirent, comme les autres populations riveraines, sans offrir de réaction spéciale jusqu’au milieu du Xe siècle. Des colonies marchandes ou militaires Scandinaves s’implantèrent çà et là en territoire slave, tout comme elles le firent en territoire balte ou finnois. Puis, assez brusquement, les choses changèrent: comme les Vikings se calmaient, leurs anciennes victimes devinrent agressives, imitèrent leurs méthodes et lancèrent des raids dévastateurs contre la Scandinavie. Cette réaction tardive - elle appartient, pour l’essentiel, au XIIe siècle - est commune aux Finnois des côtes du golfe de Finlande, aux Slaves de Poméranie et du Meeklembourg et, à un moindre degré, aux Coures du golfe de Riga. La Suède souffrit fort du raid carélien contre Sigtuna en 1187. Mais les Vendes furent les plus actifs. On signale une expédition dans les eaux seaniennes dès 950. En 1135, ils razzient Konghelle, le centre marchand le plus méridional de la Norvège (aujourd’hui en Suède). En 1158 c’est le tour du Danemark: Aarhus, les îles de Fionie et de Falster, le Sud-Ouest de Sjælland. Le danger fut tel qu’on prit aussitôt des mesures défensives: construction de barrages à l’entrée des fjords et des estuaires, de tours fortifiées dans certaines îles, d’églises fortifiées enfin (surtout à Bornholm) [46].

 

 

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Des historiens danois croient même que certaines zones côtières furent durablement dépeuplées et reconquises par la forêt [47]. La réaction la plus efficace fut la contre-offensive: des expéditions danoises sur la côte vende sont attestées en 1136 et 1150, une entreprise méthodique de conquête y fut menée à partir de 1160 par le roi Valdemar Ier et l’évêque Absalon; elle aboutit à l’annexion de Rügen par le Danemark, tandis que le reste du pays vende commençait à tomber aux mains des Allemands.

 

Cette brusque crise d’activité maritime vende pose une foule de questions. On peut considérer que l’existence, attestée par l’archéologie depuis le IXe siècle, d’un milieu slave s’adonnant au commerce maritime selon des méthodes proches de celles des Scandinaves créa un terrain favorable; que le quasi-protectorat exercé par le Danemark sur la Vagrie (Holstein oriental) depuis le milieu du xie siècle retint longtemps les habitants de cette région; enfin que la succession du knes danois de ce pays, Henri, ouverte en 1127, fournit une occasion. On ne découvre guère d’autres motivations économiques que celles, très élémentaires, de la chasse au butin et aux esclaves [48]. Quant aux moyens nautiques, ils paraissent proches de ceux des Vikings, à ce que constatent les archéologues allemands et polonais [49].

 

 

(46) Outre le vieux travail, toujours très utile, de J. Steenstrup, Venderne..., cité note 18, on verra de brèves mises au point de H. Nielsen, article Vender dans le Kulturhistorisk Leksikon for nordisk middelalder, t. XIX, Copenhague 1975, col. 645 et de N. Skyum-Nielsen, Kvinde og Slave, Copenhague 1971, pp. 148-150. Sur les barrages maritimes, cf. E. Roesdahl, Danmarks Vikingetid. . ., cité note 20, pp. 175-177.

 

(47) C’est la thèse — très discutable à notre avis — de J. Lange, article Skog dans Kulturhistorisk Leksikon..., cité note 46, t. XV, 1970, col. 607.

 

(48) Celle-ci souvent très fructueuse: selon le témoignage de Helmold de Bosau, Chronicon Slavorum, II, 13, il y avait en 1168 700 Danois en vente sur le marché de Mecklembourg.

 

 

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Le phénomène, qui ne fut guère important que durant deux générations, manifeste donc sans doute plus une assimilation culturelle à retardement entre les Scandinaves et leurs voisins slaves qu’une initiative propre à ceux-ci.

 

L’adaptation des Slaves à la mer a revêtu des formes bien différentes selon les époques et selon les civilisations maritimes dans lesquelles ils venaient s’insérer. Mais, à tout prendre, elle n’a pas entraîné de conséquences primordiales pour leur expansion. Dans aucune direction, les terres au-delà des mers reconnues, pillées ou brièvement colonisées, n’ont été définitivement acquises au monde slave. Auprès des routes terrestres, les routes maritimes n’ont eu qu’une portée secondaire.

 

 

III. LES LIMITES DE L’AVANCE SLAVE

 

 

A. Les frontières linguistiques.

 

En matière d’invasions mettant en branle un groupe linguistique nouveau, l’une des premières questions qu’on se pose est toujours celle-ci: quand et comment les envahisseurs ont-ils finalement été cernés par une frontière linguistique précise? Pour les Slaves, le résultat enregistré se présente d’une manière originale, très différente de celui sur lequel avaient débouché les invasions germaniques.

 

 

(49) En attendant la publication détaillée des trouvailles de Ralswiek à Rügen, voir les essais de synthèse de Kazimierz Slaski, La navigation des Slaves occidentaux sur la mer Baltique, Acta Poloniae Historica, XXIII, 1971, pp. 11-28; Die Organisation der Schiffahrt beiden Ostseeslawen vom 10. bis zum 13. Jh., Hansische Geschichtsblätter, XCI, 1973, p. 1-11; North-Western Slavs in Baltic Sea Trade from the 8th to the 13th Century, The Journal of European Economic History, VIII, 1979, pp. 83-107.

 

 

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La frontière des parlers germaniques et romans, au moins depuis la fin de l’ère carolingienne, a presque partout revêtu un caractère linéaire. De la mer du Nord au Valais, enclaves et «prolongés» ont totalement disparu: certes, il en va un peu différemment du Valais à la Carinthie, mais ici encore la limite, quoique contournée, est très nette. Jamais la frontière occidentale et méridionale des parlers slaves n’a offert cet aspect tranché: îlots, «prolongés», zone mixtes surtout n’y ont pas fait défaut, à aucune époque.

 

C’est que la phase de stabilisation dans l’équilibre qui a succédé aux invasions, entre germanique et roman, n’a guère existé ici. Après un bref intervalle, ou même sans intervalle du tout, ont succédé à la poussée slave des phénomènes extrêmement perturbateurs: poussée en sens inverse des parlers germaniques, inaugurée dès l’époque ottonienne; installation des Magyars au cœur du bassin pannonien; reconquête byzantine des Balkans sous la dynastie macédonienne, en attendant la conquête ottomane. Aux liserés monochromes continus qui, sur nos cartes, marquent si aisément la limite des parlers germaniques vers l’Ouest, il faut substituer, lorsque l’on veut figurer la limite occidentale des parlers slaves, taches de couleur, hachures, voire superpositions de teintes, si l’on veut se faire une idée assez fidèle des choses, à partir des Xe-XIe siècles jusqu’aux grandes redistributions de populations de notre siècle.

 

Ces réserves faites, examinons comment s’est tracée la frontière des langues slaves vers l’Ouest et vers le Sud, en ses diverses modalités régionales. Du côté de la Baltique, les Slaves, jusqu’au XIe siècle, occupent d’une manière continue la côte méridionale depuis le delta de la

 

 

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Vistule [50] jusqu’aux environs de Kiel, dans l’Est du Holstein. On penserait volontiers que la Baltique formait un fossé suffisant pour décourager toute avance vers le Nord. Celle-ci eut cependant lieu, en direction de l’archipel danois.

 

Il y eut des îlots vendes dans les îles méridionales, Falster et Lolland, peut-être aussi Mon, dénoncés tant par la toponymie (noms en -itse comme Binnitse, Korselitse, Kramnitse, Tillitse) et l’anthroponymie (n. d’h. comme Gnemaer, Danitsløf, Dobic) que par l’archéologie [51]. Une importante céramique de type slave a été fabriquée au Danemark, sans doute à partir du Xe siècle et jusque vers la fin du XIIe; le phénomène s’étend même à la rive scanienne de l’Øresund. Certes, chacun de ces indices en particulier pourrait se discuter: les noms d’hommes pourraient avoir été introduits par des prisonniers ou des esclaves, la céramique pourrait résulter d’une prépondérance commerciale, etc. L’accumulation des traces slaves interdit de pousser ce scepticisme trop loin. Les auteurs Scandinaves sont unanimes à admettre l’existence d’établissements slaves dans les îles du Sud; certains portent encore le nom de Vindeby «le village des Vendes». Le grand problème est de dater cette implantation. Si l’on s’accorde à penser qu’elle a disparu vers la fin du XIIe ou le début du XIIIe siècle, les opinions émises sur son point de départ varient fortement:

 

 

(50) Plus à l’Est, on conjecture un peuplement balte (prussien); nous suivons les conclusions, d’ailleurs discutées, de J. Udolph, Zur Toponymie Pomesaniens, Beiträge zur Namenforschung, NF, XVI, 1981, pp. 422-443.

 

(51) Sur la toponymie, le travail de base reste Stanislaw Sawicki, Über die lechitischen Ortsnamen in Süddänemark, Acta Philologica Scandinavica, XII, 1938, pp. 179-199; voir aussi Peter Skautrup, Der danske Sprogs Historie, I, Copenhague 1944, pp. 85-87; Kristian Hald, Vore Stednavne, Copenhague 1950, pp. 197-198, et Bent Jørgensen, Dansk stednavneleksikon. Øerne øst for Storebaelt, Copenhague 1981, passim. Sur l’archéologie, voir avant tout Niels-Knud Liebgott, Keramik fra Vikingetid og Middelalder, Copenhague 1978, pp. 14-15, et, pour la Scanie, Rikard Holmberg, Den skånska Öresundskustens medeltid, Lund 1977, pp. 20-21.

 

 

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première moitié du XIIe siècle (St. Sawicki, en 1938), au plus tard le XIe siècle, peut-être déjà le Xe siècle (selon les archéologues récents). On ne sait pas non plus au juste quel lien a relié cette colonisation à l’activité maritime des Vendes examinée plus haut.

 

Du Holstein oriental vers Kiel, au cours inférieur de l’Elbe, vers Lauenburg, la limite linguistique affecte un tracé quasi-rectiligne, grossièrement Nord-Sud. C’est évidemment la conséquence de la politique suivie en cette région par les Francs, après la ruine des Saxons Nordalbingiens, et de la construction du limes Saxoniae. S’il y eut antérieurement des enclaves - c’est probable [52] - elles n’ont guère laissé de traces et la frontière linguistique semble n’avoir pratiquement pas bougé du IXe au XIIe siècle, avant le début de l'Ostsiedlung.

 

Plus au Sud, si le cours de l’Elbe a pu former une limite politique assez stable entre Saxons, puis Francs, et Slaves, il n’en va pas de même sur le plan linguistique. Il y a eu des îlots slaves importants à l’Ouest du fleuve, et ils ont été parmi les plus durables, alors que la colonisation allemande atteignait et dépassait largement l’Oder. Le «Wendland» du Hanovre oriental, sur la rivière Jeetze, parlait encore le dialecte slave de la tribu des Drevani au début du XVIIIe siècle; son extinction totale ne se produisit qu’après 1750. Au Sud du confluent de la Saale, l’interpénétration des Slaves, des Thuringiens et des Franconiens rend à peu près impossible de tracer une frontière linguistique tant soit peu précise, bien qu’ici encore le cours d’eau ait servi souvent de limite politique. Le bassin supérieur du Main et l’Oberpfalz,

 

 

(52) Il y a dans le secteur jadis danophone du Slesvig (Angel, Svanse) des villages appelés Vindeby «le village des Vendes» et Pommerby «le village des Poméraniens».

 

 

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jusque vers Cobourg, Bamberg et Forchheim, étaient slaves au début de l'ère carolingienne. Ce secteur semble avoir été celui d’une moindre résistance du monde germanique à la poussée slave [53]. Mais surtout il s’agit d’une zone de défrichements et de colonisation où Germains et Slaves ont travaillé côte à côte, souvent installés par les mêmes seigneurs soucieux de mettre en valeur leurs domaines: il y eut ainsi au VIIIe siècle une immigration dirigée de Vendes qui n’a plus grand chose à voir avec la grande poussée slave - en quelque sorte une préfiguration, en sens inverse, de ce que sera parfois l’Ostsiedlung allemande. Tout un groupe de villages slaves encadra ainsi le centre domanial d’Ansbach.

 

Face aux Bavarois se retrouve d’abord une délimitation quasi-linéaire, le long des contreforts occidentaux de la forêt de Bohême, depuis Kallmünz (au Nord de Ratisbonne) jusque vers Cham, puis au Nord du Danube et parallèlement à lui jusqu’aux abords de Melk et du Wienerwald. De là et jusqu’à l’Adriatique s’étend une nouvelle zone d’instabilité qui correspond aux Alpes autrichiennes orientales. Si les Slaves étaient solidement implantés dès les dernières années du vie siècle dans le bassin supérieur de la Drave, nous ignorons où, avant le tourbillon des invasions hongroises, s’arrêtait leur influence dans les autres vallées descendant des Alpes vers l’Est en Styrie et en Carinthie, sans doute loin vers l’amont. Enfin, avec les abords du Frioul, commence un type de frontière linguistique qui se retrouve dans une grande partie des Balkans: le slave pénètre loin dans les campagnes, surtout montagneuses,

 

 

(53) Ce paragraphe et le suivant s’inspirent de très près de l’excellente mise au point de Karl Bose, Bayerische Geschichte, 2e éd., Munich 1980, pp. 44-45. Citons aussi, malgré sa tendance à minimiser les apports slaves, Friedrich Lütge, Die Agrarverfassung des frühen Mittelalters im Mitteldeutschem Raum, 2e éd. Stuttgart 1966, p. 32-71.

 

 

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mais s’arrête aux portes de certaines villes et, souvent aussi, à proximité immédiate des côtes, laissant celles-ci aux populations antérieures, romanes aux confins de l’Italie et en Dalmatie, grecques ailleurs sur le pourtour de la péninsule.

 

Des villes comme Cividale, Âquilée, Trieste, toutes d’origine antique, forment des môles de résistance de la civilisation et de la langue latines, soutenus par le royaume lombard. Mais les Slaves ont peut-être atteint le Natisone, à l’Ouest de Cividale, dès le début du VIIIe siècle. Au IXe siècle, ils occupent déjà largement les campagnes d’Istrie - on accusa en 804 le duc franc du pays de les y avoir attirés - et ils poussent de nouvelles pointes en Frioul à la fin du Xe siècle, dans le désordre consécutif aux raids hongrois, parfois jusqu’au cours de la Livenza. A cette époque, ils viennent souvent comme artisans d’un repeuplement plus ou moins pris en main par les autorités locales [54]. Ces avancées extrêmes seront assez rapidement assimilées par le milieu italien, mais à l’Est de l’Isonzo les campagnes restèrent très largement slaves.

 

Le tableau offert par la Dalmatie est voisin, avec deux nuances importantes. La latinité dalmate fut loin de présenter la même force de résistance que l’italienne; les villes ont vite cessé d’être exclusivement latines. Tout en gardant de solides attaches à l’Ouest de l’Adriatique et un élément latin appréciable, ces villes accueillirent dès le Xe siècle une population croate, de plus en plus prépondérante à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale. La «croatisation» s’accrût rapidement, mais la domination politique vénitienne empêcha longtemps son achèvement [55].

 

 

(54) C. G. Mor, dans Memorie Storiche Forogiuliesi, XLVI, 1963, p. 27.

 

(55) Cf. Vesna Jakić-Cestarić, Das Volkstum des mittelalterlichen Zadar im Lichte der Personennamen, Beiträge zur Namenforschung, NF, VIII, 1973, pp. 119-138.

 

 

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Certaines îles, avant tout Krk et Rab, furent les derniers bastions du roman de Dalmatie, mort au XIXe siècle; à l’origine, il avait dû être parlé sur la côte jusqu’au Nord de l’Albanie actuelle (vers Shkodër) et dans toutes les îles.

 

Mais ici le problème se complique: comme au-delà de la Baltique, il y a eu au-delà de l’Adriatique des noyaux slaves implantés sur le continent italien, maintenus sans doute grâce au soutien des Narentans. Une menace navale slave vers Siponto est signalée par Paul Diacre dès 642 environ [56] et l’on sait que des Protobulgares ont accompagné les Lombards jusque vers Bénévent et dans la Molise. Des Slaves les suivaient-ils? On l’ignore. Quand naquirent des établissements stables? Il est impossible de le préciser, mais de notables groupes slaves étaient fixés au Xe siècle en Calabre et surtout en Apulie dans la région de Gargano. Des renforts leur sont sans doute arrivés jusqu’au XIe siècle. Il semble s’agir de peuplements isolés, de même style que les villages albanais de l’ère moderne en Calabre et en Sicile [57]. L’unification de l’Italie du Sud par les Normands entraîna leur absorption par la majorité latine de la population [58].

 

Il faut aborder prudemment le très difficile et délicat problème des Slaves en Grèce. Ici, il n’y eut jamais, avant notre siècle, de frontière linguistique linéaire: il est hors de doute que la résistance de l’hellénisme s’accrocha à quelques grandes villes, avant tout Constantinople et Thessalonique,

 

 

(56) Paul Diacre, Hist. Langob., IV, 44.

 

(57) Voir avant tout A. Gitillott et K. Tchérémissinov, Note sur la culture arabe et la culture slave dans le katépanat d'Italie (Xe-XIe s.), Mél. Ecole Française de Rome, Moyen Age, LXXXVIII, 1976, pp. 677-692; cf. ausi G. Rohlfs, Slawische Kolonisation in Süditalien, Südostforschungen, XXIX, 1970, pp. 267-270.

 

(58) Il n’y a aucune continuité entre ces établissements slaves du moyen âge et les villages croates de la Molise, résultant d’une immigration du XVIe siècle.

 

 

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sans doute aussi Athènes et Corinthe, peut-être Patras. Est non moins certain que des tribus slaves s’établirent durablement, non seulement en Macédoine - où elles restaient en continuité avec les pays totalement slavisés de l’intérieur des Balkans -, mais aussi en Thessalie (les Vélégézètes), en Epire et surtout dans le Péloponnèse du Sud-Ouest (les Ezérites et les Mélingues) [59]. Presque tout le reste du débat est passablement mystérieux, d’abord parce que la conquête ottomane et les déplacements de population qui en furent la conséquence ont largement effacé les traces du passé, mais aussi parce que des régions entières restent, durant le haut moyen âge, dans une ombre opaque: ainsi les montagnes d’Albanie, qui furent en partie épargnées par la colonisation slave [60].

 

Soulignons enfin que, pas plus ici qu’ailleurs, les Slaves ne s’arrêtèrent à la mer: on sait que, vers le milieu du VIIe siècle d’importants établissements slaves naquirent en Bithynie, issus de déportations de Slaves balkaniques ordonnées par divers empereurs, avant tout par Justinien II. Renforcé à plusieurs reprises, ce groupe paraît avoir gardé son originalité jusque vers le milieu du Xe siècle [61].

 

 

(59) Dans l’immense littérature du sujet, depuis Fallmerayer, retenons seulement cinq travaux récents qui nous paraissent essentiels: P. Lemerle, Invasions. . ., art. cité note 31; du même, La chronique. . . art. cité note 12; J. Koder, Slavische Siedlungsgebiete. . ., art. cité note 6; P. Charanis, On the demography of medieval Greece: a problem solved, Balkan Studies, XX, 1979, pp. 193-218, et V. Popović, Aux origines..., art. cité note 32.

 

(60) Voir en dernier lieu St. Pollo, A. Puto, Histoire de l'Albanie, Saint-Etienne 1974, pp. 35-39.

 

(61) Voir F. Dvornik, Les Slaves, Byzance et Rome au IXe siècle, Paris 1926, pp. 18 et 103; P. Lemerle, Invasions. . ., art. cité note 31, pp. 306-307; P. Charanis, The Slavic element in Byzantine Asia Minor, Byzantion, XVIII, 1946-1948, pp. 69-81; Sp. Vryonis, Saint Joannicius the Great and the Slavs of Bithynia, Byzantion, XXXI, 1961, pp. 245-248.

 

 

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Inversement, de petites îles judicieusement choisies jouèrent, en diverses occasions, le rôle de refuges pour les Grecs fuyant le contact des Slaves sur le continent, comme en face de Navarin [62].

 

On ne saurait enfin oublier que, très loin en arrière de la frontière linguistique, des populations non slaves ont conservé leurs langues dans des zones étendues plus ou moins cohérentes. Certaines n’ont connu que des destinées très obscures et ont à peine dépassé le stade d’une survivance élémentaire: ainsi les derniers restes des Latins d’Illyricum, représentés par les Macédo-Roumains et les Istro-Roumains, dont il n’est d’ailleurs nullement établi que les régions où on les trouve au XIXe siècle sont bien les habitats primitifs. D’autres ont réussi, dans des conditions mal éclaircies et des sites incertains, un remarquable rétablissement démographique et culturel : c’est avant tout le cas des Daco-Roumains, et peut-être aussi d’une partie des Albanais [63]. Comment ces survivances ont-elles été possibles? Il faut tenir compte des modalités de la pénétration slave dans les Balkans: on a vu qu’elle semblait s’être faite le long d’un nombre limité de grandes routes, laissant entre elles des zones indemnes [64]. Mais, surtout, on doit penser que derrière les avant-gardes assez fournies qui ont poussé vers le Sud aux vie et VIIe siècles le front extrême de l’avance slave, les arrière-gardes ne sont venues que lentement et tardivement occuper l’espace immense qui séparait la patrie première des Slaves de ces pointes lointaines.

 

 

(62) C’est la thèse que soutient avec vraisemblance, avec des arguments archéologiques, Sinclair Hood, Isles of Refuge in the Early Byzantine Period, Annual of the British School at Athens, LXV, 1970, pp. 37-45.

 

(63) Citons seulement trois titres récents: Mircea Rusu, Notes sur les relations..., art. cité note 29; D. Berciu, Daco-Romania, Paris-Genève 1976, pp. 142 et suiv.; V. Popovic, La descente. . ., art. cité note 28, pp. 599-601.

 

(64) G. Tzankova-Petkova, dans Les Slaves et le monde méditerranéen, VIe-XIe s., Sofia 1973, p. 93.

 

 

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Les possibilités démographiques, pour remarquables qu’el les se soient montrées, n’étaient pas illimitées, ni même celles d’un simple encadrement social. Si la Moldavie orientale paraît connaître une présence slave importante aux VIe-VIIe siècles, si le Sud-Est de la Transylvanie et le Banat ont reçu nombre de colons slaves dès la fin du VIe siècle, il semble que le Nord de la Transylvanie et l’Olténie aient été laissés de côté dans les premiers temps après la percée du limes danubien [65].

 

A la fin du IXe siècle, l’installation des Hongrois dans le bassin pannonien vint ajouter à ces îlots de survivance un îlot d’immigration, renforcé par des apports ultérieurs dans les siècles suivants. Celui-ci aussi fut pendant longtemps discontinu et incertain de ses contours: il subsista au moins jusqu’au XIe siècle un peuplement slave près du lac Balaton [66]. Ici encore l’occupation ottomane a en grande partie oblitéré l’héritage médiéval.

 

Au total, la grande variété des types de frontière linguistique entre zones slaves et non slaves reflète la variété non moins poussée des modalités du contact entre les Slaves et leurs voisins. Comme si souvent après une invasion, il y eut abandon de certaines des avancées les plus aventurées - au Nord de la Baltique, à l’Ouest de l’Adriatique, à l’Est du Bosphore - et consolidation sur des positions en retrait. Mais, à la différence de ce qui s’était produit entre Germains et Latins, un équilibre durable, avec formation d’un tracé linéaire par élimination des enclaves et des «prolongés» ne s’est que rarement établi, et jamais pour bien longtemps:

 

 

(65) Signalons, sans nous y arrêter, la thèse originale de Vl. Georgiev, The Genesis..., art. cité note 34, qui soutient que le foyer de résistance roumain et le foyer albanais se sont épaulés l’un l’autre et devaient, à leurs origines, être géographiquement fort proches, thèse que rejettent les historiens albanais.

 

(66) Agnes Cs. Sos, Augrabungen in Zalavár, dans: Cyrillo-Methodiana, Cologne-Graz 1964, pp. 222-261.

 

 

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d’une part en Holstein et sur l’Elbe inférieure, de l’autre au pied de la Forêt de Bohême, et, dans les deux cas, seulement du IXe au XIe siècle. Cette différence fondamentale résulte sans doute de trois facteurs principaux: l’immensité même de l’espace couvert par les Slaves (elle rendait impossible une occupation dense des territoires, éliminant toute survivance); l’inégalité manifeste (au moins jusqu’aux temps de Cyrille et de Méthode) des niveaux culturels entre les Slaves et leurs voisins; enfin le fait qu’une grande partie de l’expansion slave au centre et au Sud avait été sous-tendue par des peuples d’un dynamisme extrême qui s’effacèrent ensuite comme les Avars.

 

 

B. Les limites militaires.

 

Nous nous demanderons enfin si l’antique modèle du limes romain, jamais totalement oublié, en particulier par les Byzantins, inspira parfois l’idée de contenir les Slaves au-delà d’une frontière militaire épaulée par des fortifications. De tels essais ne se déroulèrent que sur des secteurs très limités, et presque uniquement pour barrer des sortes d’isthmes: entre la Baltique et la mer du Nord ou l’Elbe inférieure; entre les Alpes Juliennes et le fond de la mer Adriatique; sur l’isthme de Corinthe ou en Thrace orientale devant Constantinople. Nulle part ils ne revêtirent de signification vraiment importante.

 

La politique du limes fortifié avait survécu jusqu’à l’arrivée des Slaves sur la rive gauche du Danube. Justinien, bien que lui-même originaire de Macédoine, sacrifia plus ou moins délibérément la défense du fleuve à ses guerres gotiques et persiques. Elle tint pourtant, pour l’essentiel, jusqu’aux années 593-596 [67].

 

 

(67) Date déterminée par Vl. Popović, Aux origines..., cité note 32, pp. 245-246, d’après des indices surtout numismatiques.

 

 

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Après quoi on renonça à la reconstituer. On se défendit désormais sur des positions fluctuantes ou autour de places situées loin à l’arrière; on s’accrocha aux côtes, secourues éventuellement par une marine restée puissante: des villes comme Mesembria ou Callatis tinrent sans doute jusqu’au second ou au dernier tiers du VIIe siècle. Mais toute idée d’une grande ligne de défense fut abandonnée.

 

Curieusement, à partir de tout autres prémisses, cette idée semble être renée à l’autre extrémité du front de la progression slave, du côté du Danemark. Le fameux rempart de terre (et, jadis, de bois) qui barre à sa racine la péninsule jutlandaise, le Danevirke, passait traditionnellement, sur la foi d’un passage des Annales Royales franques, pour avoir été construit vers 808 par le roi danois Godfred pour tenir tête à Charlemagne, conquérant de la Saxe. Or voici que les archéologues, preuves dendrochronologiques à l’appui, ont établi que son premier tracé (peut-être renforcé au IXe siècle) remontait à 737 ou immédiatement après. Quels étaient alors les adversaires dont on souhaitait se protéger, sinon les Slaves occidentaux, en train d’occuper l’Est du Holstein [68] ? L’hypothèse mérite au moins d’être formulée, bien que rien ne prouve que les Slaves aient effectivement poussé aussi loin vers le Nord. Les prototypes du Danevirke sont évidemment à rechercher dans le milieu danois, parmi les nombreux remparts de terre connus à l’époque préhistorique et protohistorique en Jutland.

 

Le modèle offert par le Danevirke joua-t-il quelque rôle dans la création du limes Saxoniae (ou Saxonicus) par les Francs au IXe siècle? On ne le sait pas davantage.

 

 

(68) H. Hellmuth-Andersen, H. J. Madsen, O. Voss, Danevirke, Copenhague 1976. Les archéologues n’ont pas pu déterminer en quoi avaient consisté les travaux de 808; il s’agit peut-être de la construction d’un ouvrage avancé au Sud, le Kovirke.

 

 

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Les deux organisations frontalières ne se ressemblent guère. Le limes Saxoniae représente plutôt une zone fortifiée en profondeur qu’un ouvrage linéaire [69]. Mais presque tout ce qui le concerne demeure mal connu. On le cite dès 818, mais son tracé n’est décrit (par Adam de Brême) qu’au XIe siècle [70]: il avait pu se modifier dans l’intervalle. Les archéologues n’ont repéré que deux ou trois enceintes de terre susceptibles de lui avoir servi de points d’appui. La décision de l’établir peut dater des dernières années du règne de Charlemagne, quand le caractère amical des relations entre Francs et Abodrites se trouva menacé après la mort du roi Thrasco en 809. On sait qu’il allait en gros du Nord au Sud, de Kiel à l’Elbe, à peu près sur le tracé de la frontière linguistique, et qu’il subsista plus de deux siècles, mais les spécialistes hésitent sur son parcours précis, qui courait un peu à l’Est de la future démarcation diocésaine entre Hambourg et Lübeck.

 

La frontière fortifiée du Frioul remonte bien plus haut que la menace slave; elle avait été d’abord édifiée contre la menace germanique et hunnique. Ses principales places étaient Cividale et, plus en arrière, Oderzo. Elle n’avait plus beaucoup de cohésion lorsque se posa le problème slave: si le royaume lombard avait repris en main assez tôt la plupart de ses positions, Oderzo resta aux Byzantins jusque vers 650. Aussi le rôle que ce limes et ses castra purent jouer face aux Slaves reste-t-il assez hypothétique. Il semble avoir été consolidé au VIIIe siècle et être resté en place jusqu’à l’anéantissement des Avars par Charlemagne,

 

 

(69) Un bon résumé des connaissances le concernant a été donné par Herbert Jankuhn, dans la Geschichte Schleswig-Holsteins, begr. von F. Pauls, t, III, Neumünster 1956, pp. 137-146.

 

(70) Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, éd. B. Schmeidler, Hanovre 1917, II, 18, pp. 73-74.

 

 

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en attendant de retrouver en partie ses fonctions lors des incursions hongroises [71].

 

C’est aussi contre d’autres adversaires qu’avaient été bâties les murailles de l’isthme de Corinthe et les Longs Murs de Thrace, en avant de Constantinople. Aux premières, Justinien avait ajouté la forteresse d’Isthmia; renforcées encore en 578, elles furent d’abord tournées par mer, puis forcées, au plus tard, en 584-585 et ne jouèrent plus aucun rôle ensuite: les tribus slaves du Péloponnèse étaient sur leurs arrières. Et c’est beaucoup plus l’équilibre politique finalement établi entre Byzance et les Bulgares que les fortifications de la Thrace qui arrêta la pénétration slave vers Constantinople.

 

L’idée d’une frontière fortifiée contre les Slaves n’eut donc qu’une seule incarnation durable, le limes Saxoniae, et ce face à un peuple slave, les Abodrites, dont le dynamisme, au haut moyen âge, n’a rien de spécialement remarquable (à la différence des Panes et des Wilzes, puis des Liutices, habitant plus en arrière). Bref, aucun plan de défense coordonné n’a jamais été mis au point par les mondes germanique, latin ou byzantin.

 

Ainsi, à travers les siècles qui nous occupent, et bien longtemps après, les contours géographiques externes du monde slave sont restés nettement moins définis que ceux des diverses populations, anciennes ou immigrées, de l’Europe occidentale.

 

* * *

 

Il est temps maintenant de revenir au thème traditionnel des discours de clôture: l’apport de la Settimana qui s’achève à une meilleure connaissance des Slaves occidentaux et méridionaux.

  

 

(71) Voir la mise au point de Gittlio Schmiedt, Le fortificazioni altomedievali in Italia viste dell'aereo, Settimane. . . di Spoleto, XV, 1967, pp. 859-927, aux pp. 905-918, avec les observations de C.G. Mor, pp. 963-964.

 

 

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Dès le début, nous avons été prévenus, par la brillante leçon d’introduction du professeur A. Gieysztor, des difficultés historiographiques particulières que présente l’histoire la plus ancienne des Slaves. Depuis que, vers le milieu du xvme siècle, on a commencé à l’écrire, les théories proposant des vues générales, communes à toutes les régions du monde slave, n’ont cessé de se succéder, de se combattre et de se détruire. Certaines, imprégnées les unes de romantisme et les autres de scientisme, n’ont pas encore perdu tout prestige, en dépit des progrès constants de la philologie, de l’archéologie et des études juridiques, de leurs efforts pour se dégager des explications trop simples et trop systématiques. La véracité de ce que M. Gieysztor nous a enseigné sur le plan général s’est trouvée presque aussitôt démontrée au niveau de chacun des peuples. L’exposé du professeur Vilfan concernant les origines Slovènes nous a permis de voir, d’entendre, de sentir à quel point ici la lutte entre et contre les anciennes théories est encore d’actualité. M. Graus a montré qu’en Bohême la situation historiographique était voici peu à peine différente. Dans plusieurs cas, l’impression faite sur des médiévistes occidentaux fut sans doute un peu surprenante: ils se crurent transportés un siècle et demi en arrière, quand on discutait des interprétations romantiques à la Michelet ou à l’Augustin Thierry, pour prendre des termes de comparaison français...

 

Mais cette impression simpliste fut presque aussitôt contrebattue par une autre qui, au cours de cette semaine, l’emporta de beaucoup: celle, toute d’admiration, ressentie devant les progrès extraordinaires accomplis, depuis 1945 surtout, par la recherche archéologique et l’interprétation de ses résultats,

 

 

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que ce soit en Pologne, en Allemagne de l’Est ou en Tchécoslovaquie par exemple. A cet égard, les leçons des professeurs J. Herrmann et Poulik ont été des antidotes absolus du romantisme historiographique. On y a trouvé toute la gamme des techniques les plus modernes mise au service de l’histoire, sans que cette technicité nous prive d’ailleurs de ressentir des impressions esthétiques: tous les participants garderont un vif souvenir des splendides bijoux découverts à Mikulčice, de ces bronzes coulés et dorés avec des figures d’orants ou de ces boucles d’oreilles à décor granulé, qui démontrent le haut et original niveau de civilisation atteint par la Grande Moravie. Ces deux mêmes leçons ont bien fait sentir tout ce qui changeait lorsque l’archéologue disposait de l’appui d’une documentation écrite assez étendue, comme en Moravie, ou lorsqu’il n’en disposait pas, comme entre Elbe et Oder. Dans le second cas, le grand problème reste toujours de relier un horizon archéologique donné à un peuple dont on ne sait guère que le nom. . . Le médiéviste retrouve ici la problématique familière aux spécialistes de la protohistoire.

 

Un exemple impressionnant de ce qui peut alors être tenté, sans verser dans les interprétations hasardeuses et en s’appuyant sans cesse sur la linguistique et l’archéologie, a été offert par la conférence du professeur Godłowski. Sur les bases les plus solides, en dépassionnant un débat jusqu’ici souvent enfiévré, entre partisans d’une thèse orientale et d’une thèse occidentale, il nous a montré ce que pouvait avoir été le foyer primitif des peuples de langue slave, et à quels faciès archéologiques - céramologiques notamment - il pouvait avoir correspondu à la veille du déclenchement de la migration. La leçon de méthode qu’il a administrée est aussi remarquable que la masse des informations nouvelles qu’il a apportées.

 

 

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Si quelques-uns d’entre nous ont parfois regretté à haute voix que les faits linguistiques ne tiennent pas assez de place dans nos débats, ce n’est pas qu’ils aient été absents des préoccupations des conférenciers. Ce qu’a illustré le professeur Pritsak, proposant une interprétation extrêmement érudite et entièrement nouvelle de la relation entre Venetae, Antes et Sklavènes, sur la base d’étymologies également neuves, puis en déduisant une vue originale des questiones vexatae relatives à la place des Avars dans l’histoire slave. Le profit que cette dernière discipline peut attendre de contacts plus approfondis avec la turcologie et l’islamologie n’est plus à démontrer. Le rôle des études linguistiques a encore été confirmé par la dernière leçon, celle du professeur Pellegrini. Elle a frappé par sa richesse, ses aperçus sur des questions telles que la frontière linguistique, les contacts lexicaux et phonétiques, le bilinguisme, et s’est achevée, de la manière la plus vivante sur la situation si complexe qui règne encore actuellement, à proximité de Tarvis, là où l’aire slave, l’aire germanique et l’aire romane (frioulan et italien) se rejoignent.

 

Avec le professeur Donat et les discussions qui ont suivi sa conférence sont apparus en pleine lumière les problèmes méthodologiques essentiels qui se posent à la charnière des recherches historiques et archéologiques. Les «Adelsburgen» des Slaves entre Elbe et Oder sont impressionnants par le cubage de la terre remuée, le volume énorme des bois utilisés, la science du charpentier qu’ils supposent, la discipline qui a nécessairement présidé à leur construction: mais sont-ils vraiment l’œuvre ou la résidence d’une «noblesse» au sens où les historiens médiévistes entendent ce mot? L’importance des productions céréalières, la variété des produits artisanaux sont remarquables:

 

 

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mais cela suppose-t-il des pratiques agraires assez évoluées pour rivaliser avec celles de l’Occident carolingien? une organisation professionnelle avancée, par exemple en ce qui concerne les potiers? Les historiens peuvent varier dans l’interprétation des données établies par les archéologues. Ce ne sont que quelques-unes des questions qui furent posées.

 

L’exposé du professeur Lech Leciejewicz ne posa pas des problèmes identiques: il concernait des milieux et des époques où les recoupements entre archéologie et textes écrits sont un peu plus nombreux, comme les apports de la linguistique. Ici les historiens purs ont retenu foule de notions qui leur seront aussi utiles qu’aux archéologues, par exemple sur le renouvellement des types de fortifications, l’abandon progressif de la culture sur brûlis, le caractère relativement ordonné des établissements humains, l’ampleur des diversités régionales, enfin, et peut- être surtout, sur la naissance des villes, question que les recherches de la dernière génération sont venues renouveler en profondeur. Les résultats obtenus seront instructifs, non seulement pour les slavisants, mais encore pour tous les historiens du phénomène urbain au haut moyen âge.

 

Beaucoup des communications présentées avaient pour but, principal ou accessoire, de montrer comment, dans le monde slave, des Etats sont nés aux IXe, Xe et XIe siècles. Le professeur Graus a, en ce qui concerne la Bohême, d’abord déblayé le terrain des thèses anciennes qui exaltaient tous les traits communs à l’ensemble des Slaves. Il s’est efforcé de montrer le caractère spécifique de l’évolution parcourue par la Bohême: tenant un rôle périphérique et mineur dans la Grande Moravie, elle ne s’affirma qu’après la disparition de cette puissance. Très peu unifiée sans doute à l’origine, la Bohême s’achemina vers une unité monarchique qui est certainement achevée à la fin du Xe siècle, dans le cadre d’un Etat clairement délimité.

 

 

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Mais alors commencèrent à se poser les problèmes complexes de son appartenance à l’Empire, de son adoption progressive des formes féodales, de l’ascension d’une noblesse qui rejette dans l’insignifiance les simples hommes libres. La force de la puissance princière, exaltée par le recours aux textes bibliques, ainsi que l’absence d’antagonisme entre la couronne et la noblesse achèvent de dessiner le tableau de l’Etat přemyslide.

 

L’approche juridique du même problème des origines de l’Etat a été celle du professeur Bardach pour la Pologne. Pour la plupart des médiévistes occidentaux, ce problème est simplifié: les Etats médiévaux ont succédé à un Etat antique, et la question se ramène en bonne partie à une étude de substrats. Chez les Slaves, c’est tout autre chose: le stade qui précéda la naissance de l’Etat médiéval est tribal et non monarchique. Ici, le scandinaviste que je suis retrouve une atmosphère familière; même si la notion de royauté a en Scandinavie des racines beaucoup plus anciennes que chez les Slaves, les parallélismes sont frappants: cadres tribaux, regroupements régionaux, puis naissance et développement d’une dynastie qui doit compter avec les survivances tribales et qui s’appuie sur une noblesse de service. La drużiyna polonaise offre même des analogies - qu’il ne faudrait pas exagérer - avec la hirđ nordique.

 

C’est aussi dans ce domaine des institutions polonaises, mais cette fois durant les premiers siècles de l’Etat, que se place la communication du professeur Modzelewski, préparée dans des conditions si difficiles et si riche d’idées sur les liens entre la puissance des ducs, l’autorité administrative locale, le développement de la classe dirigeante, la formation des seigneuries foncières et l’abaissement des milieux paysans.

 

 

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De l’exposé du professeur Bardach à celui-ci, le rôle des circonscriptions administratives locales, les castellaniae, et de leurs chefs, les castellani, nous a fourni comme un fil directeur continu à travers le haut moyen âge polonais.

 

Les Slaves du Sud ont aussi fondé leurs Etats, mais dans des conditions bien différentes. Le professeur Vilfan nous fit entrer de plain-pied dans le débat complexe qui s’est ouvert à ce sujet à propos des Slovènes et des Croates. Si les opinions des spécialistes semblent encore souvent contradictoires, il apparaît néanmoins que le recours systématique à l’intervention d’éléments étrangers comme hypothèse explicative (comme on le fit aussi jadis en Pologne et en Russie) n’est pas la solution la plus normale et la plus acceptable. Le professeur Ferluga nous conduisit dans un monde balkanique dominé par le passé et le présent de Byzance et par la puissance des Avars, puis des Bulgares. Il a montré que ces peuples avaient sans doute fourni des modèles à certaines époques, mais que les Slaves eux-mêmes avaient tenu dans l’évolution un rôle décisif. Quelques-unes des idées présentées offrent des clefs excellentes pour comprendre l’histoire des Balkans: la désagrégation du limes danubien en 593-596, la slavisation du Sud (Macédoine, Thessalie, Péloponnèse occidental) antérieure à celle du Nord, l’importance des transferts de population organisés par Byzance, le grand renouveau byzantin du milieu du ixe siècle, précédant la reconquête de Basile II.

 

Notre incursion dans le domaine religieux se fit en deux temps. D’abord M. Blankoff nous entretint de divers aspects du paganisme slave: documentation écrite, bien connue et souvent décevante, enquêtes dans le folklore et l’art populaire, mais surtout bilan de la recherche archéologique sur les édifices cultuels, les effigies divines, les divers petits objets liés aux croyances païennes.

 

 

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Il nous mena dans le domaine, à la fois attirant et hasardeux, des amulettes, dont certaines sont à replacer dans la postérité directe des superstitions hellénistieo-orientales et byzantines (et relèvent donc du même courant que beaucoup de documents occidentaux similaires), tandis que d’autres - les ornements en forme de croissant - appartiennent sans doute à un groupe beaucoup plus précisément slave.

 

Puis le professeur H. Löwe suivit les apôtres des Slaves, Cyrille et Méthode. L’itinéraire intellectuel de Constantin-Cyrille, l’itinéraire administratif puis spirituel de son frère Méthode semblaient les destiner à œuvrer exclusivement à l’intérieur des cadres byzantins. Or, malgré des variations et des nuances multiples, qui furent étudiées avec une grande finesse, c’est finalement dans le cadre romain et papal que s’est développée une grande partie de leur œuvre. M. Löwe a expliqué cette évolution un peu paradoxale en présentant toujours à l’arrière-plan le jeu politique complexe où Constantinople et Rome furent sans doute les protagonistes, mais où la Bavière et la Bulgarie tinrent également une place importante, sans oublier bien sûr les vicissitudes propres à l’Etat morave.

 

Mission et conversion signifient à l’évidence, en dehors de ce qui ne touche qu’à la foi, tout un contexte intellectuel: usage de l’écriture (avec et sans majuscule), culture livresque, puis bibliothèques liturgiques et autres, enfin écoles. C’est ce qu’a étudié le professeur Hlavaček dans le double cadre de l’ensemble Bohême-Moravie et de la Pologne. La trace directe de la mission slave de Cyrille et Méthode est presque évanescente dans le premier cas, inexistante dans le second. Bien que la mission slave n’ait jamais été totalement oubliée en Bohême, c’est la mission latine, la culture latine qui ont, de beaucoup, laissé l’héritage le pins important.

 

 

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La fondation de monastères, de collégiales et, surtout en Bohême, celle des chapitres cathédraux ont assuré à partir du XIe siècle un alignement progressif sur le monde culturel occidental, avant tout sous ses formes allemandes, mais aussi, à l’occasion, sur des modèles venus de la France du Nord.

 

Seul des participants, le professeur Hellmann nous fit un moment sortir du monde slave stricto sensu pour envisager le monde balte, qui lui est d’ailleurs lié tant sur le plan linguistique (mais sans doute un peu moins qu’on ne l’a longtemps cru) que sur le plan historique. Avec critique et solidité, il a minutieusement analysé l’évolution de chacun des peuples depuis le IXe siècle: Vieux-Prussiens, Coures, Sémigalliens, Lettons et Lituaniens, sans oublier les Lives qui, malgré leur parler finnois, appartiennent par la géographie et par la culture au même ensemble. Seuls les Lituaniens ont réussi à constituer un Etat, assez tard, tandis que les autres, par des voies diverses, devenaient tôt ou tard ressortissants des ordres militaires, Porte-glaives ou Teutoniques, recrutés surtout parmi les Allemands.

 

On rentra dans le cadre slave avec les deux magistrales leçons d’histoire de l’art qu’administrèrent les professeurs Skubiszewski et Nikolajevié. Le première a d’abord montré comment, chez les Slaves occidentaux, aux éléments traditionnels des VIe-IXe siècles (l’art «des castra et des suburbia») - qui comportaient déjà, tant dans le domaine des fortifications que dans celui des figurations religieuses, bien des traits d’un vif intérêt -, les contacts avec l’extérieur avaient apporté du nouveau. D’abord dans les arts mineurs, où la bijouterie subit de fortes influences byzantines, le travail de l’os des influences mérovingiennes. Mais c’est surtout la mission chrétienne qui renouvela les données du problème.

 

 

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Il fallut construire des églises en pierre. Plusieurs voies s’offraient: suivre l’exemple déjà donné par la Moravie (ce fut l’une des sources des curieuses églises en rotonde, nombreuses dans les pays tchèques et connues aussi en Pologne), s’inspirer du modèle ottonien (ce que firent nombre de cathédrales) ou chercher ses idées en Italie du Nord et en Dalmatie où vivait encore l’art préroman. Ces emprunts ne furent jamais serviles et les pays tchèques et polonais les interprétèrent de façon souvent très personnelle, comme dans le cas si curieux des palais justaposés à des églises de plan centré.

 

C’est à des expériences voisines que Mme Nikolajević nous fit assister dans l’intérieur des Balkans. Mais ici la force du modèle byzantin, perceptible dès les premiers établissements des Slaves, ne se démentit jamais. Si l’art urbain s’effaça pour longtemps (sauf dans la capitale bulgare, Pliska), l’art rural ne s’émancipa guère des traditions antérieures. La christianisation se traduisit, comme en Pologne ou en Bohême, par un apport massif de modèles extérieurs; mais ceux-ci, encore une fois, furent byzantins, tant pour l’architecture que pour la sculpture, en sorte que, le superstrat se joignant au substrat, l’art des Slaves du Sud rejoignit presque celui de Constantinople, sauf sur la côte occidentale.

 

L’évolution de celle-ci, passablement divergente, fut décrite par le professeur Rapanić. La richesse remarquable de l’art dalmate du haut moyen âge apparut à tous. Même pour ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, connaissaient le pays, les chiffres des monuments sculptés et des inscriptions qui leur sont jointes furent une vraie révélation. Ils dépassent même ce qui est connu en Italie, ce paradis des spécialistes de la sculpture et de l’épigraphie du haut moyen âge que les publications du Centro de Spolète sont en train de nous faire si bien connaître.

 

 

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La continuité locale, surtout en ville, mais aussi à la campagne, entre l’art paléochrétien et l’art préroman (malgré un hiatus lors du premier choc des Slaves) est apparue d’autant plus frappante et plus indiscutable qu’elle ne se borne pas à invoquer des oeuvres isolées, comme si souvent nous sommes réduits à le faire en pareil cas: les sources permettent ici une approche presque statistique et quantitative du sujet. Ce n’est pas sans une forte dose d’envie que les historiens de l’art envisageront désormais ce foisonnant matériel dalmate: la discussion qui suivit ce bel exposé l’a aussitôt montré.

 

Madame Petrović conduisit sa recherche de manière vraiment historique dans un domaine où dates précises et textes surs sont presque toujours bien rares: celui des continuités dans la culture traditionnelle et populaire. A l’aide de nombreux exemples yougoslaves, tirés surtout de l’artisanat textile et de l’habillement, elle dégagea quelques idées d’un très vif intérêt: dans les milieux ruraux, des techniques simples, concernant des produits d’usage courant et de valeur généralement peu élevée, sont restées si inchangées qu’il est permis de croire qu’elles remontent au premier établissement des Slaves dans les Balkans. Certaines sont restées en usage jusqu’au début de notre siècle. Un tel essai de critique historique des données ethnographiques demande doigté et prudence: jamais nous n’eûmes le sentiment que Madame Petrović s’en était départie.

  

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