ΓΕΝΝΑΔΙΟΣ: к 70-летию академика Г. Г. Литаврина

Борис Николаевич Флоря (отв. ред.)

 

4. Grecs et Latins de l’Italie du Sud. Réflexions sur leur imaginaire social

 

A. Guillou (Paris)

 

 

Nul historien n’ignore plus la place essentielle occupée par l’imaginaire dans le long processus suivi par l’homme sur la rude voie de son émancipation; et cet imaginaire, on le sait, a un rapport direct avec l’image de soi. Ignorer l’imaginaire serait, en effet, ignorer l’idéologie. Or, même sans le savoir, nous faisons tous de l’imaginaire et de l’idéologie, si l’on admet que l’idéologie est une représentation imaginaire que se font les gens de leurs conditions réelles d’existence, ce qui ne peut se ramener à une illusion avec laquelle on l’a trop souvent confondu.

 

L’imaginaire d’une société peut donc devenir pour l’histoire objet privilégié d’étude, car il exprime les spécificités profondes des peuples, leurs oppositions ou leurs rencontres dans un monde matériel qui peut sembler uniforme. C’est le cas de l’Italie méridionale multiethnique (grecque, latine, arménienne, slave, hébraïque, arabe).

 

Je présenterai deux séries de textes issus de milieux voisins par leur date et leur culture.

 

Les premiers sont des testaments grecs:

 

   1. En 1041, on lit dans le testament d’un moine Blaise:

 

“Attendu que depuis l’origine, à cause de l’erreur du premier homme créé, Adam, la race des hommes a été condamnée à mourir et qu’il n’y a pas d’homme qui vivra sans connaître la mort, moi, Blaise atteint par un mal très grave à cause de la foule de mes fautes etc.” [1]

 

   2. Un higoumène Barthélémy en 1001-1002 avait développé davantage; il commençait ainsi:

 

“Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, au nom de la Sainte-Trinité... Dieu ayant tout construit et fait l’homme à son image et à sa ressemblance, l’a placé dans le paradis de la douceur de l’immortalité et de l’incorruptibilité; il lui a donné par règle le pouvoir sur toutes choses à l’exception d’un arbre, qu’il ne devait pas toucher. Mais Adam, vaincu par le Démon envieux et par la femme inexpérimentée, poussé aussi par un très mauvais conseil du serpent, a goûté au fruit amer; alors, devenu étranger à la gloire céleste et à la douceur du jardin, il a reçu de Dieu le terme de la mort et avec la même condamnation pour ses descendants (“Tu es terre et tu retourneras à la terre”). Quant à nous”, continue le testataire:

 

 

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“partiripant à cette condamnation venue d’Adam et d’Eve nous ne pourrons y échapper que par nos bonnes actions etc.” [2].

 

   3. Le lien entre la faute des parents imaginaires du genre humain et sa condamnation à la mort physique est toujours affirmé par la pensée religieuse grecque même sous la domination normande. Ainsi encore à Aeta à la fin du XIIe siècle, un seigneur déclare avec résignation:

 

“Nous avons respecté le commandement que Dieu nous a donné et nous, nous n’avons pas touché à l’arbre défendu; nous n’étions pas dans le paradis et les souffrances de la vie ne nous ont pas manqué et nous avons été astreint à la sueur dès notre jeunesse et puis nous avons été condamné à mourir à cause de ce qu’a mangé le premier homme etc. [3].

 

L’ imaginaire latin est bien différent. Il s’exprime dans une formule stéréotypée que l’on trouve dans de nombreux actes latins du nord de la Pouille, depuis la première moitié du XIe siècle, sous la domination byzantine:

 

“Moi, le marquis Malfrit, fils du comte Tasselgardus, d’heureuse mémoire, je déclare qu’un jour où j’étais tranquille chez moi je me suis mis à penser comment j’ai été conçu et comment je suis né dans le péché etc.” [4].

 

 

   Le peche personnel. Pour les Grecs, la faute d’Adam a fait perdre aux hommes l’une de leurs qualités, l’immortalité, pour les Latins Adam leur a transmis son péché initial.

 

Pour comprendre les problèmes qui sous-tendent cette divergence théologique il faut remonter à la polémique qui a opposé saint Augustin à Pélage et à Julien d’Eclane, qui, au Ve siècle, exagéraient le libre arbitre de l’homme polémique qui eut un grand retentissement en Occident: Augustin y affirmait le caractère de faute transmise à tous les hommes, le péché originel est en effet pour lui transmis de génération en génération par

 

“la concupiscence chamelle, car les enfants sont engendrés par l’action de la concupiscence des parents, et la race humaine est devenue une masse de perdition, condamnée” [5].

 

La pensée augustinienne n’eut pratiquement aucun effet sur la monde byzantin et la signification du péché d’Adam et de ses conséquences y fut comprise d’une manière très différente.

 

En Orient, les relations de l’homme avec Dieu étaient conçues comme une communion de la personne humaine avec ce qui est audes-sus de la nature. La “nature” désignait ce qui, en vertu de la création, est distinct de Dieu. Mais la nature doit être transcendée: c’est là le privilège et la fonction de “l’intelligence libre” qui a été faite “à l’image de Dieu”.

 

Pour la pensée patristique grecque, seule cette intelligence libre et personnelle peut commettre le péché.

 

 

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On le voit clairement chez Maxime le Confesseur au VIIe siècle, qui distingue entre “volonté naturelle” et “volonté gnomique”. La nature humaine, étant une créature de Dieu, exerce des propriétés dynamiques, qui constituent ensemble la “volonté naturelle”, dynamisme créé qui est toujours en accord avec la volonté divine qui l’a créé. Toutefois, lorsqu’elle se rebelle à la fois contre Dieu et contre la nature, la personne (ou hypostase) humaine, abusant de sa liberté, peut déformer la “volonté naturelle” et donc pervertir la nature elle-même. Elle peut le faire parce qu’elle possède la liberté, ou “volonté gnomique”. Cette liberté créée de la personne est capable d’orienter l’homme vers le bien et “d’imiter Dieu” [6], mais elle est aussi capable de péché, car “notre salut dépend de notre volonté”, dit Maxime le Confesseur [7]. Le péché est en effet, toujours un acte personnel, il n’est jamais celui de la nature [8]. Se référant aux doctrines “occidentales”, le patriarche Photios au IXe siècle les condamne comme hérétiques, car elles prétendent, dit-il, que “les hommes pèchent par nature et non par intention”, car “les hommes sont devenus mauvais par nature”, elles affirment en outre “que les enfants, quand ils viennent de naître, ne sont pas exempts de péchés, parce que depuis la désobéissance d’Adam, la nature est fixée dans le péché et que cette nature pécheresse s’étend à toute descendance venant de lui” [9].

 

Si l’on se fonde sur cette notion du caractère personnel du péché il devient évident que la révolte d’Adam et d’Eve contre Dieu ne peut etre conçue que comme leur faute personnelle; et cette anthropologie ne laisse aucune place au concept de péché héréditaire, ni de “péché de nature”, mais elle admet cependant que la nature humaine subit les conséquences du péché d’Adam.

 

La conception patristique de l’homme ne nie jamais l’unité de l’humanité ni ne la remplace par un individualisme radical, même si pour le Byzantin charité bien ordonnée commence par soi-même et l’amour de son propre salut passe avant celui des autres. La doctrine paulienne des deux Adam (I Cor. 15.22), ainsi que le concept platonicien de l’homme idéal conduisirent Grégoire de Nysse à interpréter le passage biblique: “Dieu créa l’homme à sa propre image” (Gn. 1.27), comme signifiant la création de l’humanité entière [10].

 

Il est donc clair que le péché d’Adam concerne tous les hommes, comme le salut apporté par le Christ signifie le salut de toute l’humanité. Mais, pour l’orthodoxie grecque, ni le péché originel ni le salut ne peuvent etre réalisés dans la vie personnelle d’un homme sans engager sa responsabilité personnelle et libre (sa gnômè).

 

Le texte scripturaire qui a joué un rôle décisif dans la polémique entre Augustin et les pélagiens est un passage de l’épître grecque de saint Paul aux Romains [11]:

 

 

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“Ainsi, par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort est passée chez tous les hommes, parce que tous ont péché (ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον.)”. En latin, les derniers mots furent traduits par in quo omnes peccaverunt, c’est-à-dire “en lequel (= Adam) tous ont péché”.

 

Et Augustin savait peu le grec. On justifia donc ainsi en Occident la doctrine du péché hérité d’Adam et s’étendant sur tous ses descendants. La forme greque ἐφ’ ᾧ ne peut en aucun cas signifier autre chose que “parce que” et la pensée de Paul est celle-ci: la mort qui fut “le salaire du péché” pour Adam, comme il le dit ailleurs (τὰ γὰρ ὀψώνια τῆς ἁμαρτίας θάνατος, en latin stipendia enim peccati mors) est aussi le châtiment que frappe tous ceux qui pèchent comme lui, Elle part du principe que le péché d’Adam a un sens cosmique, mais elle ne dit pas que les descendants du premier homme sont coupables comme lui, à moins qu’eux aussi ne pèchent comme lui a péché.

 

La plupart des autres byzantins ont ainsi compris le texte de Paul et ils n’y ont vu rien d’autre qu’une ressemblance morale entre Adam et les autres pécheurs, la mort étant la rétribution normale de l’un comme des autres. En outre, les Pères orientaux se sont accordés pour mettre le texte de l’épître aux Romains en étroite relation avec un passage de la première épître aux Corinthiens (I Cor. 15.22): “De même en effet, que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ”; il y a donc bien entre Adam et ses descendants une solidarité dans la mort.

 

 

   Le diabole meurtrier. Depuis l’antiquité chrétienne, la mortalité, ou la corruption (φθορά) ou simplement la mort personnifiée est considérée comme une catastrophe cosmique, qui tient l’humanité sous sa faux, sur le plan spirituel et sur le plan physique. Elle est programmée peu celui qui est “le meurtrier de l’homme depuis les origines” (ἐκεῖνος ἀνθρωποκτόνος ἦν ἀπ’ ἀρχῆς) (Ιο. 8.44).

 

Pour l’orthodoxie, en effet la principale conséquence de la chute était la mort. L’homme placé par Dieu dans le paradis ne subissait pas l’étreinte ultime; jeté dans le monde il devint sujet de la mort. Le diable, qui a causé ce drame par son mensonge, est considéré comme le détenteur de la mort vue comme la punition du péché et est identifié avec elle. La première victime de ce diable assasin fut Abel, le fils d’Adam, tué par son frère Caïn, dont la main était guidée par Satan (ἐκ τοῦ πονηροῦ) (I Io. 8.44).

 

“C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde; ils en feront l’expérience ceux qui lui appartiennent”, dit le Livre de la Sagesse (Sap. 2.24).

 

 

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Longue tradition scripturaire, qui met cette mort, on l’a vu, en relation avec le péché... La faute sépare l’homme du Dieu. Cette séparation est la mort: mort spirituelle et éternelle dont la mort physique est le signe.

 

Le lien entre la chute de l’homme et la mort a donné lieu chez les auteurs byzantins à toute une littérature exégétique sur la nature de cette mort et ses effets. “C’est ainsi que l’homme a péché”, écrit Basile de Césarée, “dans le malheur de son choix libre, et il est mort par son péché, car la mort est le salaire de la faute. Dans la mesure où l’homme s’est éloigné de la vie, il s’est approché de la mort, car Dieu est vie et la mort perte de la vie. Adam a ainsi apporté la mort à lui- même par son éloignement de Dieu” [12]. Et plus tard Grégoire Palamas commente:

 

“Qu’est-ce que la mort de l’âme? C’est l’abandon de Dieu. Car nous sommes nous-mêmes, hélas, les propres pères de notre mort, quand nous abandonnons volontairement celui qui nous a conduits à la vie..., tout comme ceux qui, en plein midi, ferment les yeux et se coupent de la lumière... Ayant mis de côté la vie qui conseille, abandonnant Dieu par cette mise à l’écart de la vie abandon, volontaire, nous avons reçu la mort en écoutant les conseils de Satan, en la plaçant à l’intérieur de nous-mêmes à travers lui. Comme il est un esprit mort, depuis qu’il a lui-même autrefois abandonné Dieu, il est devenu pour nous l’introducteur de la mort. Je veux dire la mort de l’âme et l’âme qui se sépare de Dieu, comme le dit Paul, est morte alors que notre corps vit encore. Disons plutôt que sa vie est pire que la mort, car paresseux pour tout ce qui est bien, il est sans cesse entraîné vers tout ce qui est mal et comme s’il complotait contre lui-même. Il se dirige continuellement vers le pire à cause de son envieuse méchanceté” [13].

 

La métaphore le plus communément employée par les auteurs est celle de la captivité et de l’esclavage due au tyran, qui est diable ou mort [14]. Proklos de Constantinople au Ve siècle donne un bon exemple de cette représentation:

 

“A travers Adam nous avons apposé notre signature à la faute; le diable nous tient en esclavage, il transporte les actes de notre vente, en se servant comme support d’écriture de nos corps remplis de passions. Le méchant inventeur des passions s’est forgé lui-même pour nous imposer la dette et exige en retour le châtiment” [15].

 

Et Joseph Bryennios ajoutera que l’homme terrassé par le diable “soumis à la loi de son vainqueur, est devenu un esclave captif; de même que tous ses enfants, comme fils d’esclave, enclins à pécher attachés au tyran qui les a envoyés à la mort et à l’Hadès [16]. L’identification du diable avec la mort signifie aussi que l’enfer ou Hadès était considéré par quelques auteurs dans une certaine mesure comme le lieu de résidence des démons [17].

 

 

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L’homme chassé du paradis, destiné à la mort, était tombé, pensait-on, presque totalement sous le pouvoir du diable:

 

“Déchu de son état naturel, il se trouvait dans l’état contre nature, c’est-à-dire dans le péché, l’amour de la gloire, l’attachement aux plaisirs de cette vie et dans les autres passions qui le dominaient, puisqu’il s’en était fait l’esclave par sa transgression”,

 

écrit Dorothée de Gaza au VIe siècle, qui poursuit:

 

“Dès lors, le mal augmenta progressivement et la mort régna. Nulle part on ne rendait de culte à Dieu, partout on l’ignorait. Comme l’on dit les Pères, seuls quelques hommes, inspirés par la loi naturelle, connaissaient Dieu: tels Abraham et les autres patriarches, Noé et Job, ils étaient peu nombreux et fort rares ceux qui connaissaient Dieu. Alors, l’ennemi déploya toute sa méchanceté et ce fut le règne du péché. Alors parurent l’idolâtrie, le polythéisme, la sorcellerie, les meurtres et les autres maléfices du diable” [18].

 

Et l’aggravation progressive du mal dans le monde après Adam devient un lieu commun de la tradition patristique [19].

 

On a considérée en effet que le diable exerçait un tel contrôle sur les hommes qu’ils étaient presque contraints du pécher; “je suis un être de chair”, disait Paul aux Cortinthiens, “vendu au pouvoir du péché... Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort?” (Cor. 7.24).

 

Et Jean Cantacuzène, au XIVe siècle, empereur et moine, en se référant aux temps antérieurs au Christ, en fournit une pittoresque illustration par la description du pécheur qui se comporte comme un ivrogne:

 

“L’homme était comme quelqu’un qui ayant trop bu et plongé dans les ténèbres regarde avec méfiance jusqu’à son propre père, qui a pris soin pourtant de lui de toutes les façons, pour suivre son ennemi, qui veut sa mort et sa perte. Enfermé par lui pieds et poings liés dans un solide cachot sombre, il ne savait et ne pouvait distinguer son père et ami de son ennemi et adversaire à cause de l’excès de boisson et ne le souhaitait d’ailleurs pas. Et même si, plus tard, l’homme reprit ses sens, il n’avait plus la force, retenu qu’il était par ses liens et il se mit à errer et à tourner loin du chemin vrai et juste, pour tomber entre les mains du diable; et quel lieu est plus sombre et plus désagréable que celui-là? Le diable a gagné l’ivrogne par un tas de plaisirs et il l’a rendu complètement insensible. Il était précisément comme ceux qui sont pris de vin ou bien comme ceux qui sont affectés d’un état anormal, la démence ou un démon, qui entendant n’entendent pas, voyant ne perçoivent pas, trompés qu’ils sont par ce qui contrôle leur esprit. Ils imaginent ainsi que des choses immobiles bougent et que des choses qui bougent restent immobiles,

 

 

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que des choses qui leur sont utiles leur sont nuisibles et ils se mêlent à des choses pernicieuses, car ils sont, en fait, incapables de discerner le bien du mal ou l’ami de l’ennemi. L’homme donc souffre tout ceci car, ayant écarté Dieu, il a été attaché par le démon et tyrannisé par lui dans la plus sombre obscurité de l’ignorance” [20].

 

Pour résumer avec Grégoire de Naziance:

 

“Le diable tenant les hommes par la main, comme des aveugles qui ont demandé leur chemin, a précipité ceux-ci dans une direction, ceux-là dans une autre, puis les a dispersés dans une fosse de mort et de destruction” [21].

 

C’est cette mort qui rend le péché inévitable et, dans ce sens, corrompt la nature.

 

 

   Le retour a la vie. Après le péché d’Adam, écrit Cyrille d’Alexandrie dans la première moitié du Ve siècle, l’humanité est “tombée malade de corruption” [22]. Et les théologiens de l’école d’Antioche, adversaires de Cyrille, furent toujours d’accord avec lui sur la conséquence du péché d’Adam. Pour Théodore de Mopsueste, par exemple, “en devenant mortels, nous avons acquis une tendance plus grande à pécher”. En effet, la nécessité de satisfaire les besoins du corps, de manger, de boire, n’existe pas pour les êtres immortels, mais, pour les mortels, elle mène aux passions”, car ceux-ci sont les moyens inévitables pour la survie temporaire de notre corps [23]. Et son élève, Théodoret de Cyr, dans un commentaire de Théodore; ailleurs, il conteste que le mariage soit un péché en affirmant que transmettre la vie mortelle n’est pas une faute en soi malgré le texte du Psaume 50,7: “Ma mere m’a conçu dans le péché”. D’après lui ce verset fait allusion non pas à l’acte sexuel, mais à la condition peccamineuse de l’humanité mortelle: “Etant devenus mortels, Adam et Eve ont conçu des enfants mortels et tous les êtres mortels sont nécessairement sujets aux passions, aux peurs, aux plaisirs, aux chargins, à la colère et à la haine” [24].

 

La tradition partistique, puis l’exégèse byzantine sont d’accord pour définir l’héritage de la chute d’Adam et d’Eve comme celui de la mortalité, non celui de la faute, celle-ci n’étant qu’une conséquence de celle-là. Chrysostome nie énergiquement que la faute soit imputable aux descendants d’Adam [25], de même que Théophylacte d’Ochrida, archevêque de Bulgarie, un exégète du XIe siècle, beaucoup d’autres après lui [26]. Plus clairement sans doute, certainement de manière plus subtile, le grand théologien Maxime le Confesseur en examinant les conséquences de la chute d’Adam

 

 

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les définit comme la soumission de l’intelligence à la chair et il considère la procréation comme l’expression la plus éclairante de l’assimilation de l’homme aux instants animaux; mais la faute reste pour lui aussi un acte personnel, la faute héréditaire étant impossible; pour lui, comme pour les autres, “le mauvais choix que fit Adam apporta la passion, la corruption, et la mortalité” [27], non pas la culpabilité héréditaire.

 

Sur ce point, le contraste avec la tradition occidentale prend toute son acuité avec le sens différent donné au baptême. Saint Augustin prône le baptême des enfants, en s’appuyant sur les consignes du Symbole des Apôtres (le baptême pour la “rémission des péchés”) et sur son interprétation du passage de l’épître aux Romains (Rm. 5.12). Les enfants naissent pécheurs, non parce qu’ils ont commis une faute personnellement, mais parce qu’ils l’ont faite “dans Adam”, leur baptême est donc nécessaire pour que le péché leur soit remis.

 

Théodoret de Cyr, un contemporain d’Augustin, nie tout simplement que cette formule du Symbole soit applicable au baptême des enfants. Pour lui, la “rémission des péchés” est un simple corollaire du baptême qui s’applique, par contre, pleinement au cas des adultes qui avaient commis des fautes, qui devaient etre effacées; et le baptême des adultes fut, au reste, la norme dans l’Eglise primitive. Le sens du baptême est pour Théodoret beaucoup plus large et plus positif:

 

“Si le seul sens du baptême était de remettre les péchés”, écrit-il, “pourquoi baptiser des nouveau-nés qui n’ont pas encore goûté au péché? Car ce mystère ne se limite pas à cela, il est une promesse de bonnes choses plus grandes et plus parfaites. Il contient la promesse d’émerveillements futurs: c’est un modèle de la résurrection finale, une communion avec la passion du Seigneur, un manteau de salut, une tunique de joie, un vêtement de lumière, ou, mieux, c’est la lumière elle-même” [28].

 

Ainsi l’Eglise grecque baptise les enfants non pas pour remettre les péchés qui n’existent pas encore mais pour leur donner la vie nouvelle et immortelle que leurs parents mortels n’ont pas dû leur transmettre. L’opposition des deux Adam est vue non en termes de faute et de pardon, mais de mort et de vie. C’est le sens de ce passage de la première épître aux Corinthiens (I Cor. 15.47-48):

 

“Le premier homme, issu du sol, est terrestre; le second homme, lui, vient du ciel. Tel a été le terrestre, tels seront aussi les terrestres; tel le céleste, tels seront aussi les célestes. Et de même que nous avons revêtu l’image du terrestre, il nous faut revêtir aussi l’image du céleste”.

 

 

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Le baptême est le mystère de Pâques, le rite de passage. Toutes les anciennes liturgies et ensuite la byzantine comprennent une renonciation solennelle à Satan, une triple immersion qui représente la mort et la résurrection, et le don positif de la vie nouvelle par l’onction et la communion eucharistique.

 

Dans cette conception orthodoxe grecque, la mort et la mortalité sont vues non pas tant comme une compensation pour la faute, mais comme les moyens qu’utilise la tyrannie diabolique fondamentalement injuste à l’encontre de l’homme après la faute d’Adam et d’Eve. Le baptême en est une libération, puisqu’il donne accès à la vie nouvelle et immortelle que la résurrection du Christ a apportée au monde. La communion au corps glorifié du Christ, la participation à la vie divine, la sanctification par l’énergie de Dieu, qui pénètre l’humanité et la restaure dans son état “naturel” sont au coeur de la conception byzantine des Evangiles.

 

 

   Conclusion. Le drame des origines de l’homme est donc vécu différemment par la tradition grecque et la tradition latine en Italie du Sud. On voit, en effet, que le caractère principal du christianisme oriental, dans ses attitudes sociales et éthiques, est de considérer l’homme comme racheté et glorifié par Dieu. Par contre, la chrétienté d’Occident a traditionnellement conçu la situation de l’humanité de façon à la fois plus réaliste et plus pessimiste: l’homme est racheté et justifié aux yeux de Dieu par le sacrifice de la croix, mais il demeure fondamentalement corrompu. Pur suite logique, la fonction première de l’Eglise est de lui donner des critères de pensée et une discipline de conduite qui lui permettront de dépasser son état de pécheur et lui montreront le chemin des bonnes actions. Ainsi testaires et donateurs latins, en Italie, préoccupés par le grand nombre de fautes qu’ils ont commis durant leur vie s’adressent-ils “aux prêtres et religieux” de leur entourage pour savoir comment racheter leurs péchés avant de paraître devant le juge céleste et ils en reçoivent bien naturellement, le conseil de faire à l’Eglise des aumônes aussi substantielles que possible [29]. L’Eglise est alors considérée avant tout comme une institution établie dans le monde, au service du monde, qui en utilise les moyens appropriés pour l’humanité pécheresse et en particulier les concepts du droit [30], de l’autorité et du pouvoir

“sachant que nous, régénérés par le baptême de la sainte mère l’Eglise et rassasiés par lui de nourriture pour la vie éternelle, nous devons mettre toutes nos forces au service d’une telle mère et à celui de ses pasteurs qui la servent chaque jour, et attendant de là la vie éternelle lui montrer bienfaits et estime et, en prenant soin de leur temporel, accroître toujours leurs liens et leurs possessions”,

  

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dit en préambule une donation d’Hugues de Clermont, un seigneur normand [31]. D’où les justes prétentions du pontife romain dans l’Italie byzantine, tout spécialement en direction des diocèses d’obéissance et de pratique latines. Le contraste entre la structure de la papauté médiévale et les conceptions eschatologiques qui ont prévalu dans la penseé ecclésiastique byzantine, aide à comprendre les destinées de l’Orient et de l’Occident. En Occident, l’Eglise se développa comme une puissante institution, en Orient, elle était avant tout un organisme sacramentel, ou mystique si l’on veut, responsable des choses divines, et dotée seulement de structures institutionnelles limitées, qui n’étaient pas considérées comme d’origine divine.

 

Un tel abandon partiel de l’aspect institutionnel du christianisme contribua sans doute à préserver la conception sacramentelle et eschatologique de l’Eglise byzantine, mais cela ne fut pas sans danger. Il ne pouvait y avoir de symphonie réelle et permanente entre Dieu et le monde, mais seulement un équilibre instable, qui pouvait être dynamique. Mais, dans le domaine de l’éthique sociale, celui-ci, qui empêchait l’Eglise byzantine d’être entièrement identifiée à une institution définie en termes politiques ou sociologiques, était parfois interprété comme un dualisme platonicien ou manichéen et signifiait alors un retrait de toute responsabilité sociale. Et cette attitude conduisit parfois l’Etat à endosser la mission de l’Eglise, laissant les moines seuls témoigner du conflit inévitable entre le Royaume de Dieu et le Royaume de César.

 

 

  NOTES

 

1. Robinson G. History and Cartulary of the Greek Monastery of St. Elias and St. Anastasius of Carbone. Rome, 1928, 1, p. 177.

 

2. Mercati S. G., Giannelli C., Guillou A. Saint Jean Théristès. Cité du Vatican, 1980, p. 65.

 

3. Trinchera Fr. Syllabus graecarum membranarum, Naples. 1865, p. 333, date 1198.

 

4. Petrucci A. Codici diplomatici del monastero benedettino di S. Maria di Tremiti, II, Rome, 1960, P. 172.

 

5. Sermon 26.12-13, Civ. Dei, 21.12; voir Romanidès J. S. Τὸ προπατορικὸν ἀμάρτημα. Athènes, 1957.

 

6. PG. 90, 905; voir: Епифанович С. Л. Преподобный Максим Исповедник и византийское богословие. Киев, 1915; Balthasar Н. Urs von. Kosmische Liturgie. Das Weltbild Maximus des Bekenners. Einsiedel, 1961; Thunberg L. Microcosm and Mediator: The Theological Anthropology of Maximus the Confessor. Lund, 1965.

 

 

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7. PG. 90, 953.

8. PG. 90, 905.

9. Photius. Bibliothèque, / éd. R. Henry, t. 2, Paris, 1960, 177.

10. PG. 44, 185.

11. 5.12; voir Meyendorff J. Eph ho chez Cyrille d’Alexandrie et Théodoret, Studia patristica IV, Texte und Untersuchungen 79, 1961, p. 157-161.

12. PG. 31,345.

13. Hom. 31. p. 173.

14. Greenfield. R. P. H. Traditions of Belief in Late Byzantine Demonology. Amsterdam, 1988, p. 48.

15. PG. 65, 685.

16. Mandrakasès Th. II, p. 174.

17. Jean Chrysostome PG. 59, 106, Jean Damascène, Hom., éd P. Voulet, Paris, 1961.11.

18. Oeuvres spirituelles, éd. L. Regnault-J. de Préville, Paris, 1963, p. 149.

19. Danielou J. Comble du mal et eschatologie chez Grégoire de Nysse in Festgabe Lortz, II Baden-Baden, 1957, p. 36.

20. PG. 154, 397 sq.

21. Saint Grégoire de Nazianze. Lettres / ed. P. Gallay, Paris, 1978, p. 130-132.

22. PG. 74, 789.

23. PG. 66, 801.

24. PG. 80, 1245.

25. PG. 60, 474.

26. PG. 124, 404.

27. PG. 90, 408.

28. PG. 83, 512.

 

29. Pétrucci A. Codici diplomatici... p. 13. (1016), 17 (1016), 140 (1051), 225 (1061) etc.

 

30. Sur le fonds théologique des problèmes posés ici voir le manuel fondamental, mais de conception occidentale, de M. Jugie: Jugie M. Theologia dogmatica Christianorum orientalium ab Ecclesia dissidentium. T. II, Paris, 1933, p. 578-582 (adopte le sens augustinien et trahit Jean Damascène), 593-600; III, Paris, 1930, p. 62-69; IV, Paris, 1931, p. 13, etc.

 

31. Robinson G. History and cartulary... I, p. 177.

 

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