Romanoslavica I (1958) 

 

15. UNE RÉMINISCENCE ROUMAINE DE LA MESSE LATINE A L’ÉPOQUE DE LA LITURGIE SLAVE

P. Ş. Năsturel

 

 

Historiens et linguistes ont souligné à l’envi le caractère foncièrement latin du christianisme primitif des Roumains, comme le prouve l’essentiel du vocabulaire chrétien de notre langue [1]. Il n’est que de rappeler à cet effet — et au hasard de la plume — des mots comme

 

Dumnezeu, «Dieu»;

duminică, «dimanche»;

biserică, «église»;

sărbătoare, «fête»;

botez, «baptême»;

preot, «prêtre»;

cruce, «croix»;

a se ruga, «prier»;

domn, «seigneur»;

păcat, «péché»;

drac, «diable»;

înger, «ange»;

nuntă, «mariage»;

păgîn, «païen»;

cuminecare, «communion»;

a se închina, «adorer, se prosterner»;

a ierta, «pardonner»;

Crăciun [2], «Noël», et bien d’autres encore [3].

 

 

1. Le lecteur désireux d’approfondir celte question trouvera l'essentiel de la bibliographie qui s’y rapporte dans les ouvrages de

L. Şăineanu, Încercare asupra semasiologiei limbei rumîne, dans Revista pentru Istorie, Arheologie şi Filologie, VI, 1891, p. 236-272;

V. Pâгvan, Contribuţiuni epigrafice la istoria creştinismului daco-roman. Bucureşti 1911, p. 85—142;

N. Iorga, Histoire des Roumains el de la Romanité orientale, II, Bucarest, 1937, p. 109—118 (éloquent passage où sont dépeints à l’aide des seuls mots religieux d’origine latine les actes principaux de la vie spirituelle du Roumain);

O. Densuşianu, Histoire de la langue roumaine, I, Paris, 1901, passim (notamment p. 261);

A. Bunea, Încercare de istoria Romînilor pînă la 1382, Bucureşti, 1912, p. 64—70, etc.

Mentionnons également l’article d’A. Sacerdoţeanu Barbari, Scifi sau Români in anul 865, dans „Revista Macedoromînă", III, 1931, qui voit dans les Scythes qui prient en latin, que mentionne une lettre adressée en 865 par le pape à l’empereur de Constantinople, des Roumains du nord du Danube.

Notre article était déjà composé quand nous avons pris connaissance du livre intéressant, mais parfois contestable, de Gh. I. Mоisescu, Şt. Lupşa, et Al. Filipaşcu, Istoria bisericii romîne, I, Bucarest, 1957. p. 43- 17 et 100-115, lequel néanmoin constitueia dorénavant un utile instrument de travail. Il en est de même de l'article de I. Barnea, Vasile Pârvan şi problema creştinismului în Dacia traiană, dans "Studii teologice", X, 1958, p. 93—105.

 

2. Al. Rosetti, Asupra rom. Crăciun, dans le volume În amintirea lui Constantin Giurescu la 25 ani de la moartea lui, Bucarest 1944, p. 435—440 a établi que le mot roumain Crăciun, «Noël», dérive du latin creationen, mais dénote une influence qui «s’explique par le processus de roumanisation des Slaves bilingues» (p. 438). L’auteur attire également l’attention sur certaines difficultés phonétiques que présentent les mots colindă et rusalii, qui ne peuvent être expliqués en roumain comme directement dérivés du latin.

 

3. Pour ce qui est du terme zinatic, «lunatique», dérivé par V. Pârvan, op. vit. p. 120—122 du latin dianaticus (de Diane), nous renvoyons d’ores et déjà à l’article suggestif de G. Ivănescu, publié dans le présent volume p. 47. Nous profitons de l’occasion pour exprimer ici au professeur G. Ivànescu notre gratitude pour certaines remarques qu’il a bien voulu nous faire lors de la rédaction de notre travail.

 

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Or, si les mots relatifs aux pratiques rituelles, à la liturgie et à la hiérarchie ecclésiastique se rattachent au grec, au vieux-slave surtout ou encore au grec par le canal de ce dernier [4], il est naturel de se demander si raffermissement continu de l’emprise de l’Eglise byzantine de rite slave sur les Roumains depuis le moyen âge et son prestige [5] à leurs yeux n’ont pas entraîné la disparition de termes religieux d’origine latine encore en usage dans la langue d’il y a quelques siècles, et qui auraient échappé à la sagacité des chercheurs [6]. Il nous semble à ce propos en avoir dépisté un, intercalé dans la vieille chronique valaque dite Letopiseţul Cantacuzinesc, qui, au beau milieu du récit, pauvre et sec, des règnes du XVI-ème siècle, renferme la traduction roumaine d’un très important texte historique et hagiographique, la Vie du patriarche Niphon. C’est ainsi qu’au passage regardant l’office qui se célébra durant la nuit du 14 au 15 août 1517 à l’occasion de la consécration de l’église du monastère nouvellement édifié à Curtea de Argeş par le munificent voévode Neagoe Basarab, on lit les détails suivants :

 

« Şi după aceea îndată, începură bdenia şi făcură toată noaptea Igemonul, Patriarhul şi cu mitropoliţii carii fură mai sus zişi, şi cu arhimandritul şi cu egumenii, tot stătură în picioare de se ruga cu rugăciune şi cu cântări. Iar alţi oameni toţi zicea : «Doamne meserere!» şi sfârşiră bdenia când se făcea zio [7] ...

 

 

4. Cf. N. Iorga, op. cit., II, p. 362—363 et Şt. Meteş, Istoria bisericii şi a vieţii religioase a Românilor din Transilvania şi Ungaria, I, Sibiu, 1935, p. 29—30.

 

5. C’est par le prestige seul ele l'Eglise officielle que l'on peut comprendre comment le nom même de Jésus-Christ — Iisus Hristos — nous vient du slave — Исоусъ Христосъ —, au lieu de dériver du latin. L’existence de mots comme Dumnezeu, cruce, botez, a crede, «croire», etc., exclut manifestement l’hypothèse trop absurde pour avoir jamais été formulée, que les Roumains auraient désappris le nom du fondateur même de leur religion. Il en est de même du mot Duh, «Esprit» (sl. доухъ), devant lequel s’est effacé sans laisser de trace le latin Spiritus. Ce phénomène se rencontre encore jusqu’à nos jours dans les vieux doublets roumains d’origine latine, mais si désuets maintenant, Nicoarâ, «Nicolas», Văsiu, «Basile», Мedru, «Démètre», etc. victorieusement concurrencés par les formes plus officielles Nicolae, Vasile, Dumitru, etc., qui, elles, se rattachent directement au calendrier de l'Eglise d’Orient.

 

6. Comme c’est, par exemple, le cas des mots şerb, «servus dei» (cf. plus loin, p. 207, nos observations); botejune, «baptême», lăsăciune, «pardon»; scura, «purifier»; urâciune, «bénédiction»; vărgură, «vierge», etc. (voir O. Densusianu, op. cit., p. 493, 498, 500, 501, 568, etc.).

 

Nous ne saurions retenir ici la forme Nostrā Doamna Maria, «Notre Dame Marie», qui se lisait, aux dires de Hajdeu, dans un chant de guerre (remontant à Etienne le Grand!), consigné par le métropolite de Moldavie Dosoftei (XVIIᵉ s.) sur un psautier appartenant, voici un siècle, à la bibliothèque du comte Swidzinski, à Kiev. La syntaxe douteuse de cette expression (comme aussi le mot angheli à côté de îngeri et la mention de Sainte Parascève, dont les reliques furent apportées à Jassy en 1641) nous semble dénoter un faux patriotique du génial, mais trop romantique savant. Cf. la „Foiţa de istorie şi literatură” sub redacţia lui B. P. Hajdeu, Iaşi, 1860, no. 1, p. 2 (les vers sont reproduits par T. T. Burada, Cercetări asupra muzicei ostăşeşti la Romîni, dans „Revista pentru Istorie, Arheologie şi Filologie”, VI, 1891, p. 69).

 

7. A. T. Laurian et N. Вălcescu, Magazinu istoricu pentru Dacia, IV, nr. 3, Bucureşti, 1847, p. 264 (= N. Simache et T. Cristescu, Letopiseţul Cantacuzinesc (1290—1688). . . Buzău, 1942, p. 98). Sur cette compilation exécutée par Stoica Ludescu à la demande de son protecteur, le stolnic Constantin Cantacuzène, cf. N. Cartоjan, Istoria literaturii române vechi, III, Bucarest, 1945, p. 234—239.

 

199

 

 

En traduction :

 

«Et immédiatement après cela, l’office de la Vigile commença. Durant toute la nuit le prince, le patriaclie et les métropolites mentionnés ci-dessus, ainsi que l’archimandrite et les hégoumènes restèrent debout tout le temps, priant et chantant. Quant aux autres ils disaient tous «Seigneur, pitié» et l’on termina l’office de la vigile au point du jour»...

 

Le «pitié, Seigneur» s’y trouve, nous venons de le voir, sous la forme Doamne meserere.

 

Le terme meserere, sur lequel nous nous proposons de revenir plus loin, est totalement inattendu. La Vie de Saint Niphon, telle que l’ont conservée, quelque peu plus complète que dans la compilation du Letopiseţ Canlacuzinesc, divers manuscrits roumains des XVII-e, XVIII-е et XIX-е siècles, contient en ses lieu et place le répons liturgique paléoslave Гóсподи поми́лȣй, l’équivalent du Κύριε ἐλέησον grec [8].

 

Le meserere en question remémore involontairement au lecteur le Miserere Domine des offices du rite latin. Or, en plein XVIᵉ siècle, il est catégoriquement exclu que l’assistance roumaine ait usé d’une autre langue liturgique que le slavon, cl cela est vrai à plus forte raison au XVIIᵉ siècle quand fut élaboré le «Letopiseţ Cantacuzinesc». Il convient donc d’étudier tout d’abord philologiquement le mot miserere que nous y avons repéré.

 

La littérature roumaine ancienne l’a déjà enregistré mainte fois dans la vieille traduction du Psautier connue sous la dénomination de «Psaltire scheiană». Limitant nos recherches sur ce point aux 60 premiers psaumes du psautier en question, nous avons constaté la présence de ce mot dans 18 d’entre eux (on le trouve même jusqu’à 3 fois dans certains d’entre eux), sous la forme meserére ou meseréré.

 

 

8. Cf. l’édition de Tit Simedrea, Viaţa şi traiul Sfântului Nifon, patriarhul Consianlinopolului (introducere şi text), Bucarest, 1937. On y lit à la page 29 à peu près le même texte que celui cité par nous à travers le Letopiseţul Cantacuzinesc. Pour en faciliter la comparaison, nous reproduisons le même passage, tel qu’il se trouve dans le manuscrit roumain 464 de la bibliothèque de l’Académie de la République Populaire Roumaine, copié en 1682 par le hiéromoine Jean du monastère de Bistritza en Oltenie et édité par Mgr. Simedrea:

 

«iar după cină, tocară şi făcură bdeuie toată noaptea patriarhul şi ighimonul denpreună cu mitropoliţii carii fură zişi mai sus, cu protul şi cu toţi egumenii Sfetagorii şi ai ţărăi. Şi se ruga lui Dumnezeu cu rugăciuni şi cu cântări, iară alţii oameni zicea toţi гóсподи помилȣй. Şi sfârşiră bdenia, când se vărsa zorile

 

= et après le diner, on frappa la simandre et l'on célébra l'office de la Vigile durant toute la nuit, le patriarche et le prince de concert avec les métropolites énoncés ci-dessus, avec le prête et tous les hégoumènes de la Sainte Montagne (de l'Athos) et du pays. Et ils priaient Dieu et chantaient. Quant aux autres ils disaient гóсподи поми́лȣй (= Seigneur aie pitié). Et l’office de la vigile se termina à l’aube».

 

L’éditeur a relevé (p. VII) le fait que le copiste avait devant lui un texte remontant probablement à in fin du XVI-ème siècle ou au début du XVII-ème siècle. Quiconque est quelque peu familiarisé avec les «rajeunissements» des textes roumains par les copistes, ne s’étonnera pas des variantes que présente la rédaction du fragment cité d’après l’édition Simedrea et le «Letopiseţul Cantacuzinesc». Nous n’hésitons donc pas à affirmer que la traduction roumaine primitive — l’original de la Vita était probablement grec (cf. V. Grecu, Viaţa Sfŭntului Nifon. O redacţiune grecească inedită, Bucarest, 1944) — portait le répons Doamne meserere, modernisé par d'autres copistes en Гóсподи поми́лȣй. Ce répons était toutefois une traduction á l’usage des lecteurs d'alors, car de toute évidence l’office tout entier fut célébré partie en slavon et partie en grec, du fait de la participation du patriarche œcuménique en personne.

 

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En voivi quelques exemples [9]:

 

a) Psaume XVII, verset 51:

şi făcu meserére Hristosului mieu lu David: il fit miséricorde à mon Christ (= Oint), à David

 

b) Psaume XXIV, verset 10:

Toate căile Domnului meserére şi dédevéru: toutes les voies du Seigneur [sont] miséricorde et vérité

 

c) Psaume XXXI, verset 10:

Cine upuvăiaşte în Domnul meserére-l congiură: celui qui espère en le Seigneur, la miséricorde l'entoure

 

d) Psaume LXXXIII, verset 12:

meserére şi dédevâru iubi Domnul: car le Seigneur aima la miséricorde et la vérité

 

e) Psaume LXXXVIII, versets 2—3:

meseréré ta, Doamne, în vécu cantu ... în vécu meserére face-se: Seigneur, je chante à jamais ta miséricorde,... à jamais la miséricorde se produit

 

Une comparaison des versions roumaines les plus anciennes du Psautier nous a fourni pour les 60 premiers psaumes seulement [10] les résultats que voici :

 

1) Psautier slavo-roumain du diacre Coresi de l'an 1577:

 meserere: 8 exemples; mila: 11 ex.; miloste: 12 ex.; milostenie: 1 ex.

 

2) Psautier slavo-roumain de Şerban Coresi de l’an 1588:

 meserere: 2 ex.; mila: 19 ex.; miloste: 14 ex.; milostenie: 1 ex.; miluire: 1 ex.; eftinşug: 1 ex.

 

3) Psautier Hurmuzaki (XVIᵉ siècle):

 meserere: 3 ex.; mila: 19 ex.; miloste: 1 ex.; milostenie : 2 ex.; mîngăieturile: 1 ex.; domnia: 8 ex.

 

4) Psautier du métropolite Dosithée (Dosoftei) de Moldavie, de 1680:

 meserere: 0 ex.; mila: 36 ex.; miloste: 1 ex.; milostenie: 1 ex.; milostivitate: 1 ex.

 

 

A ces résultats il convient d’opposer la statistique de la «Psaltire scheiană»; 37 exemples de meserére et 1 eftinşig.

 

 

9. Les 5 exemples cités par nous ne se bornent toutefois pas aux 60 premiers psaumes, justement pour attirer l’attention du lecteur sur le fait que le mot meserére n’est point limité au texte des 60 psaumes en question. Ce chiffre est purement arbitraire. Nous nous y sommes fixé en raison de l’éloquence des résultats de la statistique dont il va être question, laquelle suffisait à illustrer l’inutilité d’une statistique générale. Le texte roumain de la traduction des psaumes dite «Psaltire Şcheiană» étant souvent assez infidèle par rapport aux versions liturgiques en slavon et en grec, nous avons jugé bon d’accompagner d’une traduction française ad litteram les versets en vieux-roumain cités par nous, afin d’en permettre une meilleure comparaison avec le slavon et le grec. Nous utilisons l’édition de I. A. Candrea, Psaltirea Şcheiană comparată cu celelalte psaltiri din sec. XVI şi XVII traduse din slavoneşte. Ediţiune critică, II (Textul şi glosarele), Bucarest, 1916.

 

10. Il s’agit des Psaumes XII, XVI, XVII, XXII-XXV, XXX-XXXII, XXXV, XXXIX, XLI, XLVII, LI, LVI, LVUI, LX.

 

201

 

 

Si l'on lient compte du fait que le texte de la «Psaltirea Scheiană» remonte au XVI-e siècle au plus laid selon les avis les plus autorisés [11], la conclusion qui se dégage du tableau ci-dessus est évidente : au fur et à mesure que le mot meserére vieillit, celui de milă devient de plus en plus fréquent.

 

Conservé encore dans l’édition du Psautier de 1588 (2 exemples seulement pour les 60 premiers psaumes), meserere ne se rencontre plus dans celui du métropolite Dosithée qui est plus récent de près d’une siècle. Autrement dit, du temps de Coresi déjà, le terme avait vieilli ; c’était presque un archaïsme.

 

A la lumière de ce résultat, l’étonnement du lecteur de la Vie de Saint Niphon telle qu’elle est insérée dans le «Letopiseţul Cantacuzinesc» est des plus justifiés. Il se demande en toute logique comment ce vocable a pu s’y faufiler à la place du répons liturgique slavon Господи помилȣй ou, à la rigueur, de son équivalent roumain Doamne milueşte (= Seigneur, aie pitié). Une réponse vient à l’esprit, c’est que le compilateur de la chronique en question a pu disposer d’une traduction remontant au XVI-e siècle ou tout au début du XVII-е siècle et qu’il aura respecté le terme qui s’y trouvait employé [12]. Mais là n’est point le problème qui fait l’objet de la présente note.

 

Comme nous l’avons dit, le mot meserére bien que condamné à disparaître, était encore au XVI-e siècle très compréhensible. Sa fréquence le prouve.

 

A la famille de ce substantif, mais avec rupture d’étymologie, se rattachent l’adjectif méser et le verbe a meseri. Dans trois psaumes de la Psaltirea Schciană on retrouve le verbe a meseri [13]. Il traduit le slave объништати. Chose curieuse, il peut avoir un sens tantôt transitif (appauvrir), par exemple Domnul mesercşle şi bogăţeşte [14] : le Seigneur appauvrit et enrichit, tantôt intransitif : Bogaţii meseriră şi flărnândziră : les riches sont devenus malheureux et affamés (Psaume XXXIII, v. 11).

 

Enfin, on rencontre un grand nombre de fois dans la «Psaltirea Scheiană» [15] l’adjectif méser : malheureux, pauvre, employé comme substantif, par exemple au verset 7 du même psaume : méserul chiemă şi Domnul auzi el, le malheureux appela et le Seigneur l'entendit (οὗτος ὁ πτωχὸς ἐκέκραξε, καὶ ὁ Κύριος εἰσήκουσεν αὐτοῦ).

 

Etymologiquement meser < lat. miser et le verbe a meseri est un dérivé formé sur cet adjectif.

 

Tiktin dérive le substantif meserére du latin miserēre et observe que le maintien de l’infinitif employé comme substantif est hautement surprenant («höchst auffallend» [16]).

 

 

11. On consultera en dernière analyse Al. Rosetti, Limba romînă în secolele al XIII-tea — al XVI-lea, Bucarest, 1956, p. 190—204. L’auteur n’a pas eu connaissance toutefois (du reste sans nul dommage pour sa démonstration) d’un second article de M. Şesan, Simbolul din Psaltirea Şcheiană, dans le volume Prinos închinat Înalt Prea Sfinţitului Nicodim Patriarhul României. . ., Bucarest, 1946, p. 230—235.

 

12. Supra, note 8.

 

13. Cf. I. A. Candrea, vol. cit., glossaire.

 

14. id., vol. cit., p. 319, v. 7 (Prière d'Anne, mère de Samuel).

 

15. Cf. le glossaire de l’édition citée de Candrea.

 

16. H. Tiktin, Rumänisch—deutsches Wörterbuch (s. v. meserere); O. Densusianu, vol. cit., p. 60, 498, 567; Al. Rosetti, op. cit., p. 179. Notons qu’au XVII-e siècle le mot avait passé du sens de «pitié, miséricorde», à celui de «grâce, faveur, dignité» — (cf. en

français disgrâce!) —, comme l’attestent certains exemples cités par Tiktin, op. cit., ou appartenant au chronographe de Michel Mоxa (éd. cit., p. 98, 108, etc.), Le parallélisme avec le mot roumain, d’origine slave, milă est frappant.

 

Au moment de donner le «bon à tirer» le professeur Tr. Ionescu-Nişcov a l'extrême obligeance de signaler à notre attention un document valaque de 1602 publié par B. Petriceien-Hasdeu, Cuvente den bătrăni, I, Bucarest, 1878, p. 127, 128. On lit daus l’édition de cet acte princier les mots mesereri şi slujbele domniei meale («les grâces — i.e. dignités — et offices de Ma Seigneurie»). Le dit document figure encore dans le corpus édité par l’Académie de la République Populaire Roumaine, Documente privind istoria României. Veacul XVII. B.), Ţara Românească (1601—1610), Bucureşti 1961, p. 37, no, 46. Les éditeurs n’ont point compris le mot lu par Hajdeu et l’ont rendu par l’incohérent misriri! Nous avons pu constater sur l’original, déposé aux Archives de l’Etat à Bucarest (M-rea Tismana, XCI/31) le bien fondé de cette transcription — мирири où il convient de suppléer encore un и pour y lire correctement misiriri. (Bien que les и des deux premières syllabes se distinguent de celui de la finale, il ne saurait s’agir, comme l’a cru Hajdeu, d’un е, comme en fait foi l’examen des particularités paléographiques de l’écriture du notaire). Cette forme en i à l’initiale est encore plus près du miserere latin. L'itacisme du terme nous pousse à y voir une forme moldave et non valaque. (Cf. aussi le phonétisme să-i praade). Le formulaire final de l’acte en question est du reste emprunté à la chancellerie moldave. Il n’y a pas lieu de s'en étonner, puisque le prince qui a émis le document, Simeon Moghila, était un Moldave monté sur le tiône de Valachie par le force du glaive, au lendemain de ia fin tragique de Michel le Brave. Le scribe anonyme qui rédigea l’acte en question était donc probablement un Moldave lui aussi. Le phonétisme misiriri vient ainsi compléter l'aire géographique et dialectale de mesereare. Hajdeu, op. cit., p. 129, voyait dans ce mot, qui répétait «en tout point le latin miserere» conservé chez les classiques seulement sous ia forme passive misereri un archaïsme roumain des pius remarquables». (Notons encore que L. Şăineanu, op. cit., p. 410, considérait, à tort scion nous, les mots mesercre et meserătale comme dérivant de l’adjectif measer).

 

Pour clore cette longue note additionnelle, nous rappellerons que Hajdeu avait encore relevé sur un copie ancienne du document de 1602, le mot milostenii (милостеніи) à la place de misiriri (leur signification est la même). Il s’agit du Ms. 321, f. 31. des Archives do l’Etat à Bucarest, copié de la main du fameux ecclésiarque Denys — Dionisie eclesiarhul — en 1787. Ce dernier s’est contenté de rétablir ia formule dans son libellé habituel. Son intervention révèle qu’un siècle après Stoica Ludescu qui l’avait toléré, l’archaïsme meserére était totalement inconnu de la langue usuelle. Peut-être même Denys a-t-il remplacé là au petit bonheur un mot inintelligible pour lui par un terme propre à une formule consacrée par l’usage.

 

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En réalité, ce qui est étonnant, ce n’est pas tant le maintien d’un infinitif long ayant une signification de substantif, que le fait proprement dit que le verbe a disparu et qu’il n’est demeuré que son infinitif substantive.

 

Aussi proposerons-nous une autre étymologie du termen meserére.

 

L’emploi de ce mot dans la «Vie du patriarche Niphon» (Doamne meserere) sort lui aussi de l’ordinaire. On est involontairement tenté, nous l’avons déjà dit, de rapprocher cette formule du miserere Domine de l’Eglise latine.

 

C’est du reste l’explication que nous croyons devoir proposer de ce terme appartenant au roumain archaïque. Il n’y aurait ainsi rien d’étonnant à ce que les Roumains qui connurent pendant plusieurs siècles les offices de l’Eglise latine aient gardé un tel mot. Pour ne citer qu’une autre langue romane, le français possède lui aussi des mots dont l’étymologie est d’origine liturgique; les tins ont subi une longue évolution phonétique (par exemple «patenôtre», du Pater noster quotidien), tandis que les autres d’emprunt savant, tout en gardant intacte leur forme latine, n’en ont pas moins éprouvé des modifications de prononciation et d’accentuation propres au génie de la langue française,

 

203

 

 

tels les mots angélus, bénédicité, orémus, avé, etc. pour ne plus citer ici les . . . coliques de miséréré !

 

En roumain ancien il ne saurait être question, à notre avis du moins, que d’un emploi dénotant une réminiscence liturgique très ancienne. Cette survivance d’une formule de la messe latine est tout à fait impressionnante. L’emploi qui en est fait dans la «Vie de Niphon» et qui rendrait la forme verbale de l'impératif par un substantif n’est peut-être qu’une apparence. Il se peut que nous ayons là bel et bien la survie, à son tout dernier moment, de la formule gardant sa pleine valeur d’impératif, mais se confondant dans l’usage de la langue avec un substantif provenant de l’infinitif long.

 

De même qu’au Domine latin correspond le vocatif roumain Doamne, l'impératif miserere aura été roumanisé en meserére (mesereare) en raison de son fréquent emploi liturgique à une époque plus ancienne. L’inversion qu’on observe — Doamne meserere au lieu de Meserere, Doamne — s’explique par le calque liturgique Κύριε ἐλέησον —> Господи помилȣй.

 

La terminaison d’infinitif passif — ou, pour plus d’exactitude, déponent — s’est conservée dans ce cas, parce que le latin populaire a subi en quelque sorte, l’influence savante de la langue liturgique.

 

La portée de l’étymologie avancée par nous est, si nous avons raison, capitale. Elle prouve qu’avant d’adopter le rite slave les Roumains ont effectivement possédé la liturgie latine. Jusqu’à présent on avait supposé la chose logiquement, mais on n’en tenait pas la preuve, en dépit des termes latins fondamentaux concernant les choses de la religion. Comme l’ont observé certains savants, le changement de rite a dû intervenir après l’an 900, autrement dit après l’introduction chez les Bulgares de la liturgie byzantine traduite en slavon, mais avant le XI-е siècle, qui vit la conquête de la Transylvanie par les Hongrois, catholiques romains de fraîche date, qui n’auraient certainement pas toléré l’abandon par les Roumains de leur rite primitif, si ce n’eût été déjà chose accomplie [17].

 

Ce changement de lite s’est du reste effectué dans des conditions que le silence des sources n’est pas fait pour aider à saisir. On l’attribue généralement à la symbiose des populations slaves en contact avec les Roumains autochtones [18]. On parle aussi de la suprématie des Slaves sur les territoires roumains et même de la violence exercée par le tzarat bulgare [19].

 

Il n’entre point dans nos intentions d’aborder ici ce problème difficile. Néanmoins nous soumettrons d’ores et déjà aux discussions des spécialistes quelques remarques qui, croyons-nous, sont susceptibles de faciliter la compréhension

 

 

17. P. P. Panaitescu, Interpretări romîneşti. Studii de istorie economică şi socială. Bucarest. 1947, p. 20 et 57—58 (idée reprise dans son article signé A. Grecu, Bulgaria în Nordul Dunării în veacurile ai IX—X-lea, dans Studii şi cercetări de istorie medie, I, 1950, p. 234—235).

 

18. Cf. P. P. Panaitescu, op. cit., p. 59—60.

 

19. C’est l'opinion du liturgiste S. Salaville, Liturgies orientales. Notions générales. Éléments principaux, Paris, 1932, p. 43 et de R. Janin, Les Eglises orientales el les rites orientaux, (3-c éd.), Paris, p. 282. Tout en étant d’avis que les Roumains ont adopté

la liturgie slavonne à une date plus récente, N. Bănescu, L’ancien État bulgare et les Pays roumains, Bucarest, 1947, p. 69—88, n’en déclare pas moins à la page 86 que ce problème „reste encore ouvert”, l’histoire et la philologie ne disposant d’aucun élément chronologique précis.

 

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de ce phénomène historique : l’abandon par les Roumains du rite latin au profit du rite slave.

 

On sait que les recherches de Dvornik ont nettement établi que, lorsque les frères Cyrille et Méthode entreprirent les conversion des Moraves, à l’intention desquels ils traduisirent les livres saints en slave, ils

 

«suivirent, pour l’essentiel, non le rite byzantin mais le rite latin, que des prêtres occidentaux avaient précédemment introduit en Moravie, mais pour ce qui regarde la discipline et les usages, ils firent de larges emprunts à la règle byzantine. Dant l’ensemble la nouvelle liturgie slavonne était donc composite et présentait un caractère marqué d’innovation [20]».

 

Or, ne l’oublions pas non plus, il existe encore sur la côte adriatique de la Croatie des paroisses catholiques qui suivent la messe latine en slavon [21].

 

Par ailleurs, quelques-uns des plus anciens textes slavons conservés dénotent un prototype se rattachant non pas au rite byzantin, mais à celui de Rome. Les uns dérivent directement du latin ; les autres ont été traduits de l’allemand. C'est le cas par exemple des Feuillets de Kiev, qui remonteraient au X-e siècle. C’est celui également tics Fragments de Freising, de même époque. Nous citerons encore les Feuillets de Vienne [22].

 

Si l’on lient compte du fait qu’au moyen âge, la Romanité orientale ne se limitait pas au nord du Danube, mais comptait également d’importantes ramifications dans les Balkans, en Serbie, en Croatie et probablement aussi dans certaines régions de la Hongrie et de la Slovaquie ; que toutes ces populations [23] étaient en contact étroit avec les Slaves d’une part qui commençaient à se christianiser et d’autre part avec les Grecs, appartenant au rite byzantin, il est permis de penser que les Roumains du Sud étaient déjà familiarisés avec le rite grec, tout en étant eux-mêmes — au nord du Danube surtout — de rite romain. N’oublions pas non plus que l’Illyricum fut un temps sous la juridiction romaine et que le pasteur de Thessalonique était exarque du pape.

 

Au X-e siècle le latin était à coup sûr déjà assez difficile à comprendre pour les Roumains. En revanche leurs contacts fréquents avec les Slaves

 

 

20. M. Jugie, Le schisme byzantin..., Paris, 1941, p. 150 (certaines indications des p. 172—186 peuvent elles aussi suggérer certaines idées, comme par exemple le fait retenu par M. Nikolskii, Le récit des temps écoulés, source pour l'histoire de la première période de l’histoire et de la civilisation russes (en russe), Léningrad, 1930, que la Russie kiévienne a subi i’influence littéraire et religieuse des Moraves évangélisés par Cyrille et Méthode). On consultera aussi B. Grekov, La culture de la Russie de Kiev, Moscou, 1947, p. 41—52.

 

21. M. Milovitch, La langue liturgique chez les Yougoslaves, dans „Echos ď Orient", VIII, 1905, p. 294-298.

 

22. I. Bărbulescu, Istoria literaturii şi gramatica limbii bulgare vechi, Iaşi, 1930, p. 37, 41 et 43.

 

23. On lira avec intérêt à ce propos l’article plein d’aperçus nouveaux de C. Daicoviciu, Unele consideraţii cu privire la etnogeneza poporului român, dans Iᵉ volume Contribuţii la cunoaşterea regiunii Hunedoara, Deva, 1956, p. 5—10 (résumé français p. 219—220). Nous espérons que le nôtre aidera à déterminer, au sein de la grande question de l’ethnogenése du peuple roumain, le rôle du latin (ou du roman oriental) dans la propagation du christanisme qui constitue, comme le souligne le professeur Daicoviciu, p. 10 et 220 l’une des questions capitales qui doivent de toute nécessité précéder la solution du problème «quand, dans quelles circonstances et de quels éléments de la romanité orientale le peuple roumain s’est-il formé? Quand pouvons-nous parler d’un peuple roumain» et enfin, où ce peuple s'est-il formé?»

 

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devaient les mettre à même de saisir des bribes des offices slavons, qui, ne l’oublions pas, venaient à peine d’être traduits dans une langue vivante et accessible de ce fait, bien qu’elle ne fût qu’un dialecte, aux divers groupes slavophones [24].

 

La traduction en slavon des offices du rite latin a pu agir non seulement sur les Slaves occidentaux, mais également sur les éléments de l’Ouest de la Românite orientale, à la portée desquels on mettait dans une langue liturgique vivante qui en remplaçait une autre déjà morte, les principales prières et la lecture, à l’église, de l’Ecriture Sainte.

 

A cette époque, comme l’a déjà noté A. Bunea, les différences entre le rite romain et le rite byzantin tenaient plus de la langue que des formes cultuelles. En outre, la discipline ecclésiastique accusait d’autres menues divergences (jours de jeûne, port de la barbe, tonsure, etc.), sur lesquelles tablèrent d’une façon écoeurante dans les deux clans les fauteurs du schisme de 1051.

 

Par ailleurs, comme la grande masse romane était au nord du Danube, sur le territoire appelé maintenant roumain, et également dans les Balkans, en contact surtout avec les Bulgares, les Serbes et les Grecs, tous de rite byzantin, qu’il fût de langue grecque ou slavone, il est tout naturel que la symbiose aidant, les Roumains se soient laissés entraîner petit à petit à oublier leur propre rite latin, plus ou moins désuet, pour celui de peuples dont la civilisation leur était maintenant mieux connue et partant plus accessible. Les querelles dogmatiques entre Rome et Byzance, les disputes sur la préséance entre le pape et le patriarche avaient une portée qui dépassait l’entendement de cette population simple de bergers et d'agriculteurs [25]. Du reste, leur christianisme latin était plus ou moins abandonné à son sort : l’absence de villes impliquait celle de l’épiscopat et tout au plus peut-on supposer l’existence de chorévéques

 

 

24. L'absorption des Slaves par l'élément roman implique nécessairement le bilinguisme des premiers. Néanmoins il ne faut pas perdre de vue non plus que bien des Romans se sont tondus au sein de la masse slave, là où elle était en majorité de toute évidence, ec qui implique le bilinguisme également d’une partie au moins des éléments romans. Si le vocabulaire roman-oriental entré dans les langues slaves est de loin inférieur numériquement à l’apport slave dans la langue roumaine, il faut en déduire que dans le processus d’ethnogénèse des Serbes, Bulgares, Roumains, etc. ce sont surtout les Slaves qui se sont laissés assimiler par les Roumains. Dans cе cas et en tenant compte de la répartition géographique de ces différents groupes ethniques il faut à notre avis, en conclure que la masse romane était par rapport aux Slaves plus nombreuse et plus compacte au Nord du Danube que dans la Péninsule balkanique. En d'autres termes le berceau du peuple roumain est avant tout la Dacie.

 

25. L’idée d'une séparation religieuse entre l’Orient et l’Occident a fait son chemin très lentement. L'aspect juridique et canonique de la question ne s'est réellement précisé à l’esprit des masses qu’à l’occasion ou du fait des excès commis par les Croisés. Tout le monde connaît l’incident de 1089 provoqué par la constatation du clergé byzantin qu'il n’existait aux archives de Sainte Sophie aucun document officiel justifiant la suppression du nom du pontife romain dans les diptyques. Nous attirerons également l’attention sur un rotule écrit au X-e siècle (c. 983—984), comprenant la liturgie grecque de saint Jacques (ms. Mossanensis 177) qui fait mention au memento du pape Benoit VII de Rome et des quatre patriarches orientaux, ce qui prouve que les démêlés de Constantinople avec. Rome n’avaient pas, ii cette époque, de répercussions dans les autres patriarcats. Car sous le pontifical de Benoît VII, Constantinople regardait comme pape légitime l’antipape Bonifáce VII, qui résidait à Byzance même (cf. Dom B. Ch. Mercier, La liturgie de saint Jacques. Edition critique du texte grec avec traduction latine, Paris, 1946, p. 135 (= Patrologia Orientalis, t. XXVI, fasc. 2).

 

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itinérants à travers ces territoires soumis à des peuples païens en migration qui venaient sans cesse se relayer par la violence.

 

Comme nous l’avons rappelé au début de cette note, leur langue garda tout ce qui dans leur christianisme demeurait inchangé. La forme extérieure de la religion — rite et hiérarchie — fut exprimée à l’aide de termes nouveaux, propres à cette autre chrétienté à laquelle ils appartenaient dorénavant.

 

L’influence de l’Eglise gréco-slave fit perdre petit à petit aux Roumains certains termes qui leur paraissaient trop grossiers ou trop rustiques et qu’ils modernisèrent. Le prestige de la liturgie orientale leur fit sentir la nécessité d’appeler eux aussi Jésus-Christ comme leurs coreligionnaires grecs et slaves. Ils perdirent aussi certains termes chrétiens capitaux, tel celui qui désignait la troisième Personne de la Trinité, au profit du vocable slavon, plus moderne. La slavisation de la terminologie religieuse se poursuivit avec des chances inégales, tout comme dans le reste de la langue. Le mot meserére dont nous nous sommes occupé et qui finit par succomber devant les mots milă et miluieşte illustre cette situation.

 

Un autre exemple qui l’on pourait invoquer dans le même ordre d’idées réside dans les mots şerbu et şarbă (ou şearbă), du latin servus et serva qui ont cédé la place à celui de rob d’origine sud-slave [26].

 

Enfin, nous connaissons encore un terme négligé par les philologues et surtout par les historiens dont la présence en vieux-roumain mérite quelques lignes de commentaire. C’est le mot boz, pl. bozi, lequel signifie idole. On l’a dérivé à juste titre du vieux slave bozi, pluriel de bogŭ [27]. On le rencontre dans la «Palia d’Orăştie», de 1582 [28]. On le trouve également dans le chronographe du moine Michel Moxa [29], écrit en Olténie en 1620.

 

Il figure encore dans un recueil de fables d’Esope imprimé en Transylvanie, à Sibiu, en 1802 et traduit, semble-t-il, du russe en Moldavie [30].

 

 

26. O. Densusianu, op. cit., p. 568 note que rob, moins usité que şerb au XVI-e siècle, finira par s'imposer. Sur ces deux termes v. Ion-Radu Mircea, Termenii rob, şerb şi holop în documentele slave şi romîne, dans Academia R.P.R. filiala Iaşi. Studii şi cercetări ştiinţifice, I, fasc. 2, 1951, p. 372—389, qui, se fondant sur un riche matériel d’archives et littéraire, a montré que şerb signifie esclave et non pas serf au sens français du mot et disparaît à partir de 1760. L’auteur ayant négligé l’apport de l’épigraphie, nous nous permettrons de remarquer qu’une pierre tombale de 1716 de l’église de Borzeşti en Moldavie (région de Bacău) porte ces mots: «Aice se odihneştea (sic?) şarba lui Dumnezeu Irina Rusetina etc.» = Ici repose l'esclave de Dieu Irène Rosetti etc. (cf. N. Iorga, Inscripţii din bisericile României, I, Bucarest, 1905, p. 27 no. 60); c’était alors presque un archaïsme, car l’immense majorité des inscriptions funéraires eu roumain des XVI-e et XVII-e siècles contiennent de règle le mot rob < sl. рабь.

 

27. Cf. par exemple O. Densusianu, op. cit., p. 502.

 

28. O. Densusianu, loc. cit., cite cet exemple: «Rubila luo bozii şi-i puse supt paele cămilelor: Rachel prit les idoles et les plaça sous les bâts des chameaux» (Genèse, XXXI—34).

 

29. Edition citée de Simache et Cristescu, p. 77 («Acest Seruh începu întăiu a face dumnezei, deci începură oamenii a se închina bozilor: Ce Serouch commença le premier à faire des dieux; les hommes commencèrent donc à adorer les idoles») et passim.

 

30. Esopia, édition I. C. Chiţimia, Bucarest, 1956, p. 26. Cf. par exemple dans la «Vie

d’Esope» ce passage (p. 59): «. . Deci mérsără şi luară o năstrapă (un urcior) de aur din capiştea lui Apolon, bozul lor, şi o ascunsă în disagii lui Esop: Or done ils allèrent prendre une coupe d'or dans le temple d’Apollon leur idole, et la cachèrent dans le bissac d’Esope», ou encore la fable «Omul şi idolul» (p. 158) — (cf. L'homme et l’idole de bois par La Fontaine): «Un om avea un dumnezeu de lemn. Şi de multe ori să ruga la el să-l îmbogăţească, iară acel boz nu-l asculta... Un homme avait un dieu en bois. Ht maintes fois il le priait de l’enrichir, mais cette idole ne l'écoutait point...

 

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Ce vocable est donc attesté en roumain du XVI-e au XVIII-e siècle—et cela à travers toute l’étendue géographique de la langue. Or, le roumain connaît également le mot idol (= idole), par exemple dans la Psaltire Scheiană [31], où il rend le slave идолъ (du grec εἴδωλον) ou истоуканъ (ἄγαλμα: statue) ou encore dans le chronographe déjà cité de Moxa [32]. Néanmoins en roumain le mots boz n’est pas d’origine livresque, comme c’est le cas du terme idol. Nous en trouvons la preuve dans le fait que le singulier roumain boz dérive précisément du pluriel slave [33]. Ce détail est éloquent : il dénote qu’à l’époque où les Slaves païens vinrent en contact avec les ancêtres des Roumains, ils étaient polythéistes [34]. Pour les Roumains chrétiens, les divinités des nouveau-venus n’étaient que de vulgaires idoles. C’est là un argument qui contredit l’opinion mise en circulation au cours de cés dernières années que

 

 

31. I. A. Candrea, op. cit., Cf. psaume 105, verset 19:

«Făcură viţelu în Horivŭ şi înkinară-se idolului: Ils firent un veau en Horeb et adorèrent l'idole i.e. la statue. (Cf. и сотвори́ша телца въ Хѡри́вѣ, и поклониша сѧ истȣка́нномȣ);

psaume 96, verset 7: «Se ruşiréze-se toţi ce înkiră-se bolvanilar, şi ceia ce lăudă-se de idolii săi: Honte à tous ceux qui adorent les pierres (les statues) et à ceux qui se glorifient de leurs idoles» (cf. да постыдѧтсѧ вси каачѧющіисѧ истȣканнымъ, хва́алѧщіисѧ ѡ ідѡлѣхъ свои́хъ);

psaume 95, verset 4—5: «Că mare e Domnul şi lăudatu foarte, fricosu e spre toţi Dumnezeii. Că toţi zeii limbilor draci... : Car grand est le Seigneur et loué extrêmement, il est effrayant par dessus tous les Dieux. Car tous les dieux des nations sont des diables

 

32. Ed. Simache-Cristescu, p, 81 par exemple: «Acesta (= Manasia) au făcut Vizantiia veache şi nevoiia oamenii de se închina idolilor: Celui-ci (Manassès) fit l’antique Byzance et obligeait les gens à se prosterner devant les idoles».

 

33. Cf. O. Densusianu, op. cit., p. 502. Deux savants philologues nous ont exprimé leurs doutes au sujet de l’origine, populaire selon nous, du mot boz. Le caractère livresque du terme serait précisément marqué par sa dérivation d’un pluriel, il nous semble au contraire que si boz dérive d’un pluriel c’est que ce pluriel était plus fréquemment usité que le singulier: ce qui implique nécessairement, croyons nous, l’idée de polythéisme, tandis que les lettrés savaient tous quelle était au singulier la forme du mot en question et l'auraient automatiquement introduite en roumain. Nous ne nous expliquons pas comment L. Şăineanu, op. cit., p. 262 rattache le vieux mot roumain boz au polonais božek, diminutif de bogŭ. Ce philologue cite encore, d’après Nicolas Costin, un féminin bozoaie.

 

34. Nous citerons quelques passages du grand savant que fut L. Niederle, Manuel de l'anliquité slave, II, Paris, 1926:

«... lorsque le christianisme commença à faire sentir son influence, cette notion ancienne et latente d’un être suprême se trouva comme ranimée et rajeunie, si bien que le mot slave bogŭ, qui jusqu’alors n’avait désigné que divers génies ou dieux, prit dès le X-e siècle le sens de Dieu suprime des chrétiens (p. 151);

 

«... Outre les dieux, les génies de rang inférieur, les pénates avaient également dans les familles leurs petites statuettes placéss soit dans l’âtre, soit dans le coin faisant face au fourneau; et si, en Petite Russie, on appelle précisément ce coin et la niche où l’on place aujourd’hui les saintes icônes божникъ et les icône elles-mêmes боги c’est là, à n’en pas douter, une réminiscence de l’époque païenne» (p. 157).

 

Niederle précise encore au sujet des idoles que «La littérature ecclésiastique slave des X-e et XI-е siècles les appelle idolŭ (du grecεἴδωλον), balvanŭ, istukanŭ, Kumirŭ et stodŭ, tous mots d’origine étrangère, surtout turco-tartare. Les noms indigènes étaient modla, kapŭ et socha, qui ne sont pourtant pas tout attestés à l’époque ancienne» (p. 156). (Nous avons reproduit cette dernière citation, qui fournit l’explication de l’origine de plusieurs des termes rencontrés aux notes précédentes de notre travail. Voir aussi L. Şăineanu, art. cit., p. 263).

 

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la christianisation en masse du territoire daco-roumain se serait produite sous le règne du tzar Boris. Mais cette thèse est inconciliable avec le riche vocabulaire latin du christianisme roumain et elle pèche par la confusion qu’elle fait entre christianisation et changement de rite.

 

Nous espérons que les quelques notes que l’on vient de lire permettront à d’autres chercheurs de nous faire profiter de leur expérience en la matière [35]. Leurs critiques et leurs observations seront, nous n’en doutons pas, l’un des meilleurs éléments de «l’Histoire des origines chrétiennes du peuple roumain» que nous comptons écrire un jour.

 

 

35. On voudra bien retenir encore que le regretté professeur G. Cioban, Colindele şi muzica religioasă, dans Biserica ortodoxă română, LXV, 1947, p. 30—49 a mis en évidence ia parenté musicale des noëls (colinde) populaires roumains et du plain-chant grégorien. L’auteur, qui ne voit que les seuls rapports religieux unissant les Roumains à Byzance, ne s'explique guère le phénomène autrement qu'en admettant une sorte d’origine populaire commune à la base de la musique de l'Eglise latine et des mélodies des noëls roumains. Sans prétendre prendre position dans une question aussi délicate et qui dépasse notre compétence, nous nous demandons s’il ne saurait s’agir en cette occurrence d’une éventuelle réminiscence d’un état de choses antérieur à l’adoption du rite slave par les Roumains. La solution du problème devra également faire entrer en ligne de compte une précision que nous devons à l’amitié de M. Anton Balotă, à savoir que les mélodies des noëls bulgares sont les mômes que celles des nôtres. Des recherches sur les plus anciens noëls des peuples de religion catholique permettraient peut-être d’élucider les causes de la parenté signalée par G. Cioban.

 

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