Du Gargano à Compostelle : la sainte pèlerine Bona de Pise  (v. 1115-1207)

 

André Vauchez

 

 

 

Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, éd. E. Cuozzo, V. DÉROCHE, A. Peters-CUSTOT et V. PRIGENT, vol. 2, 737-743

(Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Monographies 30), Paris 2008

 

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Bona n’est pas une sainte très connue, même en Italie, et son culte, en dehors de Pise dont elle était originaire et où elle est décédée le 29 mai 1207, na connu qu’une faible diffusion à l’époque médiévale. Elle a pourtant eu la chance d’être dotée de deux Vies d’un grand intérêt, rédigées quelques décennies après sa mort sur la base de témoignages émanant de personnes qui l’avaient bien connue. Mais l’une d’entre elles, la plus ancienne, est restée longtemps inaccessible en raison d’une tradition manuscrite confuse, tandis que l’autre, publiée depuis longtemps par les Bollandistes, n’avait guère suscité la curiosité des historiens autres que locaux. Depuis 2004, nous possédons enfin une bonne édition de l’ensemble du dossier hagiographique de sainte Bona, ce qui nous permet de mieux comprendre certains aspects de son existence qui pouvaient paraître déconcertants ou peu vraisemblables [1].

 

Pour résumer la situation documentaire, disons que l’on ne disposait jusqu’à une date récente que d’une Vie appelée par les spécialistes Vita A, oeuvre d’un chanoine de la collégiale de San Martino in Guazzalongo, située dans le quartier marchand de Kinzica, à Pise. Cette Vie, rédigée vers 1256/1257, s’inspirait elle-même - mais en les modifiant sensiblement - d’un ensemble de textes désignés sous les noms de Vitae Bl, B2 et B3, toutes trois inachevées, conservées dans le manuscrit 181 de l’Archivio Capitolare de Pise et qui figuraient dans une collection hagiographique du XIVe siècle provenant d’un couvent de dominicaines de cette ville. Ces Vies ont fait l’objet, de la part de Gabriele Zaccagnini, d’une étude où il démontre qu’elles sont antérieures à la Vita A et basées sur les récits du frère Paul, un moine de San Jacopo de Podio, près de Pise, devenu ensuite abbé de Guamo, au diocèse de Lucques, qui avait été l’ami et le confident de Bona.

 

 

1. On trouvera toutes les informations à ce sujet, ainsi qu’une bonne édition des biographies médiévales de Bona, dans l’ouvrage de G. ZACCAGNINI, La tradizione agiografica medievale di santa Bona da Pisa, Pise 2004 (Piccola Biblioteca del Gruppo Interuniversitario per la Storia dell’Europa Mediterranea, 21).

 

 

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Ce texte, rédigé avant 1230, est perdu sous sa forme originale - si tant est qu’il ait jamais existé en tant que récit homogène -, mais il en subsiste ces trois versions incomplètes, dont la plus achevée est la version B2, composée quelques années plus tard, alors que B3 contient une petite collection de miracles accomplis par la sainte [2].

 

En fait, les deux principales biographies donnent des interprétations assez différentes de l’existence de Bona : la Vita B2 met l’accent sur les liens qui existaient entre la sainte et le monastère de San Jacopo de Podio quelle avait elle-même fondé. En revanche, l’auteur de la Vita A, qui écrit vingt ou trente ans plus tard, souligne avec insistance tout ce que la sainte devait à la collégiale de San Martino, où elle avait passé sa jeunesse, où reposait son corps et où des miracles se produisaient autour de sa tombe. Il est difficile pour nous, en l’absence d’autres éléments d’appréciation, de choisir entre ces «lectures» différentes d’un même personnage que les deux institutions se disputaient, en ayant chacune de bonnes raisons à faire valoir. Mais on trouve dans ce dossier hagiographique assez de convergences pour que l’on puisse tenter de reconstituer, au moins de façon approximative, les grandes lignes de l’existence de sainte Bona.

 

Elle naquit vers 1155 dans un milieu modeste : sa mère, Berte, était d’origine corse et avait été abandonnée par son «mari» - mais peut-être s’agissait-il d’une simple liaison entre un maître et une servante -, qui était allé chercher fortune en Terre Sainte, alors que sa fille avait l’âge de trois ans. Celle-ci vécut dès lors comme une orpheline, mais, dès son enfance, elle se signala par une piété exceptionnelle et manifesta un vif intérêt pour la vie religieuse. De ce fait, elle attira l’attention d’un chanoine régulier nommé Jean qui lui assura un soutien matériel et spirituel et s’efforça de la rattacher à la communauté canoniale de San Martino, située dans le quartier commerçant de Kinzica. Ne pouvant entrer dans un monastère féminin faute de dot suffisante, Bona fut admise comme «dévote» ou sœur laïque par les chanoines de San Martino qui l’installèrent dans une petite maison attenante à leur église, où elle vivait sous leur dépendance en partageant son temps entre le travail manuel - filer la laine -, la participation aux offices religieux de la communauté et la distribution d’aumônes aux pauvres. Comme elle était dépourvue de ressources, le chanoine Jean fit tailler à ses frais l’habit dont elle était revêtue et il lui apprit à lire le psautier. Elle mena très tôt une existence ascétique, portant à même le corps un cilice ainsi qu’un cercle de fer qui déchirait sa peau, et s’infligeant des jeûnes prolongés, comme il était de règle pour les laïcs qui, comme elle, avaient choisi de vivre en pénitents [3].

 

En présence de sa mère, elle reçut un jour la visite d’un groupe de cinq personnes portant un habit de pèlerin, qui se révélèrent - à elle, mais non aux yeux de sa mère - être Jésus, saint Jacques, Marie et les deux sœurs de cette dernière, celles qu’on appelle en France les saintes Maries de la mer et qui, selon la légende, auraient évangélisé la Provence. Cette vision devait se renouveler à plusieurs reprises tout au long de son existence et elle en conçut en tout cas une vive dévotion envers saint Jacques. Il ne s’agissait pas de visions mystiques - sauf lorsqu’elle eut plus tard une apparition de la Sainte-Trinité, si lumineuse qu’elle ne put en supporter l’éclat -,

 

 

2. Zaccagnini, La tradizione (cité n. 1), p. 111-132, a édité les Vitae B1, B2 et B3 et republié la Vita K (ibid., p. 133-210) que les Bollandistes avaient éditée en 1688 dans les Acta Sanctorum Maii, VI, p. 143-163.

3. Sur cette forme de vie pénitentielle, cf. A. VAUCHEZ, Les Laïcs au Moyen Age. Pratiques et expériences religieuses, Paris 2007, p. 95-112.

 

 

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mais plutôt de conversations et de conseils que le Christ et l’apôtre lui donnaient dans sa vie quotidienne. Sous leur influence, elle décida de partir en Terre Sainte, alors quelle avait douze ou treize ans selon une tradition et dix-huit ou dix-neuf selon l’autre.

 

Les relations entre Pise et l’Orient latin étaient en effet intenses à cette époque et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem y avaient construit, sur les bords de l’Arno, une petite église octogonale dédiée au Saint-Sépulcre, où Bona allait souvent prier et où l’Esprit Saint lui aurait inspiré le désir de se rendre en Terre Sainte. Mais, comme l’a fait justement remarquer Ch. Frugoni, il est possible et même probable qu’à l’origine le motif principal de ce voyage ait été le désir de retrouver ce père absent quelle n’avait pas connu [4]. L’auteur de la Vita A invente à ce propos tout un roman selon lequel ce dernier, qui s’était remarié en Terre Sainte et y avait eu trois enfants, ayant eu vent de la venue de Bona, fit tout son possible, avec l’aide de son frère qui était patriarche de Jérusalem, pour l’empêcher de débarquer et la faire renvoyer à Pise, de peur quelle ne révèle le scandale de sa bigamie. Quoi qu’il en soit, elle parvint à sortir du bateau sans être vue, échappa miraculeusement à leurs embûches et se cacha dans une grotte où elle passa quarante jours [5]. Recueillie finalement par une petite communauté d’ermites dirigée par un certain Ubaldo, elle fut prise en charge sur le plan spirituel par ce dernier et vécut neuf mois en association avec ce groupe masculin, durant lesquels son biographe nous dit quelle se comporta « de façon virile», ce qui était alors le plus beau compliment qu’on pouvait adresser à une femme... Après quoi, elle resta encore quelque temps en Palestine, visitant les Lieux Saints et, en particulier, la vallée du Jourdain et le Calvaire, où elle enfonça le bout de sa ceinture de fer dans le trou où avait été plantée la croix du Christ [6]. Comme elle se préparait à regagner l’Italie, ce dernier lui apparut et lui annonça quelle allait avoir des fils ; elle s’en étonna en disant que cela ne pouvait se faire puisqu’elle était vierge, à quoi Jésus lui répondit quelle aurait des fils spirituels et non charnels et, en gage d’union, il la traita d’épouse (sponsa) et lui donna un anneau quelle mit à son doigt. Mais si important qu’ait pu être pour elle ce voyage en Terre Sainte, il demeure cependant exceptionnel et atypique dans son expérience spirituelle qui devait se développer non outre-mer mais sur les routes d’Europe.

 

De retour à Pise, Bona continua pendant quelque temps à résider dans sa petite maison près de San Martino et à vivre dans la pauvreté volontaire en pratiquant la solidarité avec les indigents. Mais elle ne tarda pas à se lier à une communauté monastique, celle de San Michele in Orticaia - ou «dei Scalzi» - à Pise, qui appartenait à la congrégation de Pulsano, une abbaye située en Pouille, dans le massif du Gargano, tout près du grand sanctuaire de saint Michel, où l’on pratiquait un monachisme de tendance érémitique. Cet ordre, fondé par Jean de Matera au début du XIIe siècle, avait essaimé en Toscane et jusqu’à Plaisance, dans la plaine du Pô, le long de la Via Francigena qui conduisait les pèlerins d’Outremont à Rome et au Monte Gargano,

 

 

4. Comme l’a bien montré Ch. FRUGONI, Santa Bona pellegrina ’per desiderio’, dans V. BRANCA et C. OSSOLA éd., Gli Universi del Fantastico, Turin 1988 (Problemi di cultura europea, 1), p. 260-271.

5. Vita A, chap. XI, éd. ZACCAGNINI, La tradizione (cité n. 1), p. 163-163.

6. On notera avec intérêt la parenté de cette description de son séjour en Terre Sainte avec celle qui figure dans la Vie de saint Rainier ( 1160), un autre saint laïc pisan. Cf. R. GRÉGOIRE, San Ranieri di Pisa (1117-1160), Pise 1990, avec une nouvelle édition de la Vita de ce dernier.

 

 

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et semble avoir favorisé les pèlerinages et accueilli les pèlerins dans ses établissements [7]. A partir de ce moment-là, Bona prit ses distances vis-à-vis des chanoines de San Martino et se mit à pratiquer la peregrinano perpetua pro Christo, c’est-à-dire à partir sans cesse en pèlerinage, en particulier à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle avait en effet une grande dévotion envers l’apôtre ainsi que pour l’humanité du Christ et elle les voyait souvent tous les deux à ses côtés, vêtus en pèlerins et accompagnés par les trois Maries. Son prestige spirituel ne cessant de croître, Bona obtint des concours financiers qui lui permirent de fonder au nord de Pise, sur la Via Aurélia en direction de la Provence et de l’Espagne, une abbaye dédiée à saint Jacques qui prit le nom de San Jacopo de Podio, où l’abbé de San Michele envoya quelques religieux [8]. Elle-même, en tant que fondatrice, nomma le premier prieur de la nouvelle communauté, frère Paul, mais ce personnage instable et de tempérament mélancolique entra en conflit avec la petite communauté et dut regagner son monastère d’origine. Très attachée à la nouvelle abbaye, Bona lui offrit une icône du Christ dont celui-ci lui aurait fait don au cours d’un de leurs «entretiens», une croix fabriquée à partir de la ceinture de fer quelle avait portée jusque-là autour de la taille et enfoncée dans le trou de la croix au Golgotha, sur laquelle apparut une goutte de sang qui y demeura miraculeusement, ainsi que l’anneau nuptial que le Christ lui avait remis en Terre Sainte. S’y ajoutera un peu plus tard un bras de saint Jacques le Mineur, le fils d’Alphée, donné par un marchand pisan qui l’avait ramené de Constantinople, lors du pillage de la ville par les croisés en 1204, ce qui provoqua la rédaction d’un récit de la translation de cette relique et d’un livre de miracles qui contribuèrent à faire de San Jacopo de Podio un lieu de pèlerinage fréquenté [9].

 

Désormais en tout cas, l’essentiel de l’existence de sainte Bona sera consacré à des déplacements constants vers Saint-Jacques-de-Compostelle, Saint-Pierre de Rome et Saint-Michel au Monte Gargano, si bien que de ses Vies se dégage une véritable spiritualité du pèlerinage. A propos de son séjour en Terre Sainte, ses biographes soulignent en effet quelle ne s’y rendit pas par curiosité ou goût du dépaysement, mais pour revenir aux origines du christianisme et suivre un itinéraire spirituel lui permettant de retrouver les traces du Christ dans les principaux endroits où il avait vécu. Il est significatif que les récits de pèlerinage relatifs à Bona ne décrivent jamais les sanctuaires quelle fréquentait, ni les pratiques de dévotion quelle y accomplissait : l’objectif du déplacement était le voyage lui-même avec les difficultés et les souffrances qu’il impliquait. Elle voyageait d’ailleurs généralement seule, ou tout au plus avec une compagne, ajoutant au pèlerinage une dimension de vie érémitique quelle avait expérimentée en Palestine.

 

 

7. Sur cet ordre et son implantation en Toscane, cf. F. PANARELLI, Dal Gargano alla Toscana : il monachesimo riformato latino dei Pulsanesi (secoli XII-XIV), Rome 1997 (Nuovi studi storici, 38) ; voir aussi l’important article du même auteur : Culto dei santi e culto dei luoghi, dans G. ROSSETTI éd., Pisa e la Toscana occidentale nel Medioevo. A Cinzio Violante per i suoi 70 anni, II, Pise 1992 (Piccola Biblioteca del Gruppo Interuniversitario per la Storia dell’Europa Mediterranea, 1), p. 131-180.

8. Voir à ce propos M. L. CECCARELLI LEMUT, La fondazione di San Jacopo «de Podio» e la diffusione del culto giacobeo a Pisa nel XII secolo, dans Actas del Congreso de Estudios Xacobeos (Santiago de Compostela, 4-6novembre 1993), Saint-Jacques-de-Compostelle 1993, p. 155-161.

9. Panarelli, Culto dei Santi (cité n. 7), p. 174 et 222.

 

 

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Les visions quelle aurait eues du Christ et des saints sont pour l’hagiographe un moyen de dire qu elle vivait toujours en présence de Dieu et que celui-ci était présent à ses côtés dans son cheminement. Comme l'écrit l’auteur de la Vita K «elle parlait familièrement (avec le Christ), marchait et se tenait avec lui, comme s’il s’agissait d’un homme avec lequel elle aurait eu l’habitude de se tenir» [10].

 

Le Christ l’ayant confiée à saint Jacques au cours d’une vision quelle eut et lui ayant envoyé l’Esprit Saint par l’intermédiaire de l’apôtre, il était naturel que Bona se rendît à son sanctuaire principal, à Composteli, ce quelle fit à neuf reprises. De ce dernier, l’auteur de la Vita A ne nous dit rien si ce n’est que c’était «un lieu saint très beau» et qu’il était visité «par des hommes du monde entier», ce qui reste assez imprécis [11]. En revanche, les récits de miracles qu’on lui attribue nous livrent quelques indications intéressantes sur les difficultés rencontrées et les périls courus par les pèlerins. Ainsi, lors de la traversée d’un fleuve dont le nom n’est pas précisé, on voit de jeunes garçons faire monter les pèlerins sur des ânes pour les faire passer sur l’autre rive. Mais celui sur lequel étaient assis Bona et son guide tomba dans l’eau et ce dernier disparut dans le courant. La sainte en sortit parfaitement indemne et avec des vêtements secs, tandis que le garçon qu’on croyait noyé revint à lui et attribua à sa compagne le mérite de l’avoir sauvé par ses prières ; mais elle s’enfuit aussitôt pour échapper à la vénération des pèlerins et des passeurs [12]. Une autre fois, Bona arriva devant un pont qui était tellement délabré et disloqué que personne n’osait s’y engager. Sur l’ordre du Christ, elle traversa le fleuve les mains levées, puis fit passer sans encombre sur l’autre rive les autres pèlerins présents. Là encore, elle s’empressa de disparaître, mais un cordonnier la suivit et s’adressa à un pèlerin qui accompagnait Bona, auquel il demanda de lui procurer un oreiller ayant été en contact avec elle et de l’introduire auprès d’elle pour quelle le bénisse. Mais il ne tarda pas à se rendre compte que ce pèlerin n’était autre que saint Jacques et il déclara vouloir les suivre car, leur dit-il, «le Christ est avec vous». Ils s’y refusèrent et l’envoyèrent dormir dans un hospice où il mourut, mais son âme fut portée au ciel [13]. Un autre épisode mérite d’être évoqué, car il fait état du péril que faisaient courir aux pèlerins les brigands : l’un d’entre eux avait attaqué un pèlerin avec son épée, non pour le tuer mais pour lui prendre son argent. Bona, témoin de la scène, intervint en fixant sur le voleur un regard si impérieux que ce dernier ne pouvait plus bouger. Elle lui reprocha alors son geste en lui représentant les tourments que cela allait lui faire endurer dans l’au-delà et le convainquit de restituer l’argent dont il venait de s’emparer de force ; mais, contre toute attente, elle s’en prit également à la victime en lui révélant que ce voyage ne serait pour lui d’aucun profit et risquait même de lui faire du tort, dans la mesure où il avait dissimulé deux péchés mortels lors de sa dernière confession, et elle l’invita à faire l’aveu sincère et complet de ses fautes au premier prêtre qu’il rencontrerait.

 

 

10. Vita K, chap. VIII, éd. ZACCAGNINI, La tradizione (cité n. 1), p. 162.

11. Vita K, chap. VIII, ibid., p. 161.

12. Vita B2, chap. XXXVI, ibid., p. 143.

13. Vita B2, chap. XXXVII, ibid., p. 144-147.

 

 

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Du coup, le larron se convertit et accompagna Bona jusqu’à Poggibonsi, en Toscane, où il se retira dans une cellule pour faire pénitence [14]. Notons pour finir que Bona était si convaincue de la valeur rédemptrice du pèlerinage quelle conseilla un jour à un chanoine de San Martino nommé Marc, qui avait pour elle une grande vénération et la consultait même à propos des peines à infliger à ses pénitents, d’envoyer à Saint-Jacques-de-Compostelle une femme «chargée de péchés» qui était venue se confesser à lui, en exigeant d’elle quelle porte tout au long du chemin des habits de laine en contact direct avec la peau, afin d’achever d’expier ses fautes par la souffrance physique que cette tenue allait lui causer [15].

 

Sur les autres pèlerinages que Bona effectua, nous sommes moins bien renseignés. Ses biographes nous disent quelle se rendit plusieurs fois à Rome, pour y vénérer les tombeaux des martyrs et qu’à Saint-Pierre, elle guérit un enfant. Elle-même y tomba malade la dernière fois quelle s’y rendit, sans doute gravement, puisqu’elle devina, en vertu de la capacité quelle avait de lire dans les cœurs, que sa compagne avait conçu le projet de lui couper la tête, dans le cas où elle décéderait, pour la ramener à Pise comme relique. Mais Bona, qui commençait à se sentir mieux, lui révéla cette pensée cachée dont l’autre s’excusa et lui dit, non sans un certain humour macabre, qu’ayant retrouvé des forces, elle préférait porter elle-même sa tête jusqu’à Pise... Nous savons aussi quelle se rendit à d’autres occasions au grand sanctuaire de Saint-Michel au Monte Gargano, que fréquentaient beaucoup les pèlerins venus à Rome de l’Europe du Nord, qui continuaient ensuite leur route vers le sud de l’Italie en suivant la «voie de l’ange» jusqu’en Pouille, mais les textes dont nous disposons ne nous donnent aucune information précise à ce sujet [16]. Notons simplement que, de façon générale, la plupart des miracles accomplis par Bona eurent lieu à l’occasion de ses pèlerinages, comme pour démontrer à qui aurait pu en douter que ce vagabondage sacré était particulièrement agréable à Dieu.

 

Placée sous le signe de saint Jacques depuis ses débuts, l’existence de Bona ne pouvait s’achever que par un ultime effort pour le rejoindre. De fait, à l’automne de 1207, alors quelle était très fatiguée et malade, elle voulut se rendre encore une fois à Compostelle. Le prieur de San Martino, auquel elle devait obéissance en tant que pénitente laïque dépendant de la communauté canoniale, lui interdit de partir en raison de son état de santé, mais aussi parce qu’il ne voulait pas que son corps - c’est-à-dire ses futures reliques - tombe entre les mains d’une autre communauté religieuse. Finalement, elle insista tellement qu’il la laissa partir, mais en lui interdisant d’aller plus loin que le fleuve Serchio qui se jette dans la mer à quelques dizaines de kilomètres au nord de Pise et en la faisant accompagner. Arrivée là et sentant la mort approcher, elle accepta de rebrousser chemin mais demanda à son jeune compagnon de l’attendre pendant une demi-heure.

 

 

14. Vita B2, chap. XXXVIII, ibid., p. 147-148.

15. Vita A, chap. XLII, ibid., p. 185-186.

 

16. Sur cet itinéraire et sa fréquentation au Moyen Âge, cf.

P. BOUET, G. OTRANTO, A. VAUCHEZ éd., Culto e santuari di San Michele nell’Europa medievale — Culte et sanctuaires de saint Michel dans l’Europe médiévale : atti del congresso internazionale di studi (Bari, Monte Sant’Angelo, 5-8 aprile 2006), Bari 2007 (Biblioteca Michaelica, 1), en particulier les contributions de

-        M. TROTTA, «Di Gargano, il monte porta il nome». Un itinerario medievale, p. 209-218,

-        M. SARACCO, Il culto di san Michele nelfltalia settentrionale : sondaggi e prospettive d’indagine, p. 219-240,

-        M. SENSI, Santuari e culto du S. Michele nell’Italia centrale, p. 241-280.

-        CAMPIONE, Culto e santuari micaelici nelfltalia meridionale e insulare, p. 281-302 et

-        M. D’ARIENZO, Iscrizioni e segni devozionali lungi i percorsi al santuario garganico (secc. XVII-XX), p. 303-338.

 

 

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Selon l’hagiographe, elle aurait profité de ce répit pour se rendre à Compostelle avec saint Jacques par la pensée ou la voie des airs et, lorsqu’elle rejoignit son accompagnateur, elle lui affirma quelle avait bien effectué ce déplacement miraculeux, la meilleure preuve étant «l’insigne que les pèlerins ont l’habitude de rapporter de Saint-Jacques de Galice», probablement une coquille, quelle lui montra [17]. Elle revint à San Jacopo de Podio pour saluer une dernière fois ses chers moines dont elle était en quelque sorte la mère spirituelle, après quoi on la ramena à San Martino où elle mourut le 28 octobre 1207 et fut enterrée. Des miracles ne manquèrent pas de se produire sur sa tombe mais son culte demeura surtout vivant dans les deux maisons religieuses auxquelles elle avait été liée et parmi les simples fidèles. Visiblement, dans les milieux ecclésiastiques, on considérait alors avec une certaine suspicion cette femme plus admirable qu’imitable, qui prétendait converser directement avec le Christ et saint Jacques et qui, bien que simple laïque, n’avait pas hésité à diriger sur le plan spirituel des clercs et des moines auxquels elle aurait dû être soumise. Mais il est significatif que Bona ait fait école parmi les femmes pénitentes de Toscane, puisque deux d’entre elles qui furent alors réputées saintes, Verdiana de Castelfiorentino († 1242) et Cristiana de Santa Croce († 1310), se rendirent en pèlerinage respectivement à Saint-Jacques-de-Compostelle et à Saint-Michel au Monte Gargano, tandis que deux autres «bienheureuses» de la même région, Gherardesca de Pise († 1269) et Zita de Lucques († 1272), vinrent visiter l’église de San Jacopo de Podio où son souvenir demeurait vivant et qui, grâce aux reliques quelle y avait déposées, semble avoir joué un certain rôle en tant que sanctuaire local tout au long du XIIIe siècle [18].

 

En 1268, l’archevêque de Pise Federico Visconti reprocha aux Pisans, dans un sermon, de n’avoir rien fait pour promouvoir sa canonisation et celle de quelques autres saints laïcs locaux, mais son intervention n’eut pas de suite [19]. En fait, il fallut attendre 1962 pour que le pape Jean XXIII fasse sortir Bona de l’ombre en la proclamant patronne des hôtesses de l’air italiennes [20]... Paradoxale récompense pour cette sainte femme qui avait passé une grande partie de sa vie à marcher pour le Christ sur les chemins terrestres, mais qui saluait sans doute l’exploit quelle avait accompli en effectuant en une demi-heure le trajet Pise-Santiago et retour, ce que même un avion supersonique ne parviendrait pas à faire aujourd’hui! Mais, plus sérieusement, cette reconnaissance tardive intervenait à un moment où les pèlerinages et surtout celui de Saint-Jacques-de-Compostelle commençaient à connaître dans toute l’Europe auprès des laïcs une vogue qui ne devait pas se démentir par la suite, ce qu’avait sans doute compris un pape particulièrement ouvert aux «signes des temps».

 

Université de Paris X-Nanterre

Membre de l’Institut

 

 

17. Vita B, chap. XXI, éd. ZACCAGNINI, La tradizione (cité n. 1), p. 127, et surtout Vita K, chap. L, ibid., p. 193-194.

18. Panarelli, Culto dei santi (cité n. 7), p. 176-180.

19. Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archevêque de Pise (1253-1277), éd. N. BÉRIOU, Rome 2001 (Sources et documents d’histoire du Moyen Age publiés par l’Ecole française de Rome, 3), p. 249 et 968.

20. ZACCAGNINI, La tradizione (cité n. 1), p. 77.

 

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