ΓΕΝΝΑΔΙΟΣ: к 70-летию академика Г. Г. Литаврина

Борис Николаевич Флоря (отв. ред.)

 

11. A propos du pâturage donné à Léon Képhalas (1082)

 

N. Oikonomidès (Athènes)

 

 

Léon Képhalas est un homme très connu des historiens de Byzance. Ce ne sont pas tellement ses actions militaires des années 80 du XIe siècle qui lui ont assuré cette notoriété posthume, même pas son héroïque défense de Larissa face aux Normands. Pour tout ceci, il reçut sa récompense de son vivant, sous forme de chrysobulles impériaux lui accordant des terres et des exemptions d’impôt. Mais un de ses fils, resté sans enfant, a eu l’idée de donner ses biens patrimoniaux au monastère athonite de la Grande Lavra (dont l’higoumène était un autre Képhalas et le transfert des biens fut accompagné du transfert des documents d’archives qui les concernaient. Ainsi, plusieurs documents du dossier Képhalas y compris quelques privilèges originaux que Léon avait reçus, sont encore conservés à la Grande Lavra et constituent le plus important dossier d’un seigneur privilégié laïc que nous ayons pour la moyenne époque byzantine [1]. Tous les historiens de l’économie, de l’administration, de la société, y compris le lauréat du présent volume, ont dû s’occuper d’une façon ou de l’autre de ces documents.

 

La présente note a comme but de proposer une nouvelle lecture du plus ancien de ces documents. C’est un chrysobulle d’Alexis 1er Comnène émis en Mars 1082 [2].

 

Après un préambule où il fait l’éloge de la fidélité des serviteurs et plus particulièrement, de la fidélité que Léon Képhalas a montré envers lui, l’empereur le confirme dans la possession d’un terrain klasmatique de 334 modioi situé dans le petition de Derkous, chorion Tandrinou, que son prédécesseur, Nicéphore III Botaniate lui avait donné en pleine propriété. Pour ce terrain il devra dans l’avenir acquitter l’impôt foncier de base (dimosion), qui se monte à 4 nomismata 1/2 et 1/12, autrement dit à 4 et 168/288 nomismata. Alexis lui accorde aussi l’exemption de «toutes» les charges et corvées extraordinaires, dont une liste détaillée est fournie à la fin du chrysobulle.

 

 

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Il s’agissait donc d’un terrain d’une trentaine d’hectares, qui appartenait à l’Etat parce qu’il avait été abandonné plus que 30 ans (klasma), et qui était même situé à l’intérieur d’une région abandonné et pour cette raison déclarée petition [3]. Au moment de la donation, il ne produisait rien. Et pourtant on demandait au bénéficiaire de la donation de payer un impôt chaque année. En plus, cet impôt était calculé au taux normal et non pas à l/12e du taux normal, comme ceci se faisait souvent pour les biens klas- matiques, pour attirer des acquéreurs qui les mettraient en valeur. Etait-ce donc un cadeau «empoisonné», ce cas unique ou l’Etat exigeait l’impôt de base de la part de Léon Képhalas?

 

Il faut d’abord souligner que la cession gratuite de terre klasmatique était souvent accompagnée du paiement de l’impôt complet, dans le cas où la terre en question avait un rendement normal. Les sources parlent surtout de terres qui, abandonnées par leurs propriétaires pendant trente ans ou plus, étaient quand même cultivées subrepticement par des voisins, qui, naturellement, évitaient de payer l’impôt correspondant. L’administration savait que de tels écarts à la règle existaient et les acceptait souvent. Lorsqu’il y avait réallocation d’une terre abandonnée on avait prévu d’exiger rétroactivement trois ans d’impôt au paysan qui était soupçonné de l’avoir exploitée jusque-là [4].

 

11 faudrait donc comprendre comment l’impôt a pû être calculé dans le cas des terres cédées à Képhalas. On a pensé qu’il s’expliquait par un taux d’épibolè de l’ordre de 73 modioi au nomisma [5]. Il est vrai que si l’on divise 334 par 4 et 42/72 on obtient un taux d’imposition qui correspond à 72,87 modioi au nomisma; mais il n’est pas du tout certain que l’impôt de Képhalas ait été calculé en suivant le procédé de l’épibolè , car ceci présupposerait que la terre était exploitée et imposée au moment du calcul de l’épibolè. D’ailleurs, le taux de 1 nom. pour 73 modioi de terre est beaucoup trop élevé si on le compare aux autres taux d’épibolè attestés à l’époque - si élevé que pour le justifier Svoronos a supposé que les terres cédées à Képhalas. étaient de toute première qualité. Il me semble cependant qu’une autre solution, plus simple, est plus vraisemblable.

 

Il faut se tourner vers le tarif d’imposition conservé dans le cod. Parisinus Suppl, gr. 676, qui date du Xe siècle, mais que nous connaissons sous la forme qu’il a actuellement après une révision du XIe [6] - donc un texte relativement proche du document qui nous occupe.

 

 

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On y trouve le tarif utilisé à la moyenne période byzantine pour fixer l’impôt par allivrement. L’impôt étant fixé à l/24e de la valeur du bien imposé, on établit cette valeur selon les taux suivants: 1 nomisma est la valeur “fiscale” d’un modios de terre de première qualité (arable, irriguée), ou de deux modioi de deuxième qualité (arable) ou de trois modioi de troisième qualité (pâture et terre inculte).

 

Or, la terre de Képhalas appartenait certainement à cette dernière catégorie. Si l’on applique le taux ci-dessus, on arrive à estimer la valeur “fiscale” des 334 modioi à 111,33 nomismata, et par conséquent l’impôt correspondant (l/24e de la valeur) à 4,63 nomismata, ce qui est remarquablement proche de l’impôt mentionné dans le chrysobulle.

 

Il y a une autre façon d’aboutir au même résultat selon une méthode probablement plus proche de celle appliquée par les Byzantins. Si 24 modioi de terre de première qualité rapportent 1 nomisma d’impôt, le triple, de troisième qualité, en rapporterait autant: autrement dit, 72 modioi pour 1 nomisma d’impôt. Les 334 modioi rapporteraient donc 4 nomismata et 184/288, ou 4 nom., 1/2 et 1,66/12; on aurait arrondi cette dernière fraction vers le bas à 1/12 de nomisma.

 

Il faut ajouter que la somme mentionnée comme impôt dans le chrysobulle n’était certainement pas la seule obligation de Képhalas envers le fisc. L’impôt de base était régulièrement alourdi de quelques surtaxes, les parakolouthèmata: le dikération, l’hexaphollon, la synètheia et l’élatikon étaient initialement des charges au profit des percepteurs et de leur suite, mais ces charges furent transformées avec le temps en surtaxes régulièrement perçues par tous les contribuables. Leur taux, à l’époque qui nous intéresse, nous sont connus grâce au document appelé Palaia Logarikè [7]. Pour Léon Képhalas, ces surtaxes représenteraient une charge supplémentaire de 1/2 1/3 de nomisma et 2 folleis, ce qui lui ferait un total à payer de 5 nomismata d’or, 5 miliarèsia d’argent (5/12 nom) et 2 follies de cuivre (soit 5 et 122/288 nom). C’était une augmentation de ca. (18.33).

 

Le terrain donné à Képhalas était donc un pâturage qui naturellement ne perdait pas son «rendement normal» pour avoir été abandonné. Comme il était situé près d’un sien chorion, on peut supposer que c’était un pâturage d’hiver ou permanent.

 

 

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D’ailleurs, on peut difficilement imaginer un terrain si bien délimité dans un pâturage d’été, sur la montagne. Le revenu qu’une telle terre pouvait rapporter à son propriétaire était le «droit de pâture», l’ennomion...

 

Les taux «normaux» de l’ennomion nous sont connus par le même traité du Parisinus. Il y a deux types de pâturages à exploiter.

 

   a) Pour la terre de pâture il faut compter, pour les six mois d’hiver et par mouton 2 1/2 modioi de terre, et demander 1 nomisma d’ennomion pour 100 moutons [8]. Il est évident que ce taux concerne seulement les collines rocailleuses, où l’on fait paître normalement les moutons et les chèvres dans tout le pourtour de la Méditerrannée. A ce taux, le terrain de Képhalas ne rapporterait qu’un nomisma et un tiers, ce qui serait catastrophique pour lui, compte tenu de l’impôt qu’il devait payer.

 

   b) «S’il s’agit d’un pâturage pour les buffles, les juments ou les boeufs, tu dois compter un terrain de 10 modioi par tête pour six mois de pâture et compter comme droit de pâture (ennomion) 1 nomisma pour 3 têtes.» Si la terre de Képhalas appartenait à cette catégorie, elle pourrait nourrir 33 têtes de gros bétail et lui rapporter jusqu’à 11 pièces d’or par semestre, ce qui lui laissait un bon bénéfice.

 

Il est très probable que le pâturage donné à Képhalas appartenait au second type, qui rapporte plus. Mais, pour mettre cette terre en valeur, il aurait fallu trouver des éleveurs qui seraient disposés à y faire paître leurs animaux et payer l’ennomion au propriétaire.

 

La perception de l’ennomion est connue dans des villages, qui faisaient un peu d’élevage, marginalement, et qui payaient au fisc un droit proportionnel au nombre des bêtes qu’ils possédaient. Dans ces cas, l’ennomion tendait à se transformer en obligation quasi fiscale, qui frappait le contribuable en raison des bêtes qu’il possédait, et non de celles qu’il avait effectivement fait paître dans un pâturage donné. Ceci apparaît clairement dans un passage de la Peira d’Eustathe le Romain (37,2).

 

Il n’y avait certainement pas de village près de la terre klasmatique de Képhalas, situé au milieu d’un petition. Evidemment, il aurait pu espérer l’arrivée de voisins. A défaut, Képhalas aurait pu se tourner vers des professionnels de l’élevage qui auraient pu s’intéresser à son pâturage.

 

 

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Or, ceci présupposerait un effort et des tractations pour les attirer, et ce dans une région où les terres vacantes, donc les pâturages, ne faisaient certainement pas défaut.

 

Ici intervient, à mon avis, le seconde partie du privilège, l’exemption des charges et corvées extraordinaires accordée à Képhalas par Alexis Comnène. Ce que je proposerai dans ce qui suit est une hypothèse, mais elle me semble avoir quelque vraisemblance.

 

A la lecture du document on reste perplexe devant une exemption accordée à un terrain non habité. Que signifierait, par exemple, le droit de ne pas payer le fouage (kapnikon), s’il n’y a pas de parèques desquels on aurait pû l’exiger? Que signifierait l’exemption du mitaton (obligation de fournir la gîte à un militaire pendant l’hiver), si personne n’habitait sur le bien privilégié?

 

Deux réponses viennent tout de suite à l’esprit. Primo , on peut penser que Képhalas était ainsi protégé de l’adaeratio des corvées ou charges - mais cet argument ne vaut pas pour les impôts comme le kapnikon, qui ne pouvait être perçu que par des personnes réelles. Secondo, on peut penser que cette exemption avait été obtenue dans le projet d’installer des parèques sur le terrain, qui aurait été fait plus tard par les soins de Képhalas - mais ceci est également peu plausible, étant donné que rien n’est dit à ce sujet dans le document, alors que le doit d’installer des parèques sur un terrain fut toujours strictement contrôlé par le fisc, particulièrement si ces parèques devaient jouir d’un privilège quelconque, notamment d’un privilège fiscal. Dans des cas de donations de parèques, on précisait d’habitude leur nombre et leur niveau économique (s’ils possèdent des boeufs de labour ou non). Or, rien de tout celà n’est dit dans le chrysobulle de 1082. Et, nous le verrons, il n’y a pas eu d’installation de parèques tant que le bien appartint aux Képhalas.

 

De plus, si la terre était transformée en champs, son taux d’imposition changerait de tout en tout. Nous connaissons des cas de pâturages (sur terrain plat, sans doute) qui furent transformés en champs, mais dans le document fiscal qui nous en parle, il est bien précisé que l’ennomion n’était plus perçu [9].

 

Mais l’exemption pourrait bien arranger les bergers qui pratiquaient la transhumance et qui, le plus souvent, échappaient aux rigueurs de la fiscalité impériale.

 

 

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Ils passaient le semestre d’été à la montagne, loin de toute tracasserie. Mais ils risquaient de se faire prendre, lorsqu’ils retournaient vers les terres basses pour l’hiver. Pour des éleveurs de ce type, l’exemption dont jouissait le pâturage de Képhalas pouvait avoir une importance considérable, parce quelle les mettait à l’abri des agents du fisc et des corvées. Cette population fluide, sur laquelle l’emprise de l’Etat était limitée, pouvait certainement profiter de l’exemption que Képhalas avait obtenue pour son terrain de pâture.

 

Dans un cas comme celui-ci on voit mieux l’importance que l’exemption fiscale avait, au-delà des avantages monétaires quelle procurait à son bénéficiaire. Elle lui permettait de rendre ses domaines attrayants pour une main d’oeuvre si peu disponible, et lui donnait un avantage économique considérable par rapport à ses compétiteurs, les autres propriétaires terriens. C’eşt un phénomène qu’on a vu à propos de biens cultivés par des pareques [10]. Le présent cas nous permet de faire la même constatation dans le domaine de l’élevage, qui est relativement moins bien connu [11].

 

En effet, le statut de ce bien de Képhalas ne semble pas avoir changé avec le temps. En 1089 Alexis Comnène s’y réfère toujours comme celui d’une terre klasmatique de 334 modioi située dans le petition Derkous chorion Tandrinou [12]. Dans le texte de la donation qu’il a faite à Lavra en 1115, Nicéphore Képhalas mentionne deux domaines, Archontochorion et Chostianes, avec leurs parèques, zeugaria, maisons, vignes, etc., et, en troisième lieu, séparément, son domaine (proasteion) appelé ta Adrinou et situé dans le petiton de Delkos avec tout le terrain qui lui revient [13]. Autrement dit, Tandrinou n’avait pas encore reçu d’habitants mais il rapportait sans doute beaucoup, puisqu’il est qualifié de «domaine».

 

 

  Note

 

1. Le dossier Képhalas est reconstitué dans: Actes de Lavra. Vol. I // P. Lemerle, A. Guillou, N. Svoronos, D. Papachryssanthou. Paris, 1975, p. 336-337.

 

2. Actes de Lavra, No 44.

 

3. Litavrin G. Les terres à l’abandon selon le traité fiscal du Xe siècle et leur importance pour le fisc // Etudes Balkaniques, vol. 3, 1970, p. 18-30; Литаврин Г. Г. Еще раз о симпафиях и класмах налоговых уставов X-XI // Byzantinobulgarica 1978. Vol. 5, p. 73-94; Oikonomides N., Das Verfalland im 10.—11. Jahrhundert: Verkauf und Besteuerung // Fontes Minores .Vol. 7. 1986, p. 161-168; Harvey A. Economic expansion in the Byzantine empire, 900-1200. Cambridge University Press, 1989, p. 57-59;

 

 

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Kaplan M. Les hommes et la terre à Byzance du Vie au XIe siècle Propriété et exploitation du sol. Paris, 1992, p. 405 et suiv.

 

4. Litavrin G. Ὁπισθοτέλεια. К вопросу о наделении крестьян землей в Византии X-XI вв. // ВВ. Т. 39, 1978, с. 46-53.

 

5. Kaplan М. Les hommes..., p. 489-490, cf. Svoronos N., Recherches sur le cadastre byzantin et la fiscalité aux XIe-XII-e siècles: le cadastre de Thèbes // Bulletin de Correspondance Hellénique. Vol. 83. 1959, p. 130.

 

6. Dernière édition (avec la bonne datation) dans Lefort J., Bondoux R., Cheynet J.-Cl, Grelois J.-P. Kravari V., Géométries du fisc byzantin. Paris, 1991, p. 62. Le texte avait déjà été commenté par Schilbach E., Byzantinische Metrologie. Münich, 1970, p. 249 et suivé et par Литаврин Г. Г. Византийское общество и государство в XI-XII вв. М.,1977, с. 220 и сл.

 

7. Jus Graecoromanum. T. I/1. et P. Zépos, Athènes, 1931. P. 326-333.

 

8. Ce trait se retrouve dans le praktikon de 1073 de Patmos: Nyzastopoulou-Pelekidou Μ. Ἔγγραφα Πάτμου, T. II. Athènes, 1980. No 50.1.315.

 

9. Ibid., No 50, 1. 123, 124, 136.

 

10. Oikonomidès N. Ἡ Πεῖρα περὶ παροίκων. Ἀφιέρωμα στὸν N. Σβορώνο. T. I. Rethymno, 1986. P. 232-236.

 

11. Voir en dernier lieu Harvey A. Economic expansion..., p. 149-157; Kaplan M. Les hommes..., p. 74—79, 195-197, 204-205, 343-345; Ferjančić B. Cattle Raising on the Estates of the Athonite monasteries in the Middle Ages // Зборник радова Византолошког института 1993. 32, p. 35-127 (en serbe avec résumé anglais).

 

12. Actes de Lavra..., No 49.1.10-11, 47-48, 56-57.

 

13. Actes de Lavra..., No 60.1.33-35.

 

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