Romanoslavica XIII (1966)

 

7. «BULGARALBANITOBLAHOS» ET «SERBALBANITOBULGAROBLAHOS» — DEUX CARACTÉRISTIQUES ETHNIQUES DU SUD-EST EUROPÉEN DU XIVe ET XVe SIÈCLES. Nicodim de Tismana et Grégoire Camblak

DJORDJE SP. RADOJIČIĆ (Novi-Sad) de l’Academie Serbe des Sciences et des Arts

 

 

Le mélauge et l'indétermination ethniques du Sud-Est européen sont très bien marqués dans deux expressions datant du XIVe et XVe siècles: «Bulgaralbanitoblahos» et «Serbalbanitoblahos». La première est employée par Katrari vers la moitié du XIVe siècle, dans les vers byzantins se rapportant au moine Néophyte, originaire d’une localité des alentours de Salonique, dont les parents — disait-il — étaient issus d’un mélange des Albanais et des Vainques, et que celui-ci était, par conséquent, d’origine Vainque, selon son apparence Albanais, mais par sa structure physique Bulgaroalbanovalaque [1]. La seconde expression se trouve dans la chronique de Jannina du début du XVe siècle, dans laquelle Vonge (mort après 1403, d’après Hopf) est marqué comme étant «Serbalbanitobulgarovalaque» [2].

 

Ce que frappe dans les deux expressions c’est que le mot «valaque» se trouve à la fin, ce qui veut dire vraisemblablement que les deux personnes ont la même origine valaque, mais qu’elles se sont mêlées plus tard avec d’autres nationalités du Sud-Est européen.

 

Cette fois-ci nous avons l’intention de dire quelques mots sur Nicodim de Tismana et sur Grégoire Camblak, intellectuels très remarqués à cette époque dans toute l’Europe du Sud-Est, dont la caractéristique ethnique est aussi très compliquée.

 

A propos de Nicodim, les annales serbes de l’époque disent qu’il était «Grčić» [3], c’est-à-dire fils d’un Grec, tandis que dans une autre source serbe, notamment dans la biographie d’Isaie, personnage remarquable de l’histoire d’église serbe et balkanique, il est écrit que Nicodim, «homme honorable et saint, fort dans les saintes écritures, plus fort encore dans l’intelligence ainsi

 

 

1. Iv. Dujčev, Proučvanija vărhu bălgarskolo srednovekovie (Sbornik na Bălgarskata Akademija na naukile i izkustvata, XLI—I, 1945, 136). Sur Jean Katrari et les expressions qui nous intéressent voir K. Krumbacher, Geschichte der byzantinischen Literatur (18972), 780-781.

 

2. «Glasnik Društva srbske slovesnosti» XIV (1862), 274. Sebastian Cirac Estopañan Bizancio y España. El legado de la basilissa Maria y de les déspotas Thomas y Esaú de Jeannina II, (1943), 54. Cf. M. Sufflay, Srbi i Arbanasi (1925), 69—70.

 

3. Ljub. Stojanović, Stari srpski rodoslovi i letopisi (1927), 221.

 

 

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que dans 1rs paroles et les réponses» était «Grec de sa naissance» [1]. La tradition enregistrée au XVIIe siècle dans le monastère de Tismana veut que le père de Nicodim, de nationalité grecque, était originaire de Kostur (Castoria), tandis que sa mère était Serbe [2]. Dans la région de Kostur vivait vers la fin du XIVe siècle Nicolas Bagaš Baldovin, petit-fils du prince Baldovin, qui tenait en possession, dans la première moitié du XIVe siècle, au temps du roi serbe Etienne Uroš III Dečanski (1321—1331), la région de Vranje. Il est certain que cette famille ait été d’origine valaque. Il faut encore souligner que le second petit-fils du prince Baldovin, frère de Nicolas, était kyr-Antoine (Arsène) Bagaš, ancien homme de lettres serbe, réorganisateur du monastère de Saint-Paul au Mont-Athos (mort entre juin 1405 et octobre 1406) [3]. La tradition du XVIIe siècle mentionne Prilep comme le lieu de naissance de Nicodim [4], tandis que la tradition ultérieure roumaine rapporte l'appartenance de Nicodim à la famille du prince serbe Lazar [5], qui, à cause de la fonction de commandant suprême dans la célèbre bataille de Kossovo (1389) et du martyre qu’il subit comme prisonnier turque, est entré dans la poésie populaire serbe et est devenu le personnage principal de la légende de Kossovo. Pour ce même prince Lazar l'historien ragusain Jacob Lukarević (1551—1615) a noté qu'il était «katunar» (chef des pâtres dans les montagnes de l’Europe du Sud-Est) de Viteonica et de Kosoric (katunar de Viteonica e Kosorrichi) [6]. Il s’ensuit, par conséquent, que Lazar, lui-ausst, était d’origine valaque [7]. En joignant les données des traditions à celles des sources historiques il ressort que Nicodim aurait été de Prîlepac, château fort près de Novo Brdo, célèbre centre minier médiéval serbe, et non pas de Prilep, ville de Macédoine. Le château fort de Prilepac est le lieu natal du prince Lazar. Il se peut que la mère de Nicodim, étant Serbe, fût en parenté avec le prince Lazar [8]. Enfin, tout est possible, et ceci explique les liens entre Nicodim et le prince Lazar au temps du renouvellement des rapports entre l’église serbe et celle de Constantinople (1375), ainsi qu’à l’époque où Nicodim prit à tâche la construction des monastères valaques de Vodiţa et Tismana, c’est-à-dire au temps du règne du voivode valaque Vladislav-Vlaicu I (1364 — vers 1374) et du voivode Radu (vers 1374—1384 aproximativement). Le prince Lazar a prêté une aide matérielle à Nicodime, en donnant à ces monastères certains villages, probablement dans la région du Danube, au Sud de ce fleuve [9]. Lorsque Nicodim fut l’objet d’une «poursuite», il se réfugia «en terre hongroise», probablement

 

 

1. N. Dučić, Starine hilandarske (extrait de «Glasnik Srp. učenog društva», 56, 1884), p. 75.

 

2. Čed. Mijatović, Srpski odzraci iz rumunske istorije («Letopis Matice srpske», 187, 1896, 18—19). Cf. Emile Turdeanu, Les premiers écrivains religieux en Valachie: l'hégoumène Nicodème de Tismana et le moine Philothée («Revue des études roumaines». II, 1954, 119).

 

3. Djordje Sp. Radojičić, Istočna i zapadna komponenta starih južnoslovenskih književnosti («Glas Srpske akademije», 256, 1963, 4).

 

4. Čed. Mijatović, op, cit., 19.

 

5. E. Turdeanu, op. cit., 119. Il serait frère de la mère du prince Lazar (Čed. Mijatović, op. cit., 30).

 

6. Il. Ruvarac, О knezu Lazaru, 1888, 15.

 

7. Voir Dj. Sp. Radоjičić, op. cit., 4.

 

8. Voir du même auteur Vatikanski rukopis popa Nikodima (Gradja Autonomne Pokrajine Vojvodine, III, 1959, 188).

 

9. Du même auteur, Srpsko-rumunski odnosi XIV—XVII veka («Godišnjak Filozofskog fakulteta u Novom Sadu», I, 1956, 15—16).

 

 

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à Vilagoš (Şiria), chez Démètre, frère cadet du roi Marc (célèbre héros Kraljević Marko des chansons épiques sud-slaves), qui a passé à son tour en Hongrie entre 1395 et 1399, cité en 1404 et 1407 comme étant châtelain de Vilagoš (Şiria) et chef du Comitat de Zarand (Arad). Nicodim de Kostur doit avoir connu Démètre, dont le frère Marc avait épousé la belle-sœur du cité Nicolas Bagaš Baldovin, seigneur féodal de la région de Kostur [1]. C’est à Vilagoš (Şiria) que Nicodim a écrit son Tétraévangile en langue slavonne serbe, manuscrit remarquable par lequel commence l’ancienne littérature serbe dans les Contrées du Danube moyen [2]. Nicodim rentra en Valachie et mourut le 25 décembre 1406 [3].

 

 

Grégoire Camblak est de la famille des Camblak, celle-là même qui a donné beaucoup de personnalités bien connues dans l’histoire byzantine et bulgare [4]. Né vraisemblablement à Târnovo vers l’an 1365, Grégoire Camblak a terminé sa vie, pleine de migrations d’un pays à l’autre, en métropolite de «Russie», en 1419/20. Il était de nationalité valaque de Macédoine probablement, car le roi de Pologne Vladislav II Jagellon (1386—1434), ancien grand duc Lituanien, dans sa lettre au pape Martin V (1417—1431), le nomme Macédonièn (Macedo) [5] et il était sans doute à même de le savoir. Camblak a vécu en Bulgarie, au Mont-Athos, à Constantinople, en Moldavie, enfin, en Russie, en déployant partout une grande activité. De 1402 à 1406, nous le trouvons en Serbie occupant le poste d’hégoumène du monastère Dečani. Il a écrit la biographie du fondateur du monastère, le roi Etienne Uroš (1403—1404). Dernièrement E. P. Naumov [6] a essayé de nier ce fait. On possède, malheureusement, peu de données biographiques sur Grégoire Camblak, néanmoins grâce au grand nombre d’œuvres littéraires qu’il a laissées, il est considéré comme un écrivain supérieurement doué [7].

 

 

1. Du même auteur, Vatikanski rukopis, loc. cit., 188—189.

 

2. Du même auteur, «Godišnjak Filozofskog fakulteta u Novom Sadu», II, 1957, 239—270. Sur le Tétraévangile de Nicodème voir p. 242—243.

 

3. De même auteur, Vatikanski rukopis, loc. cit.

 

4. Voir l’étude de G. I. Theoharidou, Oi Tsamplalcones (extrait de «Makedonikon», V, 1959, 125—183).

 

5. A. I. Jacimirskij, Grigorij Camblak (1904), 19, 215.

 

6. Kem napisano vtoroe žitie Ştefana Dečanskogo? («Slavijanskij arhiv», 1963, 60—72).

 

7. Voir Djordje Sp. Radojičić, Tvorci i delà stare srpske književnosti (1963), 175—182.

 

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