Romanoslavica XIII (1966)

 

8. QUELQUES REMARQUES SUR LES BALKANISMES EN VIEUX-SLAVE

JOSEF KURZ (Prague)

 

 

1. En examinant la syntaxe du vieux slave (surtout le problème de l’article en vieux slave) [1], j’ai toujours fait attention aux relations balkaniques dans les phénomènes examinés. Le vieux-slave s’étant formé dans le milieu balkanique (surtout sous l'influence de la langue et de la culture grecques), reflète l’état de ce milieu. On ne peut pas douter que l’étude du vieux slave comprise de cette façon n’ait une grande importance pour la balkanistique diachronique et qu’elle ne puisse conduire aux résultats touchant la connaissance du temps et des circonstances du début et de la première évolution des phénomènes étudiés.

 

L’article postposé appartient, on le sait bien, aux balkanismes; il avait pris son origine dans les conditions du contact étroit des langues balkaniques; les influences balkaniques auraient pu se manifester par le soutient et par la régularisation des tendances indigènes concernant l’emploi des pronoms démonstratifs postposés dans la fonction anaphorique. En vieux-slave, l’influence des originaux grecs aurait pu jouer un rôle important dans l’extension de l’usage mentionné, mais, à cette époque, il ne s’agissait pas encore d’un véritable article.

 

Dans le domaine de l’article, on rencontre, à côté de cela, dans les monuments vieux-slaves, des constructions d’origine livresque, formées par l’imitation servile du grec; c’est l’emploi du pronom iže, lié à l’infinitif, au participe, à une construction prépositionnelle, à un substantif etc. (par ex.:

a eže sěsti o desnǫ i о šǫjǫ mene něstь mьně sego dati Matthieu 20, 23 dans le cod. Marianus;

i si takožde sǫtъ. iže na kamenichъ séemii Marc 4, 16 dans le cod. Zographensis;

iže... sěemi dans le Marianus;

ašte ubo světъ iže vъ tebě tъma estъ. tě tъma kolьmi Matthieu 6, 23 dans le Zographensis, Marianus, Assemanianus, Savvina kniga;

vsěkъ grěchъ i vlasvimiě. otъpustitъ sę člověkomъ a ěže na duchъ vlasvimiě ne otъpustitъ sę člověkomъ Matthieu 12, 31 dans le Zographensis;

ěže... chula Marianus, Assemanianus);

elles ont pénétré dans les textes par l’intermédiaire des originaux grecs; dans les premières traductions l’usage de telles constructions était assez rare (on y trouve le pronom iže en congruence avec le mot auquel il appartient), et il semble avoir été réservé

 

 

1. Cf. sur le problème de l’article en vieux-slave, mes travaux suivants: K otázce členu v jazycích slovanských, se zvláštním zřetelem к staroslověnštině, «Byzantinoslavica», 7, 1937—1938, p. 212—340, et 8, 1939—1946, p. 172—288 (la deuxième partie a paru aussi comme tiré à part sous le titre Problém členu v jazyce staroslověnském, Praha, 1946); Проблема члена в старославянском языке, dans le recueil «Исследования по синтаксису старославянского языка», 1963, р. 121—182; Проблемата за члена в старобългарския език, «Език и литература», XVII, 3. р. 1—16; Studie ze syntaxe jazyka staroslověnského (thèse de doctorat, encore inédite, 1964, résumé de mes recherches).

 

 

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pour exprimer de fines nuances de sens du texte slave [1]; mais plus tard, leur emploi s'élargit et devint une imitation tout à fait mécanique des constructions grecques (souvent avec la forme invariable du pronom) ; dans le codex Suprasliensis on trouve 282 exemples de cette sorte. Il me semble que les anciens traducteurs choisissaient cette construction non slave pour traduire des groupes de mots grecs liés avec l’article souvent aussi parce qu’ils ne possédaient pas un moyen slave adéquat correspondant à l’article grec; n’aurait-on pas pu remplacer de telles constructions, comme iže оtъ stranъ novi ljudije cod. Supr. 321, 28, poslušai jaže vidimaa ibid. 336, 21, něsi li ježe proricajemo slyšalъ ibid. 337, 9, par des moyens bien slaves formés par un article slave, s'il y en avait eu à ce temps-là (alors qu’on aurait pu dire, par ex., noviji ti ljudije оtъ stranъ, pošlušai vidimaa ta, něsi li slyšalъ proricajemoje to) ?

 

En fait, il semble du moins que les balkanismes syntactiques vivants n’apparaissent pas dans les traductions cyrillo-méthodiennes dans une mesure plus large [2]. Le défenseur de telles influences Jan Sedláček [3] ne donne que de très rares exemples dans les textes cyrillo-méthodiens qu’on puisse expliquer ainsi. Il trouve plus d’exemples de quelques phénomènes balkaniques dans le codex Suprasliensis. On trouve en effet dans ce monument des cas pareils (mais il n’est pas sûr qu’ils descendent de l’époque de la traduction des textes ou de celle des copies). Ceci est d’accord avec mes conclusions concernant l’apparition des propositions avec da pour les infinitifs finaux grecs; je peux affirmer que l’usage des propositions introduites par la conjonction da dans la traduction cyrillo-méthodienne la plus ancienne — usage d’ailleurs peu fréquent, si on ne prend en considération que des matériaux dont il peut s’agir — ne signale pas encore le processus touchant l’existence des constructions infinitives slaves, mais qu’on peut compter avec un tel processus plus tard, à l’époque de Syméon ou les signes de la retraite des constructions infinitives apparaissent plus clairement (et le codex Suprasliensis appartient à cette époque-là).

 

Il faut à mon avis, étudier la syntaxe des monuments cyrillo-méthodiens en l’examinant toujours par rapport aux relations balkaniques ; mais, d’un autre côté, il faut s’en tenir aux faits réels et examiner tout d’abord si des traits qu’on peut juger comme des balkanismes, sont vraiment présents dans les textes. L’apparition plus claire des dits balkanismes ne se trouve que dans les textes qui suivent l’époque cyrillo-méthodienne. Certes, on peut supposer les tendances menant à de tels changements [4], mais la diffusion de tels traits dans les textes s’accomplissait successivement et le caractère livresque de la langue vieille-slave s’y opposait.

 

En me fondant sur l’analyse détaillée des faits je suis parvenu à la conclusion que l’absence de l’article, ou celle des propositions introduites par la

 

 

1. Voir «Byzantinoslavica», 8, 1939—1946, p. 280—283.

 

2. Voir aussi M. Małecki, Zagadnienia sporne lingwistyki balkańskiej, dans III-ème Congrès international des slavistes. Publications du Comité d’organisation, No. 1, Beograd, 1939, p. 216—217.

 

3. Jan Sedláček, K problematice zkoumání syntaxe staroslověnštiny, dans le recueil Otázky slovanské syntaxe. Praha, 1962, p. 89—92; Синтаксис старославянского языка в свете балканистики, «Slavia», 32, 1963, р. 385—394; К balkánským paralelám te vyjadřování hypotetické modálnosti, «Slavica Pragensia», 4, 1963, p. 301—305.

 

4. Cf. p. ex. Исследования по синтаксису старославянского языка, p. 181; ou mon travail K otázce nominativu zájmena třetí osoby v slovanštině, «Slavica Pragensia», 2, 1960, p. 54.

 

 

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conjonction da etc. dans les textes vieux slaves les plus anciens correspond à l’époque ultérieure de la pénétration des balkanismes en général.

 

 

2. Dans la seconde partie de mon article je tâcherai d’expo6er quelques observations d’ordre méthodologique qui, à mon avis, pourraient être utiles pour l’examen des questions de ce genre [1].

 

A. L’étude de tels traits doit être fondée sur l’analyse patiente des matériaux ; elle doit être menée sous tous ces rapports et distinguer des phénomènes d’origine et de nature différentes. C’est une telle analyse qui faisait souvent défaut dans les travaux antérieurs de cet ordre [2].

 

            a) Il faut tout d’abord séparer, autant que possible, les traits de nature purement livresque de ceux à même de refléter la langue vivante mêlée de balkanismes (ils pouvaient y pénétrer sous l’influence du grec byzantin parlé ou sous celle de la romanité balkanique, faisant partie de la langue des traducteurs ou des copistes); il est naturel que les originaux grecs y jouaient un rôle important ; on peut s’imaginer que la pénétration des traits dont nous parlons pourrait être facilitée ou — d’autre part — limitée par l’influence des originaux grecs.

 

            b) En analysant des traits qui peuvent être considérés comme des reflets du milieu vivant de la langue parlée, on doit discerner et bien différencier les cas divers de l’emploi d’un moyen linguistique donné. Ainsi, par ex., l’emploi d'une proposition finale introduite par la conjonction da ne doit pas être nécessairement balkanisme: il faut distinguer des cas où il reproduit l’emploi identique de la proposition finale grecque, d’autres cas dans lesquels le texte grec possède une construction infinitive; et dans les cas où on trouve en grec l’infinitif final avec l’article, il faut — de nouveau — différencier les cas dans lesqtiels l’usage de la proposition finale vieux-slave était inévitable, d’autres cas où cet usage n'était pas nécessaire et où on pouvait bien se servir d’un supin ou d’un infinitif en slave aussi. Je ne peux pas mentionner tous les détails, mais je peux affirmer qu’après une telle analyse profonde de tous les cas dont il s’agit, il ne reste qu’un nombre assez limité d’exemples (un ou deux exemples du texte évangélique, quelques uns du Psautier et un certain nombre d’exemples du cod. Suprasliensis) qu’on puisse considérer comme des balkanismes.

 

            c) Ensuite, il faut différencier dans les matériaux les phases diverses, les étapes successives dans l’évolution d'un seul et même événement. Ainsi, par ex., dans les constructions du type radъ tъ en vieux slave, il s’agit tout d’abord de l’emploi des pronoms démonstratifs postposés dans la position enclitique derrière les substantifs ou les adjectifs, sans changement de la fonction et de la signification du pronom ; on concevait le pronom démonstratif comme un mot indépendant, qu’on pouvait séparer à loisir du substantif donné et servant sa signification; on ne le sentait pas encore comme un simple suffixe; on s’en servait d’abord selon les besoins (pour exprimer, s’il était nécessaire, le deixis ou l’anaphore), pas régulièrement. Par l’emploi fréquent des pronoms

 

 

1. Voir aussi des réponses aux questions linguistiques posées par le Comité d’organisation du V. Congrès International des Slavistes dans le recueil Славянски филология, tom 1, Sofia, 1963, 316 suiv.; elles sont rédigées par H. Birnbaum, J. S. Mastov, K. Mirčev, M. Pavlović, A. Vraciu; voir aussi K. Horálek, K syntaktickému vývoji a podmínkám vzniku slovanských spisovných jazyků, dans le recueil «Otázky slovanské syntaxe», Praha, 1962, p. 86—88.

 

2. Pour en donner un exemple, je veux rappeler que dans les travaux de Ljubomir Miletič concernant la question de la présence de l’article envieux-slave, chaque pronom démonstratif postposé est considéré comme article.

 

 

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démonstratifs dans une telle position le chemin menant au développement d'un article est préparé sans doute, du point de vue formel au moins, mais il ne s'agit pas encore d’un véritable article. La seconde phase de l’évolution consiste en la préparation de la fonction de l'article; il ne s'agit pas, naturellement, d’une évolution brusque; elle s'accomplissait graduellement, ce qu’on peut bien observer en analysant sous cet aspect des textes moyens-bulgares [1]. Naturellement, les changements de la fonction et du sens du pronom nous amènent en même temps à comprendre aussi la forme de la façon nouvelle. Tandis que dans la première phase le démonstratif peut être séparé du substantif et compris comme un mot indépendant avec sa signification propre (rabъ tъ, rabotъ se divise en rabъ et 'ce serviteur’), dans la seconde étape la situation est autre: il ne s’agit plus d’un mot séparable, mais du suffixe -ъt qui s’accroche au substantif (c’est-à-dire: rab-ъt); l’exemple zlyіѡ rabь Matthieu 24, 48 de Dobrějšovo četveroevangele nous démontre qu’l s’agit vraiment d’un tel suffixe (-ъt, -ot) qui, dans ce cas, est transporté à l’adjectif. Dans la première phase de l’évolution il nous suffit d’admettre le procédé slave de réunir le substantif avec un pronom postposé et enclitique — les originaux grecs ont pu aider les traducteurs et les copistes des manuscrits slaves à élargir l’usage du pronom démonstratif dans la position postpositive; mais dans la deuxième phase il s’agit déjà d’un développement spécial qui s’est accompli dans les conditions spécifiques des relations balkaniques.

 

            d) Ensuite, il faut bien différencier les textes; il faut faire attention au milieu clans lequel les textes ont été traduits ou composés ou copiés, il faut tenir compte de leur contenu, de leur base dialectale et du temps auquel ils appartiennent, en un mot, il faut prendre garde aux circonstances qui pourraient influencer certaines irrégularités dans la pénétration des balkanismes dans les textes. A ce point de vue une différence nette se manifeste entre les traductions cyrillo-inéthodieimes des textes bibliques et liturgiques, d’un part, et le codex Suprasliensis, de l’autre; ce monument appartient à une époque plus récente, sa langue s’appuie sur une base dialectale différente (la Bulgarie de l’est) et son contenu diffère de celui des textes bibliques et liturgiques; tout cela a facilité la pénétration des éléments de la langue vivante. Et en effet on trouve dans ce codex des éléments qui sont des balkanismes indubitables ou, du moins, leurs germes.

 

 

B. L’observation et l’analyse des textes doivent être complétées par des regards aux rapports structurals, dans lesquels les catégories des phénomènes étudiés se présentent en vieux slave; on doit en même temps tenir compte du caractère général de la structure du vieux-slave. Ici non plus je ne peux pas toucher à tous les détails. Il est, par ex., hors de doute que l’évolution de l’article en vieux-slave était liée à l’état du système général des démonstratifs en vieux-slave (ici il s’agit en premier lieu de la liaison de la naissance de l’article avec la transition du système démonstratif de trois degrés à celui de deux degrés).

 

Je terminerai mon exposé par la constatation que l’étude de la syntaxe du vieux-slave doit toujours tenir compte des relations balkaniques des phénomènes examinés. Je crois pouvoir affirmer que l’étude de ces rapports est importante dans tous les cas. Même les résultats négatifs ont une valeur; ils aident à résoudre un bon nombre de problèmes.

 

 

1. Voir p. ex. G. Svane, «Scando-Slavica», 7, 1961, p. 233—251; 8, 1962, p. 224—238.

 

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