Romanoslavica I (1958) 

 

3. INFLUENCES SLAVES ET MAGYARES SUR LES PARLERS ROUMAINS

I. Pătruţ

 

- Karta 1. ĝ dans le mot GEME  (32)
- Karta 2. 1) D dans le mot VEDERE; 2) La forme zin ( < vin
(35)
- Karta 3.
1) -ă > -â (-ă̟) dans le mot SECETA; 2) -e > -i (-) dans le mot FETE; 3) La forme Cǫsă  (37)

 

Les parlers daco-roumains se groupent en cinq sous-dialectes caractérisés par certains traits distinctifs de nature surtout phonétique et lexicale. Pour délimiter les sous-dialectes daco-roumains nos linguistes ont accepté comme critérium d’orientation la prononciation du phonème correspondant à l’affriquée ĝ [1]. de la langue littéraire. Selon cette prononciation et aussi selon d’autres éléments caractéristiques le territoire linguistique daco-roumain se divise en sous-dialectes valaque, moldave, celui du Banat, de la région du Criş et du Maramureş (v. la carte 1) [2].

 

Cette sorte de division des parlers daco-roumains n’est pas très ancienne. L'académicien E. Petrovici soutient qu’elle n’est pas antérieure au XV-e siècle, et que les traits distinctifs tant phonétiques que lexicaux des cinq sous-dialectes sont relativement récents [3].

 

Dans les lignes qui suivent nous tâcherons de démontrer que la différenciation des parlers roumains, et leur groupement en ces cinq sous-dialectes, sont dûs non seulement à des causes internes, mais aussi externes, c’est-à-dire à l’influence exercée par d’autres langues.

 

*

 

L'académicien E. Petrovici a démontré dans plusieurs études récentes l’existence d'une forte influence slave sur le phonétisme de la langue roumaine. Grâce à cette influence qui s’est exercée à une époque plus ancienne, remontant

 

 

1. Dans le présent article, basé surtout sur les matériaux de l’Atlas linguistique roumain (ALR), nous utilisons la transcription phonétique employée dans cet ouvrage bien connu. Aux volumes parus de l'Atlas est annexée la transcription phonétique dans laquelle figurent tous les signes employés, ainsi que leur équivalent d’après le système de transcription de l’Association phonétique internationale.

 

2. Parmi les éludes touchant ce problème, les plus récentes sont celles de l’académicien E. Petrovici, dans «Limba romînă» III, no. 5, p. 5—12, et de R. Todoran, ibid. V, no. 2, p. 38-50.

 

3. E. Petrovici, loc., cit., p. 16-17.

 

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déjà à la période du roumain commun, le système des phonèmes de la langue roumaine diffère de celui des autres langues romanes [4].

 

Selon l'opinion du savant roumain c’est toujours à une influence slave, plus récente, et en partie magyare dans le nord-ouest du pays, qu’est due la disparition, sur la plus grande partie du territoire linguistique déco-roumain, du caractère arrondi des consonnes finales de la langue roumaine (lupu, ok'u > lup, ok’ = ochi) [5].

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Karta 1. ĝ dans le mot GEME

 

 

Quant aux différences phonétiques existant entre les dialectes daco-roumains, l’académicien I. Iordan soutient qu’elles résultent surtout du

 

 

4. Voir surtout:

E. Petrovici, Influenţa slavă asupra sistemului fonemelor limbii rumîne. Societatea de ştiinţe istorice şi filologice, Bucarest, 1956;

idem, Kann das phonemsystem einer Sprache durch fremden Einfluss ungestaltet werden? Zum slavischen Einfluss auf das rumänische Lautsystem, La Haye, 1957;

idem, Esquisse du système phonologique du roumain, dans le volume For Roman Jakobson, La Haye, 1956, p. 389.

 

5. E. Petrovici, dans «Studii şi cercetări lingvistice» III, p. 154.

 

Il existe des consonnes finales arrondies dans le dialecte daco-roumain, à savoir dans le Sud et l’Ouest de la Transylvanie, dans l’Est de la Valachie, en Dobroudja, dans le Sud de la Moldavie et par ci par là dans la moitié Nord de la Moldavie (v. E. Petrovici, dans «Studii şi cercetări lingvistice» III, les cartes des pages 137, 138, 110, 142).

 

L’académicien Al. Rosetti est d'avis que dans la Dobroudja l'u (connu sous le nom de u final) a pu être apporté au cours du XIX-е siècle par les pâtres transylvains («mocani») venus du Sud de la Transylvanie («Studii lingvistice», Bucarest, 1956, p. 65; idem, dans «Studii şi cercetări lingvistice», V, p. 439). Nous croyons que cette prononciation a été apportée aussi en Valachie et en Moldavie (surtout dans sa partie méridionale) par les pâtres de la Transylvanie du Sud, qui depuis des temps fort anciens conduisaient leurs troupeaux jusqu’au bord du Danube ou jusqu’au rivage de la Mer Noire, comme aussi dans le Sud de la Moldavie et de la Bessarabie, et plus loin encore, vers l’Est, le long de la Mer Noire, pour les y faire hiverner. Bon nombre d’entre eux se sont établis dans ces régions de l’Est du pays.

 

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croisement avec d'autres langues, comme une conséquence naturelle du mélange ethnique différant d’une région à l’autre [6] fusion roumaino-bulgare dans le Sud du pays, roumaino-serbe dans le Banat, roumaino-ukrainienne en Moldavie, Bucovine et Maramureş, roumaino-magyare en Transylvanie.

 

Les sources historiques ne nous fournissent que des données fort incomplètes sur le moment où ces populations slaves se sont établies sur les territoires mentionnés ainsi que sur les endroits où elles se sont fixées et sur le nombre même approximatif des habitants de langue slave.

 

*

 

Mais un fait est certain : c’est qu’il existait au sud des Karpathes une assez nombreuse population bulgare. Il ne s’agit pas des anciens slaves parlant des dialectes bulgares, avec lesquels les Roumains ont eu des rapports étroits à partir du VII-e siècle, et qui ont exercé une influence considérable sur tous les dialectes roumains. Il s’agit de la population bulgare établie en Valachie à une époque relativement plus récente, après l’occupation de la Bulgarie par les Turcs. Au cours des siècles ces Bulgares se sont roumanisés presque dans leur totalité. Lors du recensement de 1956, 3686 habitants de la Valachie et de l’Olténie (Petite Valachie) se sont déclarés bulgares d’après le critérium de la langue maternelle [7]. Pourtant à la fin du siècle dernier, leur nombre a dû être assez appréciable. G. Weigand s’est étonné du nombre de localités à population bulgare rencontrées en Valachie et (dans une mesure) en Olténie dans les années 1898 et 1899 au cours des voyages entrepris par lui pour les enquêtes nécessaires à son allas linguistique (Linguistischer Atlas des dako-rumänischen Sprachgebietes) [8]. Selon l’opinion de G. Weigand, ces Bulgares se seraient établis en Valachie d’abord au XVII-e siècle en assez petit nombre et ensuite surtout au commencement du XIX-е siècle. Nous mettons en doute ces deux affirmations : aussi bien celle que la majorité de ces Bulgares serait venue au XIX-е siècle, que celle qu’ils auraient commencé à s’établir au nord du Danube seulement à partir du XVIII-e siècle.

 

L’influence bulgare sur les dialectes roumains de Valachie a pu être favorisée aussi dans une certaine mesure par les rapports permanents existant entre les Roumains du Nord du Danube et ceux établis sur la rive droite de ce fleuve (dont le nombre dépassait selon G. Weigand à la fin du siècle dernier

 

 

6. Acad. I. Iordan, Limba romînă contemporană, Bucarest, 1956, p. 168—169, cf. p. 61—64.

 

7. Au recensement de 1930 on en comptait 3801.

 

8. Voir «Jahresbericht des Instituts fur rumänische Sprache zu Leipzig» VIII, p. 248—251; Cf. I. Iordan, op. cit., p. 65.

 

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le chiffre de 62.628 habitants fourni par la statistique bulgare [9] et dont la langue a subi et continue de subir d'incessantes influences bulgares.

 

Dans l'Est et dans le Nord du pays il existait une nombreuse population slave (du groupe des Slaves de l’Est), établie dans ces régions et surtout en Moldavie depuis fort longtemps. Son existence est prouvée par des éléments toponymiques de caractère slave oriental, plus exactement ukrainien, à partir du XIV-e siècle et qui apparaissent—ainsi que l'a démontré l’académicien E. Petrovici—dans toute la Moldavie et la Bucovine, dans l’Est de la Valachie et la Dobroudja, ainsi que dans le Nord-Est de la Transylvanie [10]. Ces Slaves se sont roumanisés presque tous [11], mais en laissant des traces dans la phonétique et le lexique des parlers roumains des régions respectives, ainsi qu’on pourra le voir ci-après.

 

Dans le Banat on trouve aujourd’hui encore un nombre pas trop grand de Serbes (nous parlons ici du Banat roumain) [12], venus s’établir ici dans le courant du XV-e siècle [13]. Ils durent être plus nombreux jadis, mais ils se sont roumanisés en partie. Ainsi par exemple entre les rivières du Mureş et du Timiş et au sud de Lipová il existait jadis une population serbe plus nombreuse qu’aujourd’hui.

 

Quant a rapports entre Roumains et Magyars du territoire de la Transylvanie il n'y a aucune nécessité d’insister là-dessus. Ces rapports sont anciens, ils remontent à plusieurs siècles et ils furent et ils sont d’une intensité particulière, grâce au nombre de Magyars de Transylvanie, aussi bien dans le passé, que de nos jours.

 

Les rapports étroits que les Roumains ont entretenus durant des siècles avec les Slaves et les Magyars, et qui ont ouvert la voie à un permanent mélange ethnique et au bilinguisme, ils ont eu des répercussions sur la langue roumaine (comme d’ailleurs aussi sur les dialectes slaves et magyars parlés dans la République Populaire Roumaine). Les parlers de ces Slaves et Magyars ont influé surtout sur le phonétisme et le lexique de la langue roumaine, contribuant à la formation des cinq sous-dialectes daco-roumains.

 

Nous tâcherons de montrer tout d’abord quelles sont les plus importantes influences phonétiques slave et magyare reconnues comme caractéristiques des sous-dialectes daco-roumains [14].

 

*

 

 

9. G. Weigand, loc. cit., p. 253.

 

10. E. Petrovici, dans «Limba romînă» I, no. 1, p. 23.

 

11. Au recensement de 1930 seul un nombre de 4742 habitants de la Moldavie et 19044 du Maramureş ont déclaré comme langue maternelle l’ukrainien. Leur nombre était bien plus grand en Bucovine. Mais ces Ukrainiens de Bucovine peuvent être venus (ne fût ce que partiellement et depuis assez peu de temps) de Galicie, de même que ceux du Maramureş qui semblent eux aussi s’y être installés plus récemment.

 

12. Au recensement de 1930 un nombre de 40.077 habitants ont déclaré avoir pour langue maternelle le serbo-croate ou le Slovène, et au recensement de 1956 ce chiffre est de 41.014 personnes.

 

Quand il est question des relations linguistiques roumaino-serbes il faut tenir compte aussi des Roumains vivant au delà de la frontière yougoslave-roumaine.

 

13. Voir E. Petrovici, dans «Dacoromania» X, p. 250.

 

14. Nous croyons qu'il est nécessaire de mentionner les traits phonétiques caractéristiques les plus importants des sous-dialectes daco-roumains. Nous nous reporterons aux deux études plus récentes citées plus haut et consacrées à ce problème: celle de E. Petrovici (dans «Limba romînă» III, no. 5, p. 5—17) et celle de R. Todoran (loc. cit.). L'ordre dans lequel sont énumérés ces traits caractéristiques nous appartient:

 

1. Sous-dialecte valaque:

a) les affriquées , ĝ (face, fuge)

b) la distinction entre ĝ (fuge) et j (joc)

c) la non palatalisation des dentales t, d, n (frunte, des, bine).

2. Sous-dialecte moldave:

a) Les fricatives ś, ź (fa «faci», fu «fugi», oc «joc»)

b) La prononciation — â, -i < -ă, -e (casâ, vedi).

3. Sous-dialecte du Banat:

a) les fricatives ś, ź (faś, fuź, źoc)

b) la prononciation ć đ ń (fraće «frate», veđe «vede», bińe)

c) le maintien du ń (< n + ; călcîń «câlcîi»).

4. Sous-dialecte de la région du Criş:

a) la prononciation j ( = ĝ, j dans la langue littéraire) (fuje «fuge», jос); le maintien du (face)

b) la prononciation t', d', ń (frat’e, ved'e, bińe)

c) la pronociation ǫ (cǫ „coasă”)

d) ă- < o- (ărb «orb»)

e) scl < sl (sclab «slab»)

f) — ę < — ea non accentué (lumę «lumea»).

5. Sous-dialecte du Maramureş:

a) les affriquées dures č, (činč «cinci», ăme «geme», oc «joc»)

b) la palatalisation de f, v en s, z (sin «fin», zin «vin»).

 

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Karta 2

1) D dans le mot VEDERE

2) La forme zin ( < vin)

 

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Il est généralement admis que jadis tous les Roumains prononçaient en les palatalisant légèrement les dentales t, d, n (ainsi que d’autres consonnes: s, z, l, r, etc.) suivies de voyelles antérieures. Cette habitude de palataliser les consonnes est due à une influence du vieux bulgare [15]. Le degré de palatalisation des dentales roumaines à une période plus ancienne a dû rappeler approximativement celui de la langue vieux slave (ce qui peu être noté dans la transcription phonétique de l’ALR par t, d, n). Ce stade se conserve en Moldavie et isolément, aussi, dans le territoire du sous-dialecte de la Valachie, dans la Dobroudja et dans le Sud de la Transylvanie (v. la carte no. 2, ainsi que celle de l’étude de l’académicien E. Petrovici dans «Studii şi cercetări linguistice» I, fasc. 2, p. 179).

 

Dans la plus grande partie du dialecte vainque les dentales t, d, n ont durci. Aujourd’hui elles ne sont plus accompagnées de l’appendice palatal de timbre i: mă tem, des, bine ( < mă tem, des, bine) ; absolument comme dans la langue littéraire. E. Petrovici soutient que «cette relative dépalatalisation devant e (ou i) des consonnes palatalisées est de date récente. Elle est due probablement à une influence du parler bulgare venue du Sud (oû elle est également récente et semble s’être répandue vers le Nord et le Nord-Est du sein des parlers slaves, macédoniens et même du néogrec et albanais» [16].

 

Nous nous déclarons prêts à accepter cette opinion, mais à condition de préciser que l’influence bulgare «venue du Sud», doit être entendue comme venant du parler des Bulgares qui se sont mêlés aux Roumains aussi sur le territoire des sous-dialectes valaques [17].

 

Dans le Nord—Ouest du pays les dentales t, d, n se mouillent devant les voyelles antérieures, en se transformant en occlusives palatales dorsales (t', d', ń), identiques aux consonnes correspondentes de la langue magyare notées par ty, gy, ny. Nous avons démontré à une autre occasion que la prononciation t', d', qu’on rencontre en Transylvanie > doit être expliquée de la manière suivante : du stade plus ancien (t, d) apical, on est arrivé sous l’influence de la prononciation magyare à la phase d’aujourd’hui (frat'e, d'es [18]; aussi n > ń : bińe). Cette prononciation est caractéristique du sous-dialecte de la région du Criş, du Maramureş, comme aussi de certaines régions du Nord et du centre de la Transylvanie.

 

Dans le sous-dialecte du Banat les dentales t, d, se sont mouillées en affriquées ć, đ (fraće „frate“, veđe „vede“; n s’est transformé en ń: bińe). Il est certain que cette prononciation nous fait songer à une influence serbe. Dans la plupart des dialectes serbes, y compris aussi ceux du Banat, t + j et kt + voyelle

 

 

15. Voir E. Petrovici, dans «Studii şi cercetări linguistice» I, fasc. 1, p. 210.

 

16. E. Petrovici, dans «Cercetări de linguistică» I, p. 24.

 

17. Nous sommes tentés de croire que la prononciation mouillée des dentales (t, d, n) dans l’Est et dans le Sud de la Valachie et en Dobroudja, donc sur un territoire identique à celui des consonnes finales labialisées (cl. plus haut), peut venir également du Sud de la Transylvanie.

 

18. I. Pătruţ, dans «Studii şi cercetări lingvistice» IV, p. 211—212. Sur ce territoire, à l’exception de la région de Năsăud, les consonnes k', , ainsi que les labiales p, b, v se palatalisent, évoluant vers t', d' (idem, ibid., p. 212).

 

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antérieure ont évolué à ć, et d + j à đ ; n + j est représenté partout en serbo-croate par ń [19].

 

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Une caractéristique du sous-dialecte moldave est la fermeture des voyelles ă et e non accentuées, surtout des finales, en â (son intermédiaire entre ă et î), respectivement i : casâ, vedi. Ce phénomène se manifeste aussi assez régulièrement dans l’Est de la Valachie et dans d’autres régions daco-roumaines, mais dans ces dernières (comme par exemple dans la région du Criş et dans le Banat) il n’apparaît que sur des aires restreintes ou dans des localités isolées (v. carte 3).

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Karta 3. 1) -ă > -â (-ă̟) dans le mot SECETA; 2) -e > -i (-) dans le mot FETE; 3) La forme Cǫ

 

 

G. Reichenkron explique la fermeture des deux voyelles ă et e dans le sous-dialecte moldave de la manière suivante : quand les Roumains sont arrivés en Moldavie venant du Sud (il résulterait donc de ceci que, selon G. Reichenkron, ils seraient venus du Sud-Est du territoire daco-roumain, c’est-à-dire de l’aire susmentionné, où ă, e > â, i), ils fermaient les voyelles non accentuées sous l’influence de la prononciation des Bulgares de l’Est, mais sans arriver au stade

 

 

19. Cf. dans la localité de Gad (de la région de Timişoara), le no. cartographique 37, enquêteé pour l’ALR: oću < *chotjǫ «je veux», da dođeš < da *dodješ < da dojdeši «que tu viennes».

 

37

 

 

â, i. En Moldavie (puis en Bucovine et en Bessarabie) les Roumains rencontrèrent les Ukrainiens dont la langue accuse une tendance de fermeture plus décidée des voyelles (tant accentuées que non accentuées) o, e, ě [20]. Les Ukrainiens, en apprenant le roumain, soumirent les mots de la langue roumaine à cette tendance, fermant les voyelles ă et e non accentuées et les amenant ainsi au stade â, i. Mais les voyelles accentuées ont résisté, n’ayant pas été soumises antérieurement à cette tendance de fermeture de la part des parlers bulgares [21].

 

Nous croyons, pour notre part, que la fermeture des voyelles ǎ, e dans le sous-dialecte moldave est due à une influence ukrainienne, mais à notre avis l’explication n’est pas celle formulée par G. Reichenkron.

 

En premier lieu les Roumains ont peuplé la Moldavie en suivant une direction Nord-Sud et non pas Sud-Nord. En second lieu si nous rattachons directement la transformation ă, e > â, i à la fermeture des voyelles ukrainiennes, о et e en syllabes fermées nouvelles et ě, tant accentuées que non accentuées, nous pourrions être en droit de nous attendre à ce que les voyelles roumaines soient soumises au même traitement que celles de l’ukrainien et, par exemple, qu’elles subissent cette transformation aussi en position accentuée, et que parmi elles figure aussi la voyelle о en syllabe fermée, ce qui n’est pas le cas.

 

A notre avis le phénomène ă, e > â, i est strictement lié à l’aphonisation dans ce sous-dialecte, des voyelles et même des syllabes non accentuées, notamment des syllabes finales. Parmi les matériaux de l’ALR figurent de nombreuses formes dans lesquelles les voyelles finales, et parfois même les voyelles intérieures, sont à peine perçues [22].

 

Ces deux phénomènes sont indiscutablement conditionnés par l’accent. Ce qui signifie que dans le sous-dialecte moldave l’accent est plus fort que dans le reste du pays, de sorte que les syllabes non accentuées, et en premier lieu les finales s’aphonisent et que les voyelles se ferment.

 

Nous songeons donc à une influence ukrainienne en ce qui concerne la force de l’accent, la concentration de l’énergie expiratoire sur la syllabe accentuée, au détriment des autres syllabes, surtout finales. Malheureusement, outre l’absence d’études spécialement consacrées à l’accent dans les dialectes roumains, nous sommes également dépourvus de travaux reposant sur un matériel sûr traitant de l’accent dans les dialectes ukrainiens. Les constatations de ceux qui se sont occupés de ce problème touchant les dialectes ukrainiens ne sont point concluantes. Nous retiendrons pourtant que dans certains dialectes ukrainiens du Sud-Ouest, comme par exemple ceux de Podolie, la fermeture des voyelles non accentuées leur réduction allant jusqu’à leur complète disparition, sont nettemeut attestées [23].

 

Quant à la fermeture des voyelles -ă, -e, dans l’Est de la Valachie et en Dobroudja, elle pourrait être causée par l’influence des parlers bulgares, comme

 

 

20. Dans beaucoup de parlers ukrainiens, ainsi que dans la langue littéraire, ces trois voyelles sont arrivées au stade i.

 

21. G. Reichenkron, dans «Zeitschrift für slav. Phil.» XVIII, p. 413—414.

 

22. Par exemple: popuşoi «maïs» (ALR, série nouvelle, vol. I, carte 92), păpuşâ (de porumb) (ibid., carte 105, point 520), < pustie déserte (ibid., carte 150, point 537).

 

23. Voir J. Ziłyński, Opis fonetyczny jęzika ukraińskiego. Cracovie, 1932, p. 165—167; F. T. Žylko, Narysy z dialeklolohiji ukrajinśkoji movy, Kiev, 1955, p. 124—125.

 

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le suppose G. Reichenkron. Il ne faut pas oublier non plus que dans ce même aire du Sud—Est du pays apparaissent aussi des toponymiques d’origine ukrainienne (v. plus haut).

 

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L’une des particularités caractéristiques du parler de la région du Criş est la présence du phonème j correspondant au ĝ et j (dans les mots d’origine latine) de la langue littéraire et du sous-dialecte valaque (fuje: fuge, joc: joc). Soulignons que sur toute la surface d’expansion de cette prononciation l’affriquée est conservée (face), donc ce n’est qu’ici qu’on ne trouve pas de parallélisme entre et ĝ.

 

Nous ne doutons pas que dans cette région aussi on a sûrement prononcé jadis ĝ  au lieu de ce j, comme dans les parlers voisins, donc fuĝe, ĝoc. Mais l'évolution ĝ > j ne peut pas s’expliquer par les lois internes de développement de la langue roumaine. Par la disparition de l’élément occlusif de l’affriquée ĝ on serait arrivé au stade (fuĝe > fue), comme dans le sous-dialecte moldave, et non au son j. D’ailleurs nous supposons que dans le sous- dialecte de la région du Criş ĝ a effectivement évolué de même vers comme dans la région voisine de l’Est. Les Magyars bilingues, ne pouvant prononcer le son , qui n’existe pas dans leur langue, l’ont remplacé par le son le plus rapproché de leur langue, j (*fue, *oc > fuje, joc). Cette prononciation a été ultérieurement adoptée aussi par les Roumains [24]. De la sorte, dans le sous- dialecte de la région du Criş j cumule les fonctions de deux phonèmes de la langue littéraire et du dialecte valaque: ĝ et j.

 

Une autre caractéristique de ce sous-dialecte est la prononciation ǫ (ou å) au lieu de la diphtongue monophonématique °a (comme elle est nommée dans la Grammaire de la langue roumaine de l’Académie de la République Populaire Roumaine): cǫsă, bǫ. Cette prononciation aussi procède des Magyars qui, ne posédant pas cette diphtongue, l’ont remplacée par la voyelle a (prononcée å: hong. ma = må «aujourd’hui») [25].

 

*

 

Dans le sous-dialecte du Maramureş les sons correspondants aux affriquées , ĝ de la langue littéraire se prononcent plus durement que dans les autres sous-dialectes daco-roumains : leur élément fricatif est ş, respectivement j, de

 

 

24. I. Pătruţ, dans «Studii şl cercetări lingvistice» IV, p. 212—215.

 

Dans cet article nous avions penché pour une explication différente: le stade précédent celui d'aujourd, hui aurait été ĝ d'où l'on serait passé directement, grâce à la contribution magyare, à j (fuĝe > fuje), ibid., p. 213, 215). Nous préférons aujourd’hui la solution ĝ > > j, à l'appui de laquelle nous apportons le fait suivant:

 

Dans le centre et au Nord de la Transylvanie, comme aussi à l’Est des Carpathes v s’est palatálisé en (vis «rêve» is). Mais au lieu de ce parait j (jis), surtout dans les localités voisins de l’aire d’expansion de j (cf. ALR, vol. I, carte 73, points 255, 257 et 231 ; jisez < visez «je rêve»; ibid., vol. II, carte 281, points 257 et 231: jiu < viu «vif»).

 

Il est évident que dans ce cas aussi la substitution de par j accuse toujours une influence magyare. Ajoutons qu’on explique de même la palatalisation de f en ş (au lieu de ) şere < fiere „fiel” (ibid. vol. I, carte 47, points 255, 257 et 231), şin < fin «filleut» (ibid., vol. Il, carte 218, mêmes points que précédemment).

 

25. I. Pătruţ, dans «Studii şi cercetări lingvistice» IV, p. 212.

 

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sorte que lorsqu’ils sont suivis des voyelles i et e, celles-ci se transforment en î, respectivement ă. On les trouve notées dans I’ALR par les signes č (fačă), (ăme) (v. la carte 1). Nous avons montré ailleurs que cette prononciation accuse une influence ukrainienne [26]. Cette affirmation exige certaines précisions supplémentaires. L’influence ukrainienne n’est possible que pour l’affriquée č dont la prononciation dure est attestée aujourd’hui aussi dans les dialectes ukrainiens du Maramureş, à l’Ouest de Rona, comme aussi dans ceux voisins de l’Ukraine Sous-carpathique, sur une région assez étendue, allant de la Tissa Noire vers l’Ouest [27].

 

Quant à l’affriquée sonore, nous devons observer qu’elle n’existe dans les parlera ukrainiens carpathiques, comme réflexe de l’ancien dj, qu’à l’Ouest de la rivière de Latorica [28]. Dans ceux du Maramureş ou des régions voisines elle n’apparaît pas (sauf peut-être, dans quelques mots isolés, et seulement par assimilation, etc.) Par conséquent le durcissement ĝ > du sous-dialecte du Maramureş peut s’expliquer ainsi : l’affriquée ĝ a été attirée par sa correspondante sourde: > č, donc, à son tour ĝ > , puisque c'est chose peu commune qu’une affriquée soit dure et que sa correspondante soit palatale.

 

Nous considérons que la particularité la plus frappante du sous-dialecte du Maramureş est l’évolution des labiales f, v palatalisées en s, z (sin = fin, rin = vin) (v. la carte 2). Le stade immédiatement antérieur à celui d’aujourd’hui a dû être ici aussi, comme dans la région avoisinante du Sud, , (*in, *in). Les Ukrainiens, n’ayant pas dans leur langue de sons semblables, ont remplacé, en apprenant le roumain, les sons , par les sons s et z palatalisés (*in > sin, *in > zin). Cette prononciation s’est répandue aussi dans le parler des Roumains [29].

 

*

 

Donc, dans chacun des cinq sous-dialectes daco-roumains, une ou même plusieurs particularités phonétiques caractéristiques sont dues, à notre avis, à des influences étrangères: dans le vainque le durcissement des dentales t, d, n devant les voyelles antérieures est dû à l’influence bulgare; dans le moldave la fermeture des voyelles ă, e vers î, i, à l’influence ukrainienne; dans celui du Banat la prononciation ć, đ, ń à l’influence serbe; dans celui de la région du Criş la transformation (< ĝ) > j, ainsi que le stade t', d', ń < t, d, n quand ils sont suivis de voyelles antérieures, et la prononciation de la diphtongue monophonématique °a comme ǫ, à l'influence magyare ; dans celui du Maramureş

 

 

26. Idem, dans «Dacoromania» XI, p. 59.

 

27. I. Pańkevyč, Ukrajinski hovory Pidkarputskoji Rusy i sumežnych oblastej, Prague, 1938, p. 134 seq., et carte no. III, annexée.

 

28. Idem, ibid., p. 115.

 

29. Dans certaines localités du Maramureş on entend aussi un l vélaire (ł) (cał). Cette prononciation qu’on rencontre aussi chez les Moldaves d’au-delà du Prut, surtout le long du Dniestr accuse également une influence ukrainienne (v. I. Pătruţ, dans «Dacoromania» XI, p. 58).

 

L’influence ukrainienne du Nord-Ouest du pays ne se borne pas uniquement au sous- dialecte du Maramureş. Il existe des toponymes à phonétisme slave oriental plus au Sud (comme Hovrila, Luşca), jusqu'à la Région autonome magyare (hong. Herec < Horeć) (V. E. Petrovici dans «Limba romînă» I, no. 1, p. 23). Ces toponymes sont les vestiges d'une autre couche ukrainienne plus ancienne (Luşca est attesté en 1393, v. E. Petrovici dans «Dacoromania» X, p. 251).

 

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la transformation des affriquées , ĝ, en č, , la palatalisation des labiales f, v en s, z, ainsi que la prononciation vélaire du l (= ł), à l'influence ukrainienne.

 

Ces phénomènes sont relativement nouveaux. Pour certains d’entre eux on peut même établir, avec une certaine approximation, leur degré d’ancienneté.

 

Ainsi dans le sous-dialecte du Banat la prononciation ć (fraće), đ (veđe) est plus récente que la prononciation ś (faśe), ź (fuźe), car autrement on serait arrivé à *fraśe, *veźe. Comme les fricatives ś, ź (< ć, đ ; faśe < faće, fuźe < fuđe) sont attestées avant l’établissement des Kraiovani dans le Banat, qui eut lieu au XV-e siècle [30]) — car dans le parler de ces derniers les mots roumains contiennent l’affriquée (č) et non la fricative (par exemple čerbul [31], dans le parler du Banat d’aujourd’hui : śerb) —, il résulte que les affriquées ć, đ, ne peuvent être antérieures au XV-e siècle [32].

 

L’évolution ĝ > j (en traversant le stade : fuĝe > fue > fuje) dans le sous-dialecte de la région du Criş, n’est pas antérieure au XVIII-e siècle, comme nous l’avons démontré à une autre occasion [33].

 

La prononciation s, z (<*, *) au lieu des labiales f, v (sin < fin, zin < vin) et relativement nouvelle aussi. Elle n’est pas attestée dans les textes du XVI-e siècle, ni dans ceux des XVII-e et XVIII-e siècles [34].

 

La graphie de nos anciens textes ne nous permet pas d’établir même approximativement l’ancienneté des autres phénomènes phonétiques discutés dans cet article. Nous croyons qu’eux aussi ne sont guère plus anciens [35]. Ces faits viennent donc à l’appui de l’opinion de l'académicien E. Petrovici, mentionnée plus haut, à savoir que les sous-dialectes d’aujourd’hui n’existaient pas avant le XV-e siècle [36].

 

*

 

Les cinq sous dialectes daco-roumains se caractérisent aussi par des particularités lexicales, c’est-à-dire qu’ils possèdent chacun certains mots dont le champs de diffusion coïncide en grande mesure avec les aires phonétiques respectives.

 

L’académicien E. Petrovici soutient à juste titre que «les mots qui donnent un aspect si varié aux cartes lexicales sont dûs à des emprunts relativement récents faits par la langue roumaine» [37]. En effet les sous-dialectes roumains se caractérisent du point de vue lexical surtout par des mots empruntés aux langues qui les ont influencés aussi du point de vue phonétique. Des mots d’origine bulgare, plus récents, paraissent dans le sous-dialecte

 

 

30. E. Petrovici, Graiul Caraşovenilor, Bucarest. 1935, p. 221.

 

31. Idem, ibid., p. 115.

 

32. E. Petrovici suppose d’ailleurs que les habitants du Banat à la venue des Krašovani prononcaient t' et d' au lieu de ć, đ (Graiul Caraşovenilor, p. 104).

 

33. I. Pătruţ, dans «Studii şi cercetări lingvistice» IV, p. 213.

 

34. Al. Rosetti, Recherches sur la phonétique du roumain au XVI-e siècle, Paris. 1926, p. 87—88; idem, Limba romînă în secolele al XIII-lea — al XVI-lea, Bucarest, 1956, p. 100—101.

 

35. A propos du mouillement des dentales dans le Banat et la Transylvanie, cf. E. Petrovici, dans «Limba romînă» III, no. 5, p. 16.

 

36. Voir «Limba romînă» III, no. 5, p. 16.

 

37. Voir «Limba romînă» III, no. 5, p. 16.

 

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valaque : mană «rouille» (du blé), pîlnie «entonnoir», şiţă «échandole», etc.; ceux ukrainiens peuvent être trouvés dans le sous-dialecte moldave, comme hulub «colombe», quelques-uns aussi dans le Sud—Est du pays (là où apparaissent aussi des toponymes d’origine ukrainienne, comme on l’a vu plus haut), comme boroană (borună) «herse», lan «champs»; d’autres n’apparaissent que dans le sous-dialecte du Maramureş, par exemple cuşăiesc «je goûte», dîne «pastèque» ; d’autres encore sont communs au sous-dialecte moldave et à celui du Maramureş, comme státive «métier à tisser» ; ceux d’origine serbe sont caractéristiques du sous-dialecte du Banat : paore «laboureur, paysan», răchie «eau de vie», şumar «forestier», etc.

 

Sans aucun doute, de tels mots apparaissent aussi au delà des limites des sous-dialectes respectifs : horn „cheminée" (< ukr.) s’emploie jusque dans la région d’Arad, ortac «compagnon» (< serbe) est arrivé jusque dans le Nord-Ouest de la Transylvanie. Mais de tels cas ne sont pas nombreux [38].

 

Le problème de l’influence lexicale magyar este plus complexe. Il existe des mots d’origine magyare répandus d’une façon générale dans le dialecte daco-roumain (chin, fel, gînd, oraş, talpă, etc.). D’autres le sont moins. Bon nombre n’apparaissent que dans l’Ouest du pays, sur des aires coïncidant en général avec celle du sous-dialecte de la région du Criş : astalîş «menuisier», pec  boulanger», hinteu „voiture, fiacre", şogor «beau-frère», pălincă «eau de vie», temeteu «cimetière» etc. [39].

 

Les mots provenant d’autres langues : tels les mots allemands dans le dialecte du Banat, les mots turcs en valaque et en moldave, etc. sont également spécifiques pour certains des sous-dialectes daco-roumains. Quant à l’influence exercée par ces langues, nous la considérons moins caractéristique pour les sous-dialectes roumains par le fait qu’elle se limite uniquement au domaine lexical.

 

*

 

Par conséquent, nous croyons qu’à la formation des sous-dialectes daco-roumains ont contribué, outre les causes internes, les l’influences des langues parlées par les populations cohabitantes, auxquelles les Roumains se sont mêlés au cours des siècles : Bulgares, Ukrainiens, Serbes, Magyares. Ces influences sont surtout de nature phonétique (les plus importantes) et lexicale.

 

On peut se demander dans quelle mesure la contribution de ces langues a été décisive pour la division du territoire daco-roumain entre les cinq sous-dialectes actuels.

 

De tout ce qui précédé il résulte que les influences phonétiques (qui nous arrêtent en premier lieu, comme étant généralement plus importantes) exercées par des éléments étrangers sur les sous-dialectes valaque et moldave, ne sont pas à tout prendre d’une importance capitale (durcissement des dentales t, d, n < t, d, n dans le sous-dialecte valaque, et ă, e > â, i, dans le moldave). D’ailleurs l’origine étrangère de ces phénomènes peut encore être discutée.

 

 

38. Il existe une influence serbe aussi en Olténie, mais plus faible que dans le Banat.

 

39. Voir I. Pătruţ, dans «Studii şi cercetări lingvistice» IV, p. 215.


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Il est certain que les traits caractéristiques de ces deux sous-dialectes, le valaque et le moldave, sont dûs surtout à des lois internes de développement différentes pour ces deux pays, principalement du fait de la division des Roumains en deux organisations politiques distinctes : la Valachie et la Moldavie.

 

Mais la constitution des autres sous-dialectes, celui du Banat, celui de la région du Criş et celui du Maramureş, est due en grande partie aux influences étrangères signalées plus haut. On ne peut douter du fait que sans ces influences la structure dialectale de la langue roumaine de ces régions eût été autre.

 

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