Romanoslavica I (1958) 

 

4. LES PLUS ANCIENNES INFLUENCES DE LA ROMANITÉ BALKANIQUE SUR LES SLAVES: LUNA „LUNE“, LUNATIK „SOMNAMBULE", ETC.

G. Ivănescu

 

 

Dans presque toutes les langues slaves on trouve le mot lunà, avec différentes variantes d’une langue à l’autre, variantes qui rappellent le terme latin luna, aussi bien par l’identité ou la ressemblance phonétique, que par le sens, car on retrouve exactement la signification du mot latin dans certaines langues slaves. Ainsi: en v. slave luna «lune»; en russe lunà «lune» (en dialecte: «éclair (sans foudre ou tonnerre)», «faible lumière dans le ciel»); en ukrainien lunà «reflet de la lumière», «écho»; en bulgare luná «lune», «grain de beauté»; en serbo-croate lúna «lune»; en tchèque luna «rayon», «reflet de la lumière», autrefois aussi «lune»; en polonais łuna «flamme», «brasier», «éclat du feu», «lumière du feu», «rouge ardent», autrefois aussi «lune»; en poiabe láuna «lune» voir E. Berneker, SEW, I, p. 745). On trouve également dans les langues slaves des dérivés de ces termes.

 

Déjà Miklosich (Lexicon palaeoslovenico-graeco-latinum, Vienne, 1862—1865, p. 344) dérivait le mot slave de la racine (luk- «luire», «briller») et le considérait donc comme appartenant au vieux fonds de mots indo-européens — c’est-à-dires hérité de l’indo-européen primitif — des langues slaves. (Il est vrai pourtant que, dans son Etymologisches Wörterbuch der slavischen Sprachen, Vienne, 1866, p. 176, le grand slaviste était plus circonspect: «Man pflegt luna auf lukna züruckgchen».) On retrouve l’opinion de Miklosich, avec des matériaux comparatives plus riches et une reconstruction plus exacte de l’aspect phonétique et morphologique initial du mot, chez les indo-européanistes: Fick, Vergleichendes Wörterbuch, I, p. 534, KZ, 18, p. 418, Kretschmer, Geschichte der griechischen Sprache, p. 151, Brugmann, Grundriss, I, I-e édition p, 345, Meillet, Etymologie et vocabulaire du vieux slave, p. 130 et 444, et Walde-Pokorny, Vergi. Wörterbuch des ind. Spr., II, p. 408—409 (ils reconstituaient un *louksna, où l’on a aussi le suffixe -s-). Cela revient à considérer également le sens de «lune» comme appartenant au slave primitif.

 

Les slavistes [1] ont une autre opinion au sujet de ce mot. Il semble que ce fut Berneker, SEW, loc. cit., qui l’a exprimée pour la première fois. Tout

 

 

1. Mladenov, Етимологически и правописен речник на българския книжовен език, Sofia, 1941, р. 280, suit Miklosich et les indo-européanistes.

 

44

 

 

comme ses devanciers qu’il cite, il considérait ce mot comme hérité du slave primitif, et dans cette langue il le considère hérité de l’indo-européen primitif. Il reconstituait donc un mot slave primitif *loukchna, *luchna, qu’il tirait de l’indo-européen primitif *louq-s-na (la racine *leuq-). Il n’omettait pas d’invoquer également les correspondances relevées avant lui par certains savants déjà cités par nous: av. raoxsna, «lumière» (mais que Walde et Pokorny traduitsent par «brillant»), lat. luna (prénestin Losna) «lune», v. irl. luan, lon «lune (mais selon Walde, Lat. etym. Wort., II-e édit., 1910, également «lumière») et v. pr. lauxnos «astre», «étoile», «constellation», et, en affirmant que «das slav. Wort ist gewiss nicht aus lat. luna entlehnt», il ajoutait: «doch könnte da, wo die Bed. «Mond» nicht oder nicht melir volkstümlich ist, das lat. luna diese gehalten oder beeinflusst haben». Par conséquent l’auteur met en doute le fait que le sens «lune» serait hérité du slave primitif par toutes les langues slaves et il admet comme possible une influence latine là où ce sens a été conservé ou a jadis existé. Mais cela revient à admettre comme probable une influence latine sur les langues polabe, tchèque, polonaise, russe, serbe et bulgare, c’est-à-dire sur presque toutes les langues slaves.

 

En se rapportant seulement au polonais, Brückner a admis comme certaine l’influence du latin, quant au sens «lune» du mot en question. Dans son Słownik etymologiczny języka polskiego, p. 314, le savant polonais considère, comme Berneker, le mot polonais luna (ce qui signifie comidérer également les mots correspondants des autres langues slaves) comme étant d’origine slave primitive. Mais, contrairement à Berneker, qui ne repousse pas tout à fait l’idée que le sens de «lune» ait pu exister dès l’origine dans les langues slaves, il croit que le sens slave primitif de ce mot était uniquement celui de «lumière», «éclat», que l’on trouve en polonais, en tchèque, en russe et en ukrainien. Il fournit aussi d’autres précisions: le mot luna ayant le même sens que «lune» dans l’ancien polonais («entre le XIV-е et le XVI-e siècle à partir de l’époque du psautier Florianus jusqu’à Paprocky») est «un emprunt à demi littéraire» fait au latin, même si ce mot se retrouve avec le même sens dans l’ancien slave et s’est conservé chez les Russes, les Serbes et les Bulgares, jusqu’à présent. Brückner aurait pu étendre sa théorie au vieux tchèque, où le sens de «lune», aujourd’hui disparu, existait aussi. Il est évident que cet auteur songe à une influence du latin du moyen-âge et de celui de la Renaissance.

 

La théorie d’une influence, latine littéraire devait faire fortune surtout lorsqu’il s’agissait du russe, langue dans laquelle ce mot signifie aussi et a toujours signifié «lune», et où une influence latine populaire ou populaire romane paraissait exclue. Ušakov, Tolkovyj russkji slovar', II, p. 95, admet l’origine latine du mot russe, qu’il considère comme étant d’origine littéraire. Cela revient à admettre que l’influence latine s’est exercée non pas dans la péninsule balkanique, par la voie populaire, et par conséquent entre les VI-e et IX-e siècles, mais plus tard, par la voie littéraire et par l’intermédiaire du latin médiéval ou bien par celui de l’époque de la Renaissance et des XVII-e et XVIII-e siècles. Ušakov ne s’occupe que du mot russe, de sorte que nous ne savons pas si ce qu’il en dit est valable aussi, selon lui, pour les mots correspondants des autres langues slaves. Mais sa théorie ne peut être étendue qu’au polonais et au tchèque anciens, ainsi qu’au polabe, et nullement aux autres langues slaves, telles que

 

45

 

 

es langues slaves méridionales, qui n’ont pas vécu dans la zone de la civilisation latine ou catholique. La présence du mot lunà «lune» dans les langues slaves méridionales, et justement dans le langage populaire — mais le mot se trouve déjà dans le vieux slave liturgique — nous montre que l’influence du latin — si influence il y a eu—s’est développée à une époque antérieure à l’époque dite bulgare ancienne et qu’elle s’est exercée sur le peuple. Dans ce cas, pourquoi ne pourrait-on pas admettre que, dans les langues slaves septentrionales aussi (celles de l’Ouest et celles de l’Est), et à une époque tout aussi ancienne, ce mot ait pu être également un mot populaire? D’ailleurs, à l’encontre des allégations d'Ušakov, il est populaire en russe et certainement aussi en polonais. Est-il donc encore nécessaire d’admettre une influence littéraire du latin sur le polonais, le tchèque et le russe, au moyen-âge ou plus tard, jusqu’au XVIII-e siècle? Evidemment non.

 

Le problème se pose pourtant de la façon suivante: le sens de «lune» appartient-il au slave primitif, ainsi que l'а admis Miklosich? Ou bien le sens slave primitif n’était-il que celui de «lumière», «rayons», comme le supposait Brückner, et le sens de «lune» s’explique-t-il par une influence du latin populaire ou de certaines langues romanes, sur les j arlers slaves populaire?

 

Vasmer («Z.f.sl.Ph.», XVII, 1941, p. 51) s’est rallié à l’opinion de Miklosich. Après avoir nié l’existence des éléments bulgares dans les dialectes ukrainiens carpathiques, il ajoutait : «Schliesslich ist nicht zu vergessen, dass es auch partielle Übereinstimmungen zwischen nicht benachbarten idg. Sprachen gibt, wie etwa lat. luna und russ. lunà «Mond»... [2] L’auteur admet au sujet de ce mot une évolution phonétique et sémantique indépendante, du latin et des langues slaves. (Voyez aussi Russisches Etym. Wörterbuch, II, Heidelberg 1955, p. 69). L’évolution phonétique dans le cas présent est incontestable, mais l'évolution sémantique est difficile à admettre. Nous avons plutôt affaire à une évolution sémantique indo-européenne primitive, c’est-à-dire, plus exactement à une évolution qui a eu lieu dans certaines régions de la langue indo-europénne primitive dont le latin et les langues slaves ont hérité. Mais il est plus probable que ce n’est que dans la langue italo-celtique primitive que le sens de «lune» est apparu et que nous sommes en présence d’une influence du latin sur le slave. Personnellement, nous serions disposés, donc à reprendre la théorie d’Ušakov, mais avec une modification essentielle: le mot luna est d’origine latine, mais ce n’est pas un mot nouveau et il n’a pas pénétré dans la langue par la voie littéraire. Il est ancien et s’est propagé par la voie populaire, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la population romane du Bas-Empire. Mais il est certain qu’il s’est superposé à un mot autochtone au même aspect phonétique et qui signifiait «lumière», «éclat», de sorte qu’en réalité notre théorie serait plutôt une reprise de la théorie de Berneker et de Brückner que de celle d’Ušakov. Il est évident que, si l’on admet un emprunt latin, la grande diffusion de ce mot — on le trouve sur tout le territoire slave

 

 

2. Il ne nous a pas été possible de consulter l’article plus ancien de Meillet, Les deux noms slaves de la lune, mesę̯ci et luna («Zbirnyk Zachodoznastva», Kharkov—Kiev, II, p. 211—212). Dans «Revue des Etudes slaves», VI, p. 40, le linguiste français a invoqué, contre l’origine latine du mot, le fait que le mot slave ne présente pas le traitement y de. l' ū latin, comme dans d’autres mots slaves d’origine latine. Mais dans plusieurs mots slaves d’origine latine ū latin est conservé.

 

46

 

 

— et son caractère populaire nous empêchent de le considérer comme un emprunt tardif fait au latin écrit (littéraire).

 

L’influence du latin vulgaire doit être admise même au cas où elle ne serait basée que sur la seule considération que l’évolution du sens «lumière», «reflet» à celui de «lune», du mot indo-européen primitif, qu’on retrouve dans tant de langues indo-européennes, n’aurait pu que difficilement se produire d’une manière indépendante en latin, en celtique et en slave. L’apparition de ce sens en latin et en celtique peut être expliqué, par ce qu’on a appelé le stade ou la langue italo-celtique. Mais comme d’autres langues indo-européennes — le germanique primitif et l’illyrien — s’interposent entre l’italo-celtique et le slave primitif, celui-ci n’a pu subir l’influence du premier, pas plus qu’il n’a pu avoir ' une évolution sémantique commune avec l’italo-celtique. Une influence du latin au début du moyen-âge doit être d’autant plus admise, que certaines langues slaves (le russe, le croate et le serbe) possèdent également le mot lunátik «lunatique», «somnambule», qui dérive d’une manière certaine du latin lunaticus «idem» [3]. Quant au mot serbo-croate lúnatik, il est vrai que Budmani et Maretić (Rječnik hrvatskoga ili srpskoga jezika, VI, s.v.), qui affirment ne l'avoir trouvé que chez un seul écrivain du XVIII-e siècle (K. Magarović), le considèrent d’origine italienne. Mais le fait que ce mot se trouve aussi en russe ne saurait être fortuit. Nous sommes en présence des derniers vestiges d’une aire plus vaste qui s’étendait autrefois, aussi sur les territoires slaves intermédiaires: le tchèque, le slovaque, le polonais et l’ukrainien. En tout cas, sa présence dans les parlers russes, où l’on ne peut pas l’expliquer par l’italien, nous incite à croire que l’explication qui sera donnée pour le mot russe est valable aussi pour le mot serbe.

 

Ainsi donc une influence latine sur les langues slaves est à ce point de vue indubitable. On peut cependant se demander si, dans ce cas, il s’agit d’une influence latine ou d’une influence romane, si cette influence est littéraire, si elle s’est exercée par l’intermédiaire du latin médiéval ou par celui des langues littéraires romanes, ou bien encore si cette influence est une influence populaire et si elle appartient à la latinité ou à la românite balkaniques. Jusqu’à ce jour les chercheurs n’ont pas encore fourni les précisions qui s’imposaient. Nous avons repoussé plus haut l’influence du latin médiéval. Pour les mêmes motifs nous devons pourtant écarter aussi l’hypothese d’une influence directe du latin, au temps de l’Empire romain et jusqu’au VI-е siècle, sur la langue slave primitive, car, au cours de cette époque, l’influence du latin sur le slave primitif a certainement été ou nulle ou très faible [4]. Tout ce que l’on peut admettre c’est une influence romane après le VI-е siècle, c’est-à-dire après la prise de contact des Slaves avec la population romane du Danube, des Carpathes, des Alpes et de la péninsule balkanique, et après leur établissement dans ces régions. La population de langue latine de ces territoires ne s’était pas encore suffisamment différenciée au point de vue linguistique pour que l’on puisse parler de Réthoromains, de Dalmates et de Roumains, et elle n’était

 

 

3. Scriban, Dicţionaru limbii romîneşti, s.v., cite également un vieux slave lunatikŭ, que nous ne trouvons ce pendent pas chez Miklosich, Lexikon paleoslovenico-graeco-latinum, Pour le russe, et. Dal', Толковый словарь, III-е, édit., II, 1905, p. 707.

 

4. Au sujet du terme slave Trojanŭ, d’origine latine, considéré par Niederle comme ayant été emprunté au II-c siècle par les Slaves aux Romains, v. plus loin.

 

47

 

 

encore en majeure partie qu’une population de citadins. On sait qu’elle a exercé une forte influence sur les Slaves, influence qui s’est manifestée également au point de vue linguistique. Cette influence s’est certainement exercée sur toute l’étendue du territoire mentionné, mais, comme l’a prouvé P. Skok («Archiv za arbanasku starinu, jezik i archeologiju», I, p. 12 et 25), la terminologie chrétienne slave d’origine latine provient surtout d’Aquilée. Ce fait est explicable: ce n’est que dans cette région qu’un contact direct eut lieu entre les Slaves et une Eglise bien organisée, dont ils pouvaient recevoir une terminologie religieuse. Dans le Norique et dans les parties septentrionales de la péninsule balkanique, la migration slave elle-même a eu comme suite une désorganisation de l’Eglise et là, l’influence latine sur les Slaves, au point de vue religieux, ne pouvait provenir que du peuple. L’influence dont nous parlons, en tant qu’étrangère au christianisme, a pu s’exercer sur tout le territoire où les Slaves sont venus en contact avec les Romains.

 

Les termes dont nous parlons ici sont liés avec les croyances religieuses d’origine payenne de cette românite, et peut-être même avec certaines pratiques de magie ou de médecine populaire. L’un de ces termes — lunátik «somnambule» — nous le montre clairement. Selon une croyance populaire très ancienne, les somnambules sont soumis à l’influence de la lune. Cela s’explique évidemment par le fait que pendant leur marche inconsciente et surtout après être montés sur une maison ou sur un arbre, les somnambules se dirigent vers la lune (voir à titre d’exemple Le Troubadour de l’écrivain roumain B. Ştefănescu-Delavrancea). La lune était d’ailleurs considérée alors comme une divinité, et, comme telle, identifiée avec Diane. Cette identification, qui se retrouve même dans certaines inscriptions latines, a été mise en évidence, même par un esprit aussi fantastique que N. Densuşianu, dans son livre Dacia preistorică, p. 111. Ainsi s’explique pourquoi un autre terme signifiant lui aussi «somnambule», dianaticus, et d’où provient le mot roumain zănatic («fou», mentalement débile») est dérivé lui aussi, comme on l’a dit depuis longtemps, du mot Diana. Nous croyons qu’il serait plus plausible de faire dériver le mot latin populaire dianaticus, du mot latin Diana, plutôt que de faire dériver le mot roumain zănatic de zînă «fée», comme le font certains dictionnaires. Car, même si le mot roumain zînă vient du mot Diana —, et c’est l’hypothèse la plus plausible, — il est évident que le terme en question a été créé d’après le modèle déjà existant lunalunaticus et que cette analogie pouvait se produire plus facilement lorsque Diane était identifiée à la lune — tandis que les zîne ne le sont pas. Ainsi donc le terme lunátik a pénétré chez les Slaves grâce à cet ensemble de faits et il en est certainement de même pour le terme lunà «lune». Une pareille influence exercée sur les Slaves par les populations romanes du Moyen et du Bas-Danube, ainsi que par celles de la péninsule des Balkans, ne doit pas nous sembler insolite. V. Pîrvan (Contribuţii epigrafice la istoria creştinismului daco-roman, Bucarest, 1911, p. 122 [5], et Getica, pp. 163, 640, 739, 744 et 803) a déjà prouvé que Diane avait acquis un grand rôle dans la religion des peuples romanisés du Bas-Danube, où elle s’est probablement superposée à un culte plus ancien, selon Pîrvan celui

 

 

5. A la page 123 de cette étude, Pîrvan oublie que dianaticus voulait dire «somnambule» et il croit que le sens «d’homme sans intelligence, hors de lui-même» s'explique par le sens que lui attribuaient les communautés chrétiennes, pour lesquels les adorateurs de Diane étaient des fous.

 

48

 

 

de la Grande Déesse (la Terre-Mère). Elle subsiste d’ailleurs encore dans les croyances du peuple roumain, plus exactement dans les chants populaires roumains, sous les noms Sora soarelui (la sœur du soleil), Iana ou Ileana (Hélène) (Co)sînzana, ainsi que l’ont montré N. Densuşianu (op. cit., pp. 111 et 113—119), G. Coşbuc (Noua revistă romînă, I, pp. 160—164, dans un article intitulé Elementele literaturii poporane), et V. Pîrvan (Contribuia epigrafice, р. 123), et il est certain que dans les noms de Iana et de Sînzana il y a quelque chose de l’antique Diana. Une divinité si populaire dans la région du Bas-Danube, une divinité qui provoquait, selon les croyances d’alors, des manifestations aussi étranges, comme par exemple le somnambulisme, ne pouvait pas demeurer inconnue des Slaves, et ce n’est qu’ainsi que l’on peut expliquer la pénétration des termes lunà et lunátik, dans les dialectes slaves.

 

En réalité, dans le cas du mot luna il ne s’agit pas absolument d’une pénétration de ce terme latin chez les Slaves. Ainsi que nous l’avons déjà vu, en discutant les opinions de Berneker, le mot luna existait dans les langues slaves, qui l’avaient hérité du slave primitif, mais il avait un autre sens, en quelque sort apparenté: celui de «lumière», de «reflet lumineux». Il est évident que le mot slave ancien a acquis une nouvelle signification sous l’influence du mot roman déjà mentionné. Cela explique d’ailleurs pourquoi le mot slave d’origine latine a le même accent que le mot slave ancien (mais il est vrai que sur une grande étendue du territoire serbo-croate le mot slave avait et a encore l’accent sur la même syllabe qu’en latin). Nous sommes ici en présence d’un cas particulièrement intéressant d’origine multiple d’un même mot, c’est-à-dire, dans notre cas, d’une origine à la fois slave et latine, du même genre que les exemples discutés par A. Graur (Etimologie multiplă, dans «Studii şi cercetări lingvistice», I, p. 22—23, et, plus récemment, dans Studii de lingvistică generală, Bucarest 1955, pp. 26—35). Dans certaines langues slaves, le sens nouveau, d’origine latine, a pris une si grande place dans la conscience des sujets parlants, qu’il a fait disparaître l’ancien sens. Dans d’autres langues, il n’a pas pu le remplacer, tandis que dans d’autres encore il est resté dans la pénombre et a fini par disparaître. Mais le mot lunátik est d’origine exclusivement latine. Il n’existait pas auparavant dans les langues slaves.

 

Dans le domaine des croyances payennes, une autre influence de la population romane de la péninsule balkanique sur la population slave, est mise en évidence parle terme slave Rusalii (pluriel), qui est le nom d’une fête dédiée aux morts et qui est déjà mentionné par la Chronique de Kiev (1068) (lat. rosalia). Mais cette fête porte aussi un nom d’origine grecque, radunica (gr. ροδωνία), que l’on trouve dans la quatrième Chronique de Novgorod (1372) (cf. Niederle, Manuel de l'antiquité slave, II, p. 55), ce qui prouve qu’elle a son origine dans la partie orientale de la péninsule balkanique, où prédominaient les Grecs. Les Slaves avaient certainement eux aussi une fête semblable. Mais, comme le dit Niederle (op.cit., II, pp. 166—167), l’influence gréco-romaine est incontestable. D’ailleurs ce sont les Slaves qui ont conféré à ce mot un sens, nouveau, celui de «fée», sens qui a pénétré ensuite aussi dans la langue roumaine, lorsque le nom de cette fête est passé lui-même des Slaves chez les Roumains [6].

 

 

6. Cf. L. Şăineanu, Studii folklorice, p. 139, qui n’admet pas que cette fête nous soit venue par les Slaves, probablement parce qu’il la considérait comme existante déjà chez les Roumains.

 

49

 

 

Comme l’a montré A. N. Veselovskij (Razyskanija, XIV, pp. 270—280, dans le «Sbornik otdelenija russkogo jazyka i slovesnosti», XLVX, 1890; chez Niederle, II, pp. 132—133), l’évolution sémantique est partie du fait que, pendant les fêtes en question, des personnages féminins exécutaient des danses rituelles de tradition bacchique. Ces personnages féminins reçurent probablement le nom de rusalky, qui s’est ensuite étendu aux fées, aux âmes des enfants morts et des femmes moites dans leurs jeunesse.

 

Comme on l’a reconnu si souvent jusqu’ici, le terme slave kolęda, koleda, koljada, qui n’est que le nom de la principale fête d’hiver des Romains, Calendae, ainsi que le terme slave Trojanŭ, nom d’un dieu, prouvent une influence du monde payen romain sur les Slaves. L. Niederle (Manuel de l’antiquité slave, II, p. 146; cf. aussi Živ. star. Slovanů, II, p. 125) croyait que le nom du dieu slave Trojanŭ (il apparaît chez les Busses au XII-е siècle, dans Le dit de l'armée d’Igor) avait pénétré chez le Slaves immédiatement après la conquête de la Dacie par Trajan, lorsque la renommée du vainqueur est parvenue dans la patrie primitive des Slaves, où l’empereur romain a été déifié. Cela paraît également plausible du fait que les empereurs romains étaient divinisés (quoique cette divinisation n’était possible que dans le cadre de l’Etat romain). Un emprunt plus tardif semble difficile à admettre car la prononciation dt ce mot dans le latin populaire aurait du être Trazanu, Traanu (cf. Philippide, Originea Romînilor, I, p. 726, et II, p. 205—206, notes).

 

Pourtant, d’autres faits nous déterminent à admettre que nous sommes en présence d’un emprunt plus tardif, remontant au VI-е siècle environ. Tout d’abord, ce terme ne peut pas être séparé du mot roumain troian «vallum», «fossé avec repli» (de terrain) ‘ (d’où aussi troian de zăpadă [7] «amas de neige», qui est d’origine slave. Mais ce dernier sens n’a pu être connu par les Slaves qu’au moment de leur arrivée aux frontières de l’Empire, donc au VI-e siècle. On est certainement parti de l’idée que le vallum roman avait été fait par Trajan, le conquérant de la Dacie, auquel on attribuait d’ailleurs, à cette époque, toutes les constructions de quelque importance de la péninsule des Balkans (cf. Jireček, Geschichte der Serben, I, p. 57—58, et Bogrea, «Dacoromania», III, pp. 420—421), de même que les Moldaves attribuent au règne d’Etienne le Grand, tous les tumulus que l’on trouve sur les collines. En second lieu, chez les Slaves, seul un personnage romain auquel la population romane de la péninsule balkanique avait conféré les attributs divins pouvait devenir dieu, et c’était justement le cas de Trajan parmi les populations romanes de la péninsule balkanique (cf. ouvr. cité). Il nous est difficile de concevoir que Trajan ait pu devenir un personnage mythique en dehors des frontières de l’Empire romain, chez des peuples du voisinage immédiat de l’Empire, comme les Daces libres et les Slaves. Les Slaves n’ont pu connaître un tel personnage mythique que lorsqu’ils eussent noué des relations étroites avec la population romane du Moyen et du Bas-Danube, par conséquent au VI-е siècle. C’est alors que les vallums romains eux-mêmes furent attribués á Trajan. Plus tard le mot ne fut plus utilisé pour désigner

 

 

7. Dans certaines régions, également «chemin», «rue» (cf. Philippide, Orig., I, p. 725 —726, et Bogrea, «Dacoromania», Ш, p. 421—422), d'où peut même provenir le sens de fossé avec vallum».

 

50

 

 

l’auteur, supposé des vallums romains et il ne désigne plus que les vallums. L’aspect phonétique de ce mot ne soulève dans ce cas aucune difficulté, car il se peut qu’il n’ait pas été emprunté au latin populaire, mais aux Grecs du rivage de la mer Noire et de la péninsule des Balkans. Nous pouvons d’ailleurs supposer que la population de langue latine de la péninsule balkanique n’a pas donné au mot Traianus la forme supposée par l’évolution phonétique, car la grande renommée dont Trajan jouissait parmi les foules a rendu possible dans ce cas une influence de la langue littéraire sur la prononciation du mot.

 

Plus tard, le dieu slave fut transmis par les Slaves au peuple roumain, dans les souhaits du jour de l’an, car «bădica Traian» (l’oncle Trajan), personnage du Pluguşor, n’est sûrement pas une innovation du poète roumain B. Alecsandri, le premier qui a recueilli le Pluguşor et qui n’a fait que relatiniser phonétiquement ce mot.

 

Les mots polonais strzyga et strygoń «vampire», «revenant», que l’on trouve également chez les Slovaques et chez les Slovinces du nord de la Pologne, constituent probablement aussi un emprunt fait à la même époque aux peuples romans (cf. Brückner, op. cit., p. 523, qui explique cet emprunt par le latin striga). Mais, dans ce cas, on doit admettre une influence plus tardive des pâtres roumains qui ont parcouru ces contrées ou s’y sont établis, comme le prouvent plus clairement le mot strzygoń et toute la terminologie pastorale d’origine roumaine des langues slaves septentrionales.

 

Dans le domaine des croyances populaires, ainsi que dans celui des fêtes et des pratiques de magie, l’influence de la population romane de la péninsule balkanique sur les Slaves est certainement plus importante à cette époque très ancienne qu’elle n’apparaît dans ces quelques lignes et elle mériterait d'être étudiée tout spécialement. Quoiqu’il en soit, ces exemples de transmission de certains faits ethnographiques et linguistiques gréco-romans, immédiatement après l’établissement des Slaves dans la péninsule balkanique — jusque sur les territoires de langue russe, — expliquent parfaitement la transmission du mot lunátik parmi les Slaves orientaux et rendent plausible aussi l'idée que, sous l’influence romane, le mot slave lunà lui-même a acquis un sens nouveau. Ce qui semblait impossible ou devait être considéré comme une influence littéraire tardive, lorsque nous considérons le fait isolément, apparaît comme une chose très naturelle, si nous avons en vue dans son ensemble le processus de l’influence gréco-romane sur les langues slaves, immédiatement après le contact des Slaves avec ce monde méridional.

 

[Previous] [Next]

[Back to Index]